Le pianiste joue Yesterday. C’est un air que j’aime bien et flanque dans beaucoup de mes bouquins parce qu’il me vague l’âme.
Il en existe trois ou quatre, comac, qui se mettent à titiller le bout de mon cœur comme un clitoris. La musique c’est bien commode : tu peux chialer sur commande. Tu te mets l’Adagio d’Albinoni ou l’Ave Maria de Schubert et ça te déconstipe illico les lacrymales.
Le wagon-bar est à la hauteur du reste, question prestige. Même marqueterie, même éclairage. Le comptoir d’acajou te donne soif de boissons délicates, de préférence exotiques ; il comporte une courbe dans laquelle s’inscrit la forme du piano crapaud. Le maestro a la frite de tous les pianobaristes du monde quand il est minuit et qu’il ne reste plus que trois ou quatre peloux à gorgeonner sans trop prendre garde à ses ritournelles. Il se fait chier stoïquement, joue par routine un répertoire sans variantes, attendant que le dernier poivrot décarre à la niche pour enfin s’en jeter quelques-uns derrière la cravtouze avec le barman, en parlant de leurs petits problèmes existentiels.
Berthe-Van Trickhüle est toujours seule derrière un gin-tonic auquel elle a peu touché, ce qui est assez stupéfiant de sa part. Moi je craignais tout d’elle. Je la voyais chambrer les hommes seuls, toucher la braguette des serveurs, s’enquiller des alcools gazéifiés et toutim. Ben non. Prostrée ! Ça te la coupe aussi, non ? Est-ce le poids de son rôle qui l’accable ? Je ne vois pas d’autres explications. De temps en temps, Bérurier se met à tousser gras, de façon artificielle, pour attirer l’attention de son épouse, lui mendier un regard. Que tchi ! La Baleine continue d’impavider comme si elle ne le connaissait ni des lèvres (de la chatte) ni des dents. En changeant de frime, elle a changé de personnalité. Elle semble perdue dans des pensées abyssales.
Peu à peu, l’élégant wagon-bar s’est vidé des autres consommateurs et nous restons tous les trois dans la torpeur cahotique du noble train. Qu’à la fin, le pianiste, écœuré, rabat le couvercle de sa boîte à dominos et va, comme je le subodorais, s’enquiller un scotch on the rock au bar.
Le dur roule à la langoureuse, comme au temps des voyages de noces 1900.
— Y s’rait p’t’êt’ temps qu’on allasse r’miser not’ couenne dans les torchifs ? fait Bibendum à voix haute, comme pour signifier à sa rombiasse de lever le siège.
N’obtenant pas de résultat, il s’arrache à la moelleur du fauteuil et m’adresse un œillard complice.
— Bon, ben j’y vais, hein ?
— Vas-y !
Passant devant sa morue, il chuchote si discrètement que seuls les lampistes du fourgon de queue ne l’entendent pas :
— Au plumard, la mère, y a pas d’ messe d’ minuit c’ soir !
Et il sort en tanguant des meules.
Un assez long moment s’écoule. Tu sais que je commence à m’inquiéter ? Un vrai zombie, la Gravosse. Regard perdu, apathique en diable. Est-ce consécutif à la digestion ? Tu sais que l’apathie vient en mangeant ? Comment ? Je l’ai déjà fait ? Oui, mais y a longtemps. Les blagues, c’est comme les gonzesses : elles se refont vite une virginité.
Là-bas, au bar, le serveur et le pianiste, auxquels s’est joint le maître d’hôtel, conciliabulent en anglais. Moi j’ai jamais compris qu’on trouve des choses à se dire dans cette langue. La preuve c’est que les Britiches ne savent que parler du temps. Quand c’est sérieux, comme leurs devises monarchiques par exemple, ils usent du français : « Honni soit qui mal y pense », « Dieu et mon droit ». Je le faisais remarquer à un gazier anglais de mes relations, récemment. Sur son blazer il se charriait un écusson gros comme une choucroute garnie représentant les armes de l’Empire : les lions, la couronne avec, en banderole au-dessus, le fameux « Honni soit qui mal y pense ». Il s’était jamais aperçu que c’était écrit en français, ce con. Croyait qu’il s’agissait d’une citation en anglais médiéval ; je te jure ! Mais je divague, comme souvent. Quand j’embarque à bord du bateau digression, je pars pour des croisières-mystère qui me font voir des pays que tu ne peux soupçonner.
Ce qui fait capoter ma gamberge, c’est un incident inattendu. Un homme que je n’ai encore pas vu, se pointe, en provenance de la tête du train, alors que notre wagon, à nous autres, se trouve côté queue par rapport au wagon-bar.
Il vient s’asseoir sur le pouf placé aux pieds de Berthe et qui supportait un petit plateau avec le gin-tonic de la Bérurière. L’homme s’est saisi du plateau et l’a posé sur le siège voisin. Le voilà qui me tourne le dos et qui jacte avec la Grosse. Il parle à voix basse ; la Baleine blanche acquiesce. Le barman lâche ses conciliabuleurs pour venir s’enquérir des désirs de l’arrivant, mais ce dernier le stoppe à mi-trajet d’un geste dénégateur. Peu après, il se lève et repart. Qu’à peine ai-je eu le temps de le défrimer : grand, la quarantaine, le visage brique, une chevelure archiblonde, un regard clair.
N’écoutant que mon instinct, je compte posément jusqu’à deux et lui file le dur (dans le dur). Il largue le wagon-bar, pénètre dans le suivant où se trouve le compartiment boutique et continue sa route.
Une nuit peu lunée escorte notre déambulance. Ciel boursouflé, des essaims de lumières tremblotantes, des étendues de vignobles, quelques routes improbables… J’ai le sentiment angoissant que tout ça n’existe pas, n’est qu’une illusion qui peut-être se concrétisera à l’aube.
Le blond change encore de wagon, mais ne va plus très loin. Son comparte est le second de la nouvelle voiture. Il s’y engouffre. Moi, je continue, gagne le terminus du convoi et reviens chez moi. Au repassage, j’applique mon pavillon contre la porte du blond, mais je ne perçois aucun bruit de conversation.
Mon salon est devenu chambre par la grâce du steward. J’ôte la cravate noire, ma veste de smok et guette au trou pour mater ce qu’il en est de Berthe.
Déjà en limouille de noye, la Grosse. Un truc très ample, dans les teintes pêche, avec de la dentelle, des manches kimono, des broderies chinoisantes. Ça ressemble à cinq sacs superposés : les seins, le ventre, les miches, la tronche. Elle coiffe un bonnet fanchon en tulle, pour la nuit, et j’ai beau chercher, je ne parviens pas à trouver chez elle un truc qui ne soit pas grotesque. Cette matrone, je lui jetterais n’importe quoi à travers la gueule, sauf mon dévolu, espère !
La voilà qui se livre à un exercice consternant, que seul mon souci de vérité m’incite à te révéler : elle ