XXX

Il parle. Il parlera six jours ou plutôt six nuits. Chaque matin, la sonnerie du réveil met debout un agent d’assurances qui n’est pas dangereux, que je peux laisser partir, sa sacoche sous le bras : celui-là n’a jamais fait de mal, n’a rien à dire, se comporte avec un naturel étonnant — qui justement n’est pas naturel. Mais l’ombre me ramène un autre homme, coiffé de drap noir et d’idées noires, dont chaque pas est suspect et qu’il ne faut pas lâcher d’une semelle. Pourtant, chaque soir, cet homme du soir s’abandonne un peu plus. Sur les routes, sur la petite allée de ciment, un peu partout, pourvu qu’il fasse sombre et qu’il soit seul avec moi. Une à une, il coupe ses ficelles. Peu à peu, il se raconte, il parvient à une sincérité de phonographe qui n’omet rien de ce qu’il a enregistré, mais qui ne peut rien y ajouter, qui ne comprend pas son mécanisme, qui n’en soupçonne même pas l’existence. Écoute-moi, Céline… J’écoute, toujours prudente et n’en demandant pas trop. S’il pouvait s’expliquer, il n’aurait pas lieu de le faire : qui s’explique se gouverne. À moi de trier dans ce qui lui échappe, d’élucider le problème. Ce n’est pas le rôle d’un possédé de nommer son démon.

*

Six jours, en commençant par ce vendredi. C’est moi-même qui l’ai poussé dehors, après souper, dans un noroît lourd de bruine.

— Sortons. Les gens s’étonneraient de ne plus te voir.

Et nous voici une fois de plus en tournée, patrouillant de concert dans une nuit liquide. Le bon vigile, en long et en large, traverse son pays à la recherche de lui-même. À la recherche de lui-même, en vérité : il ne fait que ça, il y met de la bonne volonté ; c’est le technicien qui, aujourd’hui, monologue, exposant ses procédés avec une candeur qui me fait serrer les dents.

— Règle absolue : il faut allumer bas, dit-il. Allumer bas comme on tire bas. La flamme, bien plus encore que la balle, a tendance à monter.

Un temps de réflexion. Puis ce corollaire :

— Même remarque pour éteindre : le feu s’attaque à la racine.

Même complaisance, surtout, dans la voix. Deux passions ennemies, non ! Deux passions complices l’une de l’autre. Mais le cours continue, tandis que la bruine se transforme en pluie :

— Dans certains cas, chez Binet par exemple, pour disposer d’un alibi, j’ai utilisé un petit système à retardement. Tout ce qu’il y a de simple. Tu prends une éponge plate, genre Spontex, tu l’imbibes de pétrole, tu fiches dedans une bougie et tu poses le tout sur le foin. Tu allumes ta bougie et tu t’en vas. Deux heures plus tard, quand elle a presque fini de brûler, l’éponge, le foin, la baraque s’enflamment. Toi, tu es loin…

Il pleut vraiment trop fort pour insister. Battons en retraite, poursuivie par cette voix qui m’accable encore de détails irritants. Mieux vaut attendre et me glisser dans ce lit où ma mère, déçue, m’accueille en grondant :

— Alors, ça recommence avec ton père ?

*

Samedi. Va-et-vient, sur l’allée de ciment, de neuf à onze. Ça marchait très bien, il vient de faire une véritable déposition, à peu près claire et ne comportant qu’un seul trou : l’incendie Daruelle, dont il n’a pas soufflé mot. Sa voix prenait de la qualité, s’infléchissant dans le grave. Mais voilà que le portillon tinte : ma mère s’éclipse encore un fois. Papa s’arrête et gronde :

— Je suis un mari ridicule.

Minute de méditation. Puis il ajoute sèchement :

— Mais je suis le mari.

Plus rien à en tirer : il s’engouffre dans le silence, rentre et se couche. Attention, Céline ! Il faut t’asseoir dans ton lit, les épaules sur le bois pour ne pas t’endormir. Il faut tendre l’oreille. Une heure, deux heures… Cette petite lutte contre tes paupières ne deviendra donc jamais facile, jamais familière ! Quel est ce bruit ? C’est la suie qui se décolle dans la cheminée du fond et tombe en égratignant le conduit de fumée. Non, ton père a ramoné tout récemment. Saute sur tes pieds… Et je glisse vers la « chambre d’ami », je tourne doucement la poignée. Tu vois, Céline, comme tu as bien fait ! Il est en train d’enfiler son pantalon, il bafouille :

— J’ai mal… mal à la tête.

Possible après tout. La pression de mes yeux et deux comprimés de gardénal l’immobiliseront dans ses draps. Quant à cette grosse boîte d’allumettes de cuisine, même si c’est une précaution ridicule, glissons-la sous mon traversin.

*

Dimanche. Arguant d’un mal de gorge, je laisse ma mère aller seule à la messe. Julienne part en même temps qu’elle et l’aborde… Tant pis ! Leur réconciliation ne m’enchante pas, mais je reste à mon poste : la nervosité de mon père m’inquiète. Nous resterons seuls jusqu’à midi. Il piétine, ne sait que faire de ses mains qui touchent à tout ni de ses yeux qui n’osent se poser sur rien. Le jour l’empêche de parler. Néanmoins, comme je remets du bois dans la cuisinière, il s’immobilise devant la flamme.

— Tu vois, Céline, s’écrie-t-il soudain, quand le feu monte, il se tord comme ce qui est là.

Son poing lui défonce la poitrine.

— Et, quand je l’éteins, c’est comme si j’éteignais ce qui est là.

Autre coup de poing dans le sternum. Puis une sorte de rugissement :

— Et ce qui est là, ce qui est là, c’est ta garce de mère !

