LUNDI Slovaquie, 17 h 30

— Elle se paie une chiasse d’enfer, annonce sinistrement mon sombre et cher ami. Elle doit avoir le foie fragile ; j’ai eu tort, hier soir, de la remplir de goulasch ! Pour la nettoyer, ça va être un drôle de roman d’amour !

Il regarde le cap que je viens de prendre.

— Tu fonces vers la rive ?

— On va tomber en panne d’essence. Tu nous vois en rideau au milieu du Danube, à lancer des signaux de détresse, avec les passagers qu’on trimbale ?

— Comment imagines-tu la suite des événements, grand ?

— Je n’imagine rien, mais je prie beaucoup. De toute manière il est grand temps que nous cessions de naviguer ; les complices qui attendaient Kaszec et sa livraison, en l’occurrence nous, doivent se trouver en état d’alerte ; sans parler du marinier qui aura été repêché et à qui les autorités doivent poser bien des questions.

Je fais ce que Béru appelle du « cabotinage » le long de la berge. C’est rural dans ce coin de la Slovaquie. A perte de vue, on ne voit que des champs labourés, des fermettes, des pâturages. Rien de bien fameux ; si nous entreprenons de déambuler au cœur de ce paisible univers, dans notre curieux équipage, on risque de ne pas passer longtemps inaperçus.

Je me débats au sein de ma perplexité quand se met à retentir une sirène.

Ce n’est pas celle d’un bateau.

— L’alerte est donnée ? fait l’escaladeur de cocotiers.

— Tu déconnes ! Ça provient de ce chantier, là-bas, au coude du fleuve. Fin du boulot, ça peut être bon pour nous.

Je pilote encore un peu, en frôlant la terre, et quand j’ai trouvé un bout de rive touffu, j’y accoste.

Le silence est bienfaisant. Nous percevons enfin le clapotis du fleuve, le ramage des oiseaux que le soir rassemble et la rumeur amicale de la campagne. Pour mettre davantage encore de félicité dans cette pastorale, une cloche, doucement, tinte, comme dans du Verlaine.

Je ferme les yeux pour mieux m’ouvrir à cette douceur.

Notre embarcation empeste la merde et l’huile brûlante.

— C’est étrange, remarque M. Blanc, tu sembles heureux ?

— Exact, je le suis !

— Au milieu de ce bordel ?

— On est heureux quand ça vous vient, Jérémie, ce n’est pas préméditable. A cet instant, je me sens en plein accord avec moi-même et je pense que nous avons eu une chance inouïe de pouvoir nous tirer de ce nouveau mauvais pas. Si tu réfléchis, nous avons la pool position, mec noir. On détient la baronne, plus deux éléments sûrement importants de la bande. En contrepartie, on ne sait trop comment se rapatrier à Paname avec notre équipe et nous sommes sans nouvelles du Gros. Mais en ce qui le concerne, je me fie à lui, sa constitution est plus solide que celle de la Ve République. Quant à retrouver la terre bénie de nos ancêtres, je me fais confiance.

Il me visionne torve et soupire :

— Tu ne serais pas un peu cyclothymique sur les bords, Sana ? Un instant euphorique, le moment d’après dans le trente-sixième dessous sans que les choses aient bougé d’un iota !

— Possible, admets-je loyalement ; ça te gêne ?

— Ça m’a déconcerté à nos débuts, mais maintenant, tout compte fait, je trouve que ça ajoute à ton charme.

Une vapeur grise tombe sur le Danube, unissant les frondaisons et estompant la berge d’en face. Le silence devient plus dense.

— Allons-y ! dis-je en relançant le moteur.

Il n’a plus guère d’autonomie, mais pour gagner le chantier, ça ira.

Lorsque nous ne sommes plus qu’à cinquante mètres des grands travaux en cours, j’accoste à une espèce de ponton provisoire servant au déchargement de matériaux venus par voie fluviale.

— Attends-moi ici, je vais en repérage, fais-je à mon équipier.

J’avance sur un sol boueux, sillonné de traces d’engins mécaniques. Je constate, au fur et à mesure, qu’il s’agit du départ d’un chantier visant à d’importants travaux. C’est bourré de pelleteuses, de bulldozers, de bétonneuses, de tracteurs rassemblés sur une large esplanade. Des montagnes de banches se dressent, d’autres composées de sacs de ciment et d’autres encore de ferrailles destinées à armer ce dernier. Quelques chiottes amovibles sont répartis alentour. Seule présence humaine : une espèce de grande cabane préfabriquée, munie de deux fenêtres qui sont éclairées. Je distingue la rumeur d’un poste de TV et renifle une odeur de cuistance qui serait agréable pour quelqu’un aimant l’oignon, mais que je ne puis souder.

Risquant une zyeutée par un carreau maculé de traînées blanchâtres consécutives au ciment, j’aperçois un type debout devant un réchaud supportant une poêle émaillée.

Son poste de téloche marche, mais il lui tourne le dos. Sa case est meublée d’un lit pliant, d’une table, d’une chaise et d’une armoire métallique comme on en trouve dans les vestiaires d’usine. Détail : un fusil de chasse est accroché à un clou, mais je le suppose garni de gros sel car il doit s’agir d’une arme de dissuasion propre à mettre en déroute d’éventuels chapardeurs.

Décidé, je cogne à la porte et l’ermite largue ses oignons pour venir s’occuper des miens. C’est un grand costaud en chemise et pantalon bleus, anormalement roux, avec plein de poils porcins sur les avant-bras.

Sktchark polzec ? me demande-t-il, comme s’il pouvait espérer une réponse à une question formulée avec un tel assemblage de lettres.

— Vous parlez allemand ? lui opposé-je.

Du chef, il me dénie le droit à une pareille supposition.

— Anglais ? insisté-je.

Là, sa dénégation s’accompagne d’une expression écœurée.

Sur le point de renoncer, je lâche mon ultime fusée éclairante :

— Français ?

Et le mot magique lui met les lèvres en rectum de poule :

— Oui.

— Dieu soit loué !

Car, même à crédit, il faut toujours louer le Seigneur.

J’explique au mec que je viens de tomber en panne avec mon bateau, est-ce qu’il aurait-il-t-il un téléphone dont j’userais pour lancer un appel de détresse ?

Oui, il l’a.

Me prie d’entrer dans sa gentilhommière. Le biniou est juste derrière la porte. Avant de le décrocher, je craque une petite boulette sopo (je croyais ne plus en avoir, mais il en restait une dans ma poche-briquet).

Je retiens ma respiration (capacité d’une minute quarante) en bricolant le cadran pour me donner l’air d’avoir l’air de. Pendant ces cent secondes, Bidulard dodeline, ploie ses robustes jambes et s’étale, il tient toute la largeur de sa putain de cahute.

Dès lors (comme je dis souvent parce que ça pose un homme), dès lors je cours chercher mon second et mes passagers.

Il fait complètement nuit.

Un oiseau précisément nocturne lance un cri lugubre dont je n’ai cure, non plus qu’augure.

Lorsque tout ce petit monde a débarqué, je remets le moteur en route, place le nez du canot face à l’autre rive et enclenche la marche avant.

L’embarcation s’éloigne en pétaradant menu. L’essentiel est qu’elle atteigne le courant du fleuve ; ensuite, celui-ci l’emportera où il voudra. C’est cadeau !

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