VENDREDI Budapest, 23 h 50

Le chauffeur, qui parle couramment le hongrois, mais très mal l’anglais et pas du tout le français, m’annonce, montrant une immense construction hérissée de flèches dentelées, au bord du Danube :

— Parlement !

Il ajoute :

— Néo-gothique.

Je tente de lui marquer mon admiration par un mot bien senti, voire une onomatopée encourageante, mais comme je trouve la chose à chier, je conserve un mutisme figue-raisin qui peut lui donner à croire que je suis jaloux de cet édifice.

Par contre, superbe est le Danube dans sa traversée de la capitale. Il unit Pest et Buda au lieu de les séparer. Des bateaux illuminés donnent un air de fête à cette prestigieuse voie navigable ; l’un d’eux a été aménagé en casino. Depuis la chute du communisme, ce genre de boîte se multiplie en Hongrie, comme si les autochtones, privés longtemps de liberté, voulaient absolument se défouler, s’étourdir, oublier les tracasseries sanglantes du passé.

Le taxoche que j’ai affrété ressemble à la poubelle où l’on jette les cotons souillés dans les dispensaires de la brousse africaine. Il pue les pieds pas nets, le tabac froid, la bouffetance sûrie, les menstrues mal gérées, les pets en suspension, le caoutchouc mouillé, le paprika répandu, le cul, le con, la bite, la rose trémière, plus d’autres remugles difficiles à identifier pour l’étranger. Malgré sa vétusté, le sapin grimpe vaillamment à l’assaut de la colline où se dresse l’église Mathias, laquelle jouxte le plus bel Hilton d’Europe. L’hôtel a intégré des vestiges du XIIIe. Ce devrait être hybride mais, curieusement, le bâtiment moderne n’insulte pas le passé ; au contraire, c’est ce dernier qui lui confère une allure prestigieuse.

Avant de quitter Pantruche, je me suis muni de dollars et tu ne peux te figurer à quel point ces rectangles de papier verdâtre sont appréciés aux quatre coins de la planète. Ici, par exemple, le forint, la monnaie nationale, n’est pas mieux considéré que du papier chiotte ayant accompli sa mission. Par contre, montre-leur la gueule constipée de Washington et tu vois se former des auréoles à l’emplacement de leurs braguettes.

— Vous êtes seul ? s’étonne le préposé à la réception. Nous avons retenu la chambre contiguë au nom de M. Bérurier.

— Il a eu une crise d’appendicite dans le train et a dû descendre à Innsbruck.

On me virgule la chambre 426. Un bagagiste à frime de tzigane heureux m’y conduit. Dans l’ascenseur, je détache d’un carnet de timbres (j’en ai toujours sur moi) un morceau de frange blanche, j’écris « 426 » dessus et, à l’insu du larbin, colle le petit morcif de papzingue sur un panneau de la cabine.


Ma carrée est superbe, vaste, avec un recoin salon, un dressing et une salle de bains où Schwarzenegger pourrait pratiquer sa culture physique sans se cogner les coudes.

En deux temps trois mouvements, j’ai défait ma valoche, accroché mes harnais de rechange dans la penderie conçue pour en héberger cent fois plus, rangé mes chemises, chaussettes et calcifs dans le tiroir du haut de la commode et me suis servi un whisky-Coca, grâce au petit réfrigérateur installé dans ma piaule.

Machinalement, je branche la télé mais, me rendant compte qu’il est trop tard pour que j’apprenne le hongrois avant la fin des émissions, la referme aussitôt. D’un double mouvement expert des pieds, je largue mes mocassins et allonge mes jambes. Posture de réelle détente, idéale pour gamberger ou se faire faire une pipe.

Me reste plus que d’attendre.

Qui ? Quoi ? Je l’ignore.

Comme j’ignore à la vérité pourquoi, malgré la disparition de mémère Van Trickhül, je me suis obstiné à terminer le voyage. J’agis si souvent d’instinct… Par impulsions inanalysables… Des foucades d’être têtu qui prétend toujours dompter le sort, plier les circonstances à sa volonté.

J’ai achevé le parcours « pour voir ». Des ondes mystérieuses s’entrecroisent dans cette bizarre aventure ; faut se mettre à panard d’œuvre pour les démêler. Elles proviennent d’ailleurs de très loin ; d’une autre planète ?

Mon whisky-Coke m’ayant donné soif, j’en prends un second, mais sans coca. Me l’étant entubé, je sens qu’un sommeil de bon aloi vient me renifler les paupières. Tu vois pas que j’en écrase au moment où la petite Gwendoline se pointera ? Car je suis convaincu de sa visite.

Le ronfleur retentit, qui me fait tressaillir. Est-ce la gosseline qui se décommande ?

La voix de M’siou Blanc, calme, nette, parfaitement articulée :

— Par mesure de précaution, je t’appelle d’une cabine publique. Plusieurs choses importantes à te dire.

— Envoie !

— Berthe n’est plus à la clinique de Knock-Hout ; elle l’a quittée presque en même temps que la baronne : une voiture est venue la chercher. On ignore tout de sa destination.

Je reste calme, maître de la situation.

— Ensuite ?

— Les premières recherches concernant la Van Trickhül débarquée de l’Orient-Express en cours de route n’ont rien donné.

— C’est tout ?

— Ton homologue belge a appris de source qu’il prétend digne de foi, que tu as été démasqué dès Paris et qu’une équipe est sur ton dos.

— Equipe de quoi ? De foot ?

— Ne te marre pas, grand, je sens que c’est pas bon.

— Que me veut-on, Noirpiot ? Je devais surveiller la vieille Belgium et malgré ma vigilance on l’a secouée à un pas et demi de moi ; dès lors quel danger représenté-je ?

— Ton confrère n’a pas précisé.

— Je vais l’appeler.

— Surtout n’en fais rien ; il craint qu’il y ait des fuites dans son entourage et demande que tu cesses provisoirement tout contact avec lui.

— C’est complet ! Et toi, que comptes-tu faire, chère loque Holmes ?

— Descendre au Hilton et te surveiller.

— Merci, monseigneur. As-tu entendu parler du peintre Cédric Demongeard ?

— Celui des gros fantômes ?

— En personne ; il se trouve ici. Comme il est l’amant de Lady Chatterley, surveille-le également.

— Je n’ai pas le don d’ubiquité !

— Fais comme si. Un sorcier de ton bled ne peut pas te dédoubler à distance ? Ton beau-père, par exemple ?

— Il est justement en vacances chez nous, je vais lui téléphoner, répond Jérémie sans rire.

Mais peut-être dit-il ça sérieusement ?

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