Il n’y avait pas un quart d’heure que M. Heaume et le docteur étaient partis, j’étais en train de remettre un troisième couvert, quand le portillon battit violemment. Dagoutte fit irruption chez nous :
— Hippo ! C’est Hippo qui a fait le coup des feux de Bengale.
Papa, qui relisait très attentivement Le Segréen, Ouest-France et Le Petit Courrier des jours derniers, laissa tomber ses journaux. Le menuisier continuait à crier :
— Lamorne voulait absolument que ce soit un gosse… Il m’a fait interner le mien, par prudence ! C’était Hippo ! Les gendarmes viennent de se présenter chez les Gaudian. Hippolyte était dans la cour avec le petit Bézanet et un autre de sa bande. Quand ils ont vu les képis, ils n’ont fait qu’un bond, hop ! par-dessus la clôture, ils ont traversé la route et ils ont piqué tout droit sur le parc de la Haye et la sapinière. Sur la sapinière, t’entends ! On est en train de battre le bois pour les repincer. Il y a un monde là-haut ! Tout le village monte à Chantagasse.
Il se tut une seconde et ajouta, un ton plus bas :
— Avec ça qu’il a fallu empêcher Binet de sauter sur Gaudian !
— Joli ! fit Papa.
Il s’était mis debout et se frottait le cou contre son col, d’un air consterné. Ma mère, qui sortait du four une fricassée de poulet, fit un crochet pour l’éviter, posa le plat sur la table et d’autorité mit le pilon — que je préférais — dans mon assiette. Puis elle s’assit.
— Vous savez, dit-elle, nous autres, femmes, ça ne nous intéresse pas beaucoup, ces histoires. Allons, Céline, à table !… À table, voyons !
Tant pis pour le pilon ! Papa a mis ses pinces au bas de son pantalon et moud ses huit cents mètres, muet, le torse raide, le chapeau haut perché sur le passe-montagne, tandis que je pique des sprints, freine, attend sur un pied, repars, pédalant vif et rabattant ma jupe à chaque garçon qui passe. Dagoutte nous a quittés pour rentrer chez lui, mais, au fur et à mesure que nous approchons, une véritable escorte se forme autour de nous : Troche, Besson cadet, le fils Dussolin, la fille Gourioux, Quelinet et des tas d’enfants, dont une gamine qui n’a pas fini de déjeuner et qui a encore sa serviette autour du cou. À partir de chez Sigismond, impossible de rouler : la rue est barrée par la foule, qui attend on ne sait trop quoi en battant de la semelle le long des caniveaux gelés. Nous poussons plus avant. Un gendarme interdit l’accès de la ferme Gaudian, dont la grande porte charretière est fermée. M. Heaume, flanqué du vétérinaire, de Ralingue et de Garé, stationne devant celle des Binet. Papa fonce et lance, sans préambule :
— De qui se moque-t-on ? Hippo est une petit voyou, mais de là à en faire un boutefeu !
— C’est mon avis aussi, dit le vétérinaire.
— Hé ! fait la fille Gourioux (qui vaut sa mère). Un jour, il a bien trouvé moyen de jeter un demi-seau de poussière dans le pétrin.
— Les choses s’emmanchent trop bien pour être vraies, dit Caré.
M. Heaume m’attrape par une mèche et m’attire jusqu’à lui.
— Beau charivari, jeune fille ! Quelle aubaine pour un dimanche !
Ces quelques phrases donnent à peu près le ton général : celui de la curiosité ironique. Où Simplet, innocent, aurait réussi, Hippo ne fait pas recette. Il est trop tard. On a trop ri, ces jours-ci, et la peur est usée. D’ailleurs Hippo, « cette petite carne » (comme l’appelle chacun : mais quand on met petit devant une injure, ce n’est jamais grave), Hippo a pour lui son admirable museau et cette garcerie même qui sent sa graine de chouan et fait soupirer la rude compassion des commères. L’une d’elles glapit, derrière moi :
— J’te lui en ficherai des rillots, maintenant, quand on percera le goret !
Presque aussitôt, un petit galop de galoches fait tourner toutes les têtes. Un gamin dégringole le raccourci de la Haye.
— On les a ! clame-t-il, comme s’il jouait à la petite guerre, camp bicorne. Z’étaient réfugiés dans la cabane du roncier.
Grand bruit de ferraille à côté de moi : Papa vient de lâcher son vélo. Il tortille son cou dans tous les sens et gronde une série de gros mots que je n’ai jamais entendus dans sa bouche.
Nous attendrons encore un quart d’heure avant de les voir arriver. Que M. Heaume devise ! Et que mon Tête-de-Drap de père sente sa fille contre lui ! Le vélo est resté par terre, et une roue tourne tout doucement, légèrement voilée. Mais ce qui tourne et retourne sous le crâne noir de Papa m’inquiète davantage. M’inquiète et m’attendrit. Bon bourru ! Les abeilles et les enfants, on sait que tu aimes leurs aiguillons. On est toujours heureuse de s’apercevoir que tu es comme le sureau, tout dur, tout cassant, mais plein de moelle blanche. Hippo… Eh bien ! quoi ! Pourquoi te frotter le cou ? Si on se trompe, ce n’est pas toi qui, cette fois, en es responsable.
— Toussaint ! crie Quelinet, indigné.
Les voilà. Rien de tragique, vraiment. Le gendarme est bon enfant ! Un peu nombreux, en vérité, pour ramener, encadrés de huit bottes, trois criminels qui ont la taille des grêleurs de prunes. Un peu honteux, dirait-on, de déployer tant de force et n’osant laisser tomber la poigne sur d’aussi minces épaules : le gibier marche libre. Toussaint Quelinet, le plus jeune — le fils d’un vigile et qui n’a pas dix ans ! — pleure à petits bouillons. Bézanet n’en mène pas très large, lui non plus, mais Hippo semble très faraud d’être la cause d’un tel remue-ménage et redresse ses quatorze ans qu’allonge une salopette retroussée aux chevilles. Sa chemise ouverte, malgré la température, découvre un cou rose, ceint de cette petite ficelle dont il fait l’emblème de « sa bande » (faute de pouvoir se tatouer une ligne bleue et l’inscription « à découper selon le pointillé », comme son oncle, l’ancien matelot). Il cligne de l’œil à tous les copains, éperdus d’admiration, mais aussi animés d’une sainte frousse. Un gendarme, de l’espèce lourde, qui chemine à ses côtés, jette d’une voix agacée :
— Pour l’incendie, mon garçon, c’est les Travaux…
— Et même ça (geste parallèle à la ficelle) si la maison est habitée ! riposte Hippo, imperturbable.
Lamorne intervient aussitôt. Ses sourcils se bousculent et son subordonné s’efface devant un rogue : « Ça va, Rembloux ! » Avec la même sollicitude, il va élever la main pour faire taire le père Gaudian qui paraît à sa fenêtre et commence à crier : « Toi, mon salaud ! », puis refoulera Quelinet qui s’avance vers son fils, les yeux flamboyants et la main droite largement déployée. Un signe au gendarme de faction devant la porte charretière, et celle-ci s’ouvre rapidement pour se refermer aussi vite. M. Heaume lui-même ne sera pas admis à le suivre, mais seulement Quelinet, puis la mère Bézanet qui réclame à grands cris sa progéniture. Nous ne verrons plus rien. Des gens s’étonnent :
— Eh bien ! quoi ? on ne les emmène pas à la gendarmerie ?
Deux autos, qui traversaient le village, cornent désespérément, avancent centimètre par centimètre. La foule commence à se tasser sur les trottoirs, à refluer. Papa, qui ramasse son vélo, bougonne :
— Un type bien, ce bricard : il n’y croit pas.
La main à l’écrou central du guidon, nous repartons à pied, bientôt flanqués de Calivelle, de Ralingue, de l’adjoint, du vétérinaire. Ralingue poursuit une brillante démonstration, pérore en maniant l’air à pleines mains.
— Il n’y a qu’un incendie qui m’embête. Chez Petitpas, chez Daruelle, le feu n’a pas semblé suspect sur le moment. Court-circuit probable chez l’un comme chez l’autre. Trois mois plus tard, la grange à Binet brûle : « C’est trop ! » disent les gens. Mais cette affaire-là ferait plutôt crier à la série noire si L’Argilière n’avait pas flambé le même soir. Car, enfin, c’est prouvé, Binet avait reculé son tracteur, dont le pot était encore brûlant, trop près de son fourrage. Reste L’Argilière… Là, il faut un incendiaire. Mais là seulement…
— Optimiste, monsieur Ralingue ! dit Calivelle.
— Ce n’est pas impossible, dit le vétérinaire. Un ou plusieurs incendies normaux ont pu exciter un malade qui en a allumé d’autres. Les gosses sont achevé l’embrouillamini en jouant au feu.
— Et, moi, je vous dis qu’il y a un salaud qui rigole bien en ce moment.
Papa vient d’éclater. Son indignation le violente si fort qu’il remonte sur son vélo, pour s’échapper du groupe. Il gronde :
— Un salaud ! Viens, Céline. Un salaud qui laisse accuser des mômes.
Et il broie les pédales à coups de talons.