Il ne parlera plus de la journée, mais, en trois phrases, il en a dit plus que la veille.

*

Lundi. Avant de mettre le pied sur la descente de lit, Maman se retourne pour me souffler dans le nez :

— Enfin, Céline, que se passe-t-il ? Tu m’avais laissé espérer…

Rien, je ne lui ai rien laisse espérer. Son programme n’est pas le mien. Mais je ne peux combattre sur deux fronts. Mieux vaut mentir :

— Laisse-moi donc faire…

Le ton — mystérieux — lui suffit, lui laisse croire à je ne sais quelle manœuvre et, gratifiée de trois baisers sur la tempe, je peux me renfoncer dans les draps pour savourer cette heure de grâce, ce rab de nuit où s’éteint enfin la veilleuse qui brûle dans ma tête. Une fois levée, plus de moue, plus de soupir, plus d’observation pour m’empêcher de rejoindre Papa. On ne me demande pas d’aider au ménage. Au contraire, on me pousse vers le bureau en murmurant : « Va, va ! » d’une voix complice.

Dure journée, d’ailleurs. Le temps, qui se fixe à la pluie, interdit toute sortie, et les comptes de fin d’année font défiler devant mes yeux de longues colonnes de chiffres, d’interminables additions que mon père cède volontiers à son « aide-comptable ». Mais je serai récompensé : à quatre heures, le jour meurt, et Papa repousse ses livres. Écoute-moi, Céline… Je suis assise, par terre, à ses pieds. Soudain, il ajoute à la formule rituelle : « Prenons les choses par le commencement. » Et d’un seul jet, deux heures durant, il me refait le récit de l’avant-veille. Le même, plus étoffé, enrichi d’une foule de détails où prend place l’épisode oublié ( ?) de l’incendie Daruelle. Pas un mot, toutefois, sur la mort de la vieille Amélie. Et toujours pas de commentaires, pas de réflexions sur les causes ou les conséquences. Mais sa voix, son regard, son visage deviennent sombres. Après la fuite de Besson, le récit s’arrête net. Le temps de compter jusqu’à cent, au moins, et il se violente pour articuler, en deux temps :

— Voilà. Logiquement…

Touchons-nous au port ? Allons-nous connaître cette terrible logique de Néron de village, d’autant plus implacable qu’elle est fausse ? Non. Il achève cette phrase qui semble proférée par un autre que lui :

— Logiquement, nous devrions avoir à déplorer d’autres victimes.

— Qui ?

Coup d’œil égaré. Ou irrité. Il se redresse, hausse imprudemment le ton.

— Est-ce que je sais ? Ça m’est égal. Celui qui m’a flambé le cuir, je ne l’ai pas choisi. L’amant de ma femme, je ne l’ai pas choisi. Mes clients, je les rencontre. Ceux-là aussi… D’ailleurs, tranquillise-toi, il n’y aura pas de prochaine fois.

Il se soulève et répète âprement :

— Non, pas de prochaine fois.

Puis il retombe, accablé. L’obscur travail qui se fait en lui n’est pas terminé, mais l’a déjà bien rongé : tout son visage se fendille, ce qui reste de ses sourcils devient blanc. Et voilà que ses prunelles donnent l’impression de tourner sur elles-mêmes ; son dentier se met à grelotter, sa bouche s’ouvre, se distend, reste béante. On dirait qu’il vient de faire une horrible découverte.

— Céline, Céline, tu devrais tout droit aller me dénoncer : je suis un danger public ! Un danger public !

Enfin ! Il s’en rend compte enfin ! Mais il s’indigne trop fort et ma mère est trop près : qu’elle entende et nous serions frais ! À deux mains, je bâillonne cette bouche qui me baise aussitôt la paume. D’ailleurs Papa se reprend très vite, me jette un regard de reproche comme si j’étais responsable de cette indécente faiblesse, se remet à ses comptes, très froid. Mais son dentier continue à grelotter.

*

Mardi. Depuis le matin, il traîne une chape de plomb, il a le pas lent, l’air funèbre qui convient aux porteurs de cordon. Encore un jour fait de la même matière triste. Encore la pluie lavant de gris le bleu sombre des ardoises luisantes. Encore les mêmes chiffres, la même nuit, le même récit. Toujours économe — ou à court — d’imagination et de mots, il réemploie des passages entiers des précédents : à croire qu’il les a appris par cœur. Tout se passe comme s’il lui avait fallu s’approcher par étapes de ses propres souvenirs et vaincre une végétation sournoise où ils étaient mieux enfouis que des ruines dans la jungle ! Cette version, où figure la mort de la vieille Amélie et qui, d’après la pendule, a duré quatre-vingts minutes, est sans doute complète. Sans doute aussi la dernière.

— Tout cela est abominable. Je ne t’en reparlerai plus. Je sais ce qu’il me reste à faire.

Sa tête tombe entre ses mains. Je sais ce qu’il me reste à faire… Moi aussi. Nouvelle nuit blanche en perspective. Mais, ce soir, ce ne sont pas les allumettes, ce sera le gardénal que je cacherai.

*

Mercredi. Plus rien. Il a parlé, il ne parlera plus. Ce qui reste dans l’ombre y restera définitivement. Mon père n’est plus qu’un figurant, une doublure de lui-même. Qu’il ait pris une décision, cela ne fait plus de doute. Tout à l’heure ma mère, extasiée, a pu l’entendre comme moi. Il avait laissé ouverte la porte du bureau, il téléphonait à un inconnu, d’une voix glacée :

— Céder, non… Enfin c’est à voir. Pour l’instant, je voudrais seulement faire estimer mon portefeuille.

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