LUNDI Frontière autrichienne, 21 h 20

Le plus grand mérite d’un véhicule comme celui que nous avons « emprunté » est d’être tout terrain, c’est pourquoi, devant sa maniabilité et avec l’accord de Jérémie Blanc, je décide de franchir la frontière autrichienne en loucedé.

Ce qui m’en a donné l’idée, c’est la carte d’état-major trouvée dans l’immobile home du chantier. Là-dessus figurent toutes les petites voies secondaires faisant communiquer la Slovaquie avec l’Autriche dans la région. Je sais combien les pays sont « poreux », pour qui veut bien se donner la peine de s’écarter des principaux chemins d’accès.

Dans un premier temps, nous reprenons la route de Bratislava, sans pénétrer dans cette capitale de la Slovaquie, célèbre par ses monuments anciens, et poursuivons vers le nord en direction de Brno. Au bout d’une cinquantaine de kilbus, j’emprunte un chemin vicinal sur ma gauche. Je déchante vite en m’apercevant qu’il cesse en atteignant un cours d’eau.

— C’est le (ou la) March, m’apprend Jérémie. Il constitue la frontière entre la Slovaquie et l’Autriche pendant un sacré bout de chemin. Il faut absolument trouver un pont, car ensuite, la Morava se jette dedans et file jusqu’à la Pologne ou presque !

Qui dit pont, dit douane, soupiré-je-t-il.

— Tu aurais dû choisir une voiture amphibie, déclare l’Assombri ; il y en avait deux sur le chantier ! C’est vrai, j’aurais dû. Commander c’est prévoir.

— Tu aurais pu me le dire, bougonné-je.

— Je n’y ai pas songé.

— Donc, zéro à zéro, la balle au centre !

— Qu’est-ce que tu fais ! s’exclame mon camarade de villégiature en me voyant foncer délibérément à travers les fougères bordant la rive.

— Pas amphibile, mais tout terrain : j’en profite !

Et nous voilà à tanguer sur une terre peu meuble, écrasant des branches mortes, nous enlisant parfois, mais avec un 4 × 4, tu joues gagnant ?!

La baronne dodeline comme un pantin de son[8], cramponnée au siège arrière.

— Pourvu qu’elle ne se remette pas à gerber ou à déféquer ! redoute Blanc. J’en ai ma claque de briquer cette vieille gâteuse.

Penché sur mon volant, je m’efforce de garder le cap (de bonne espérance). Les kilomètres défilent au ralenti sur le compteur.

De temps à autre, on distingue, sur la droite, les lumières d’une crèche. Elles me donnent envie d’une existence douillette au coin du feu, avec la télé qui déverse, un verre de quelque-chose-que-j’aime à ma portée et m’man qui s’affaire dans le coin ! M’man avec une gonzesse, peut-être bien. Je devrai me décider un jour. Sauter le pas, quoi !

Pour l’heure, c’est la (ou le) March que j’aimerais sauter. On ne se parle plus, le Dark et moi.

Chacun rumine pour son compte. Lui doit penser à Ramadé, son épouse, et à leur ribambelle de négrillons rieurs. Dents blanches, haleines fraîches ! Ils bouffent tout le temps, ses lionceaux, Jéjé. N’importe l’heure de ta venue chez eux, ils sont en train de claper des nourritures diverses et controversées, qu’ils postillonnent à tout-va because leurs éclats de rire incessants.

— J’en vois un ! s’écrie-t-il tout à coup.

— Un quoi ?

— Ben, un pont !

Je mate devant moi, à travers les volutes de brume traînassant sur la rivière. Ne distingue rien.

— Je suis nyctalope, jette brièvement le jaguar d’Aubervilliers.

Faut croire qu’en effet puisque, quelques instants plus tard, j’aperçois, à mon tour, l’armature métallique d’un pont.

L’ouvrage semble de moyenne importance. En m’en approchant, je vois qu’il est traversé par une route qui doit rejoindre celle de Vienne.

Deux constructions minuscules marquent chaque bout du pont. Celle qui se trouve en territoire slovaque est éteinte et nulle trace de vie ne donne à craindre l’intervention d’un gapian.

Je m’arrête à faible distance, coupe le moteur et m’avance. Nobody !

J’en conclus que si la douane est bouclarès côté slovaque, il n’y a aucune raison pour qu’elle soit ouverte côté autrichien.

En fait de quoi, je passe.

Mon pot est moins bordé de nouilles que je le subodorais puisque, au milieu du bridge, je distingue une lumière chez les « chleuhs décaféinés[9] ».

Que faire ? Marche arrière ? Ça paraîtrait suce-pet.

Je pense à cette phrase de Hugo tirée de je ne sais plus lequel de ses romans : « Il y avait de quoi reculer : il avança ! » J’avance. Coupe mes loupiotes et accélère. Je passe devant le maigrichon poste de dogana en ayant tout juste le temps d’apercevoir une silhouette dans l’encadrement de la porte. Et maintenant, toute la sauçaille !

La jeep ronfle jusqu’à ses limites ; une double lignée d’arbre déferle.

— Crois-tu que le douanier va envoyer le duce ? s’inquiète l’homme en comparaison duquel un dessin à l’encre de Chine ressemble à un dessin à la craie ?

— Quel signalement veux-tu qu’il donne ? Celui d’une grosse bagnole, et point à la ligne. Pas de numéro, pas de marque ; tout juste s’il fera un rapport.

— Décidément, ton optimisme ne t’abandonne pas, note Jérémie.

— Y a pas de raison.

— Pourtant, notre enquête équivaut à un échec !

— Tu as lu ça dans les Pieds Nickelés ? J’avais pour mission de veiller sur la vie de la baronne et elle est là, en pleine bourre !

— Mais gâteuse !

— Je n’étais pas responsable de son esprit, mon pote ; si sa lucidité a tourné comme de la crème, je n’y peux rien. La petite madame va retrouver Bruxelles, sa Place Royale, sa bière aigre et toutime, et mon ami Buton-Debraghette, le chef de la Sûreté, me donnera quitus. Il me réinvitera chez lui et je rebaiserai sa jolie fille dévergondée. Happy end !

— Si tu penses…

— Je panse, donc j’essuie, comme disait un palefrenier que j’ai beaucoup aimé.

— Toujours le même programme ? Vienne, ambassade de France, arrangement de nos bidons, retour à Paris ?

— De plus en plus, Lulu.

— Et nous ne saurons jamais rien de ce qui a motivé un tel déclenchement de forces contre cette vioque ? Tu acceptes que le mystère s’appesantisse sur ces tueurs ? Je suis sûr que l’assassinat de John Kennedy n’a pas dû mobiliser autant de monde ! Tu tolères ça, toi, le super-flic ? L’indomptable ! L’homme qui n’accepte jamais l’échec ?

Il m’agace à me frelonner dans les portugaises, ce grand glandu !

— Ecrase, veux-tu ! tonné-je brusquement. T’as encore le dos des mains qui traîne par terre et tu veux me faire la morale ? Non, mais t’es dans les nuées, ou quoi ! Voilà un gonzier que j’ai fait divorcer d’avec son balai en branche d’osier, ça baladait des merdes de chien le long du caniveau, ça doit avoir un melon rouge au fion et ça en installe !

Il s’écarte au maxi de ma pomme, comme si je souffrais d’un virus à haute contagion.

Il murmure, comme on prie :

— Seigneur, qu’est-ce qui T’a pris de créer l’homme blanc ? C’est un oubli, ou quoi ? Un accident de cuisson ? Heureusement qu’on nique leurs gonzesses comme des fous ! On la bariole, Ton humanité, Seigneur ! Tu vas voir comme ces enfoirés vont devenir de beaux mulâtres !

Ayant exhalé sa bile, Buffalo change radicalement de ton pour annoncer :

— Dis, on est filés ou je me berlure ?

Effectivement, je suis en train de regarder, moi aussi, dans mon rétroviseur extérieur et je vois fondre sur nous un véhicule rapide, tellement rapide qu’il ne peut appartenir au service des douanes.

Lorsqu’il nous double, je constate qu’il s’agit d’une grande Mercedes 500 SEL jaune caca d’oie.

La grosse chignole file sec et disparaît.

— Fausse alerte ! dit Blanc. On devient nerveux.

Il rêvasse puis ajoute :

— En rentrant, je prendrai, si tu n’y vois pas d’inconvénient, dix jours de vacances pour retourner me faire un moral dans mon pays.

— Ton pagne te manque ?

— Oui. Il y a longtemps que j’ai pas bouffé de missionnaire ; toujours des steaks-frites, ça lasse. Chez nous, les jeunes filles ont des seins comme nulle part ailleurs ; tu dirais des statues !

— Et elles ont de surcroît des culs qui peuvent servir de dessertes, ajouté-je. Leur peau est froide et elles baisent mal. Crois-moi, rien ne vaut une petite Franchouillarde bien salingue qui se laisse brouter la moniche et escalader le mont de Vénus en gueulant des insanités stimulantes.

Il n’a pas le temps de me tourner une réplique cinglante à propos de mes dépravations, voilà que la direction de la jeep devient foireuse et duraille à contrôler.

— On a crevé ! dis-je, fou de rage.

Je serre le côté droit et descends, flanqué de Vendredi. Ma doué ! Deux pneus nazes ! Un à l’avant, l’autre à l’arrière, et nous ne disposons que d’une seule roue de secours ! J’ai connu des instants plus lumineux, entre autres la fois où ma cousine Marcelle, qui avait quatre ans de plus que moi, est venue en pleine nuit dans ma chambre, à la campagne, me tirlipoter le chinetoque. J’avais douze ans et triquais déjà comme un taureau de Camargue. C’était pendant des vacances en Dauphiné ; la vieille maison de tante Hortense craquait comme une vieille barcasse et sentait continuellement les confitures et le repassage. Putain ! Elle s’en ressentait, la Marcelle ! Tu l’aurais vue m’agiter le sémaphore, puis se foutre à cheval sur moi pour me happer le pompon avec ses miches, la goulue ! Ça ne l’a pas empêchée, deux ans plus tard, d’entrer chez les ursulines où elle a pris le voile. Elle s’y trouve toujours, la chère Marcelle : sœur Marie-Josèphe de la Trinité, elle s’appelle désormais. La Trinité se passe, Marcelle ne revient pas. Je me demande ce qui a pu survenir dans son cœur pour qu’elle renonce à Satan, à ses pipes et à ses œuvres. C’est mystérieux, la vie.

Bon, je te place ce souvenir au débotté, devant notre jeep immobilisée. Pas le moment ? Que si ! C’est toujours le moment d’aller à la pêche dans le vivier de la mémoire. On ne vit que pour se fabriquer un passé, dans le fond.

— Passe-moi la carte ! demandé-je au Bronzé. Il.

Je la potasse (çui qui crie d’Alsace, je le vire de ce book !).

— Tu sais que nous sommes très près de Vienne ? noté-je-t-il. Vingt-cinq bornes à tout casser.

— On ne peut tout de même pas y aller à pincebroque avec la baronne !

— Je roulerai sur la jante.

— Ça t’arrive souvent, pouffe Jéjé. Ce que tu oublies c’est qu’au bout de quelques kilomètres, tes boudins auront déjanté, ce qui bloquera les roues.

— On avisera à ce moment-là ; allez, en route.

— Ça m’étonnerait, répond M. Blanc d’un ton changé.

Je vais pour lui demander ce qui lui prend, mais je renonce à ma question lorsque je sens un objet dur pointé avec force entre mes omoplates.

Je détourne légèrement la tête, suffisamment pour distinguer du monde derrière moi. Pas le temps de dénombrer les effectifs : je dirais trois mecs, à vue de nuque. En un éclair, je pense à l’énorme Mercedes caca d’oie qui nous a doublés tout à l’heure. Leur manœuvre a été simple : après nous avoir pris quelques kilomètres d’avance, ils ont semé des crève-pneus sur la route, puis sont allés s’embusquer un peu plus loin ; ensuite…

Un choc sourd interrompt mes déductions. Je me dis familièrement : ça c’est le bruit d’une matraque à la base d’un crâne, et alors, comme tout se brouille dans ma tronche, j’en conclus que c’est moi qui viens de la dérouiller et je m’évanouis de confiance.

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