Dimanche matin. Encore une fois, je dus remettre un bol et surveiller ma mère pour qu’elle ne l’enlevât pas dès que j’aurais le dos tourné. Encore une fois, je fus obligée de servir Papa et de subir deux conversations, superposées comme l’huile et le vinaigre et où je jouais, moi, le rôle de la cuiller qui n’arrive pas à les battre ensemble. Exaspérée, je suivis mon père qui filait au jardin et dis assez haut pour que ma mère entende :
— Si ça continue, je sens que je vais devenir sourde et muette.
Zut, à la fin ! Elle me forçait à prendre parti. Comment faire autrement, je vous le demande ? Qu’elle continuât à s’échapper le soir pour rejoindre Claude ou le reçût en notre absence, passe encore ! Mais pouvais-je accepter que dans la maison mon père eût cessé d’exister ? Mme Colu se comportait en veuve, elle ne faisait plus cuire que deux œufs, n’achetait plus que deux escalopes, ne mettait plus que deux couverts. Pas un mot à mon père. Pas un ! Pas même un méprisant : « Colu ! » Pas une réponse. Forcée de le trouver sur son passage en vaquant à ses occupations, elle tournait autour de lui comme on tourne autour d’une table. À moi, elle parlait gaiement, librement, comme si mon père n’était pas là. Devant lui, elle m’avait même dit une fois :
— Depuis que nous sommes seules, tu vois comme nous sommes bien !
En vain lui avais-je répondu : « Je t’en prie, c’est inutile, je n’entrerai pas dans ton jeu. » Elle s’y tenait, elle le poussait jusqu’à ses extrêmes limites. Il fallait que je surveille le téléphone pour l’empêcher de répondre aux clients :
— Non, monsieur, ce n’est pas ici, il y erreur.
Et, tous les jours, il fallait faire le lit de Papa dans cette chambre que ma mère avait rebaptisée « la chambre d’ami » et qu’elle me proposait constamment de transformer en chambre de jeune fille. Tous les jours, il fallait remettre un couvert, céder mon œuf ou la moitié de ma viande à mon père, cirer ses chaussures… Alors elle disait d’un air étonné : « Mais qu’est-ce que tu fais ? » J’en devenais folle ! Je regrettais les scènes de naguère qui duraient ce qu’elles duraient, mais comportaient au moins des repos, des rémissions. L’attitude de Papa, d’ailleurs, n’arrangeait pas les choses. Lui, il entrait dans le jeu, mais à rebours. Au lieu de faire une bonne fois acte d’autorité, d’user au besoin d’une saine violence, il poussait jusqu’au bout son attitude favorite : tout va bien, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il parlait constamment à ma mère, jetant le harpon sur les phrases qu’elle me destinait et auxquelles il affectait de répondre. Et cela donnait, par exemple :
— Bigre ! Comme tu disais tout à l’heure, il m’a l’air de faire frisquet. Je vais mettre ma canadienne.
Il l’avait mise, sa canadienne, pour aller voir ses abeilles. Non qu’il fit tellement froid : l’alcool rouge du thermomètre accroché le long d’une ruche hésitait entre moins quatre et moins cinq. Mais il nous arrivait du haut ouest, de Bretagne pour mieux dire, un de ces méchants petits vents qui, à force de fouiner dans les landes d’ajoncs, en rassemblent l’épine pour vous carder le visage. D’immenses vols de canards, destinés aux marais de l’Authion, passaient à faible hauteur, cherchant la première jonchaie, l’inondé, le relais d’eau pour s’ébrouer une heure. Papa contrôlait toutes ses ruches, une par une, avec une pieuse minutie. En soulevant le chapeau de la quatrième, il murmura :
— Tu te rappelles, Céline, la barbe d’abeilles ?
J’étais en train d’y penser. Trois fois, il me l’avait offerte, en l’absence de ma mère. Trois fois, il avait réussi, pour moi, pour moi seule, ravie et terrifiée, cette démonstration d’un étrange pouvoir. Trois fois, l’essaim entier l’avait honoré de ce grouillement roux, mortel pour tout autre, mais qui chantait sur ses joues, sur son passe-montagne, sur son cou, frôlés par deux mille aiguillons. Une quatrième fois, il avait essayé — le jour de mes quinze ans. — mais ma mère n’était pas loin, il n’était pas totalement détendu, confiant, abandonné, il s’était fait cruellement piquer et n’avait jamais recommencé.
— Je ne pourrais plus. Il ne faut pas être ennuyé, comme nous le sommes.
Ennuyé, oui ! C’est un mot qui a gardé chez nous son vieux sens, violent, haineux (achalé suffit pour le reste). Papa continuait son inspection, tandis que je tripotais, nerveuse, la fermeture éclair de mon blouson. De l’autre côté des échalas, Besson cadet, frère du garde, retournait méthodiquement un carré avec de beaux efforts de reins et de luisants retours de pelle. Il s’arrêta un instant pour passer la raclette sur son outil souillé.
— Combien de livres, cette année ? demanda-t-il.
— Rien, dit Papa, je leur ai laissé leur miel.
Besson lâcha la curette et d’un coup de talon trancha la glaise.
— À quoi ça sert, alors ? fit-il en soulevant la motte.
— Et ton chien ? Il ne garde pas, il ne chasse pas et il est plus vilain que moi. À quoi te sert-il ?… Tu l’aimes ?
— Dame ! fit Besson entre ses moustaches.
Papa remontait l’allée de ciment, enlevait sa canadienne, sortait de la remise l’échelle à coulisse qu’il releva lentement, barreau par barreau, pour l’appuyer contre la maison. Alors il tira sur la corde et fit monter le coulisseau, dont l’extrémité vint s’appuyer sur le bord du toit, près de la lucarne du grenier.
— Toutes les feuilles sont tombées maintenant, dit-il. Je vais curer les gouttières.
Travail répugnant, je le savais. Mais il faut bien que tout se fasse. Comme je ne tenais pas à recevoir sur la tête ou sur ma robe des échantillons de cette purée noirâtre qui croupit dans les chéneaux, j’allais faire les lits, en commençant par celui de mon père qui devait dormir comme un gisant, car ses draps n’étaient jamais chiffonnés et sa couverture à peine débordée. Une demi-douzaine de journaux étaient glissés sous l’oreiller. J’avais à peine eu le temps de me pencher sur cet exemplaire du Petit Courrier, numéro de l’avant-veille, qui titrait : « Du drame à la farce : on s’amuse à Saint-Leup » et dont certains passages avaient été soulignés au crayon rouge, quand un bruit sourd suivi d’un juron me fit bondir, haletante, vers le jardin. Papa était debout, indemne, l’échelle à ses pieds. Une longue éraflure sur le crépi montrait qu’elle était tombée par le travers, écrasant le seau que mon père se disposait à hisser.
— Elle m’a raté d’un cheveu, dit-il. Un peu plus, et je la recevais sur le crâne.
Là-haut, la lucarne bâillait, laissant passer un froissement de choses sèches, un glissement de pantoufles. Je respirais de l’ouate, mes côtes se resserraient comme un corset. Quant à mon père, littéralement paralysé, il n’arrivait pas à bouger, et son regard, bourré à quadruple charge, mitraillait au hasard devant lui. Enfin il débloqua ses dents pour mentir :
— C’est de ma faute : je ne lui avais pas donné assez de pied.
Je rentrai, raide comme la justice. Ma mère, qui descendait du grenier, une poignée d’oignons à la main, passa devant moi. Je la suivis, pas à pas, tiraillée entre deux soupçons. Papa était-il sublime ? Refusait-il de me dire : « On a dû pousser l’échelle, d’en haut ». Était-il infâme ? Si certaine absurdité proférée par ma mère au sujet de la lampe à souder avait une chance, une chance sur un million, mais une chance d’être vraie, n’était-il pas aussi capable d’essayer de perdre ma mère en simulant une tentative d’assassinat ? Je me rongeais les ongles, je me rongeais le cœur : Céline, il est peut-être sincère, et tout est simple ! Même si ta mère était en haut, où elle n’est pas dix secondes par semaine, l’échelle a pu tomber toute seule, à ce moment-là, sans que personne n’y soit pour rien, ni lui, ni elle. Pourquoi tout prendre au tragique ? Si peu vraisemblable que soit la chute par le travers d’une échelle disposant de deux bons mètres d’appui — car je les ai vus, ces deux mètres, — on ne peut pas en rejeter l’hypothèse. Mes côtes se resserraient toujours. Je vis mon père traverser le couloir comme un fantôme.
— Ne fais pas cette tête-là, mon petit lapin, murmura-t-il. Après tout, je n’ai rien.
Ces dents serrées, ce pas dur, ce souffle court le démentaient. Le laissant fouiller dans la caisse à outils pour y prendre le marteau, les clous, qui lui permettraient de réparer son échelle, je glissai vers ma mère qui se préparait pour la grand’messe. Dans la glace, son regard me guettait. Mais sa main — celle qui avait peut-être essayé de tuer, tout à l’heure, — sa main évoluait, légère et faisant voltiger sur un sourire ambigu une houppette de cygne rose.
— Tu t’apprêtes ? demanda-t-elle. Mets ta robe neuve et ton chapeau à fleurs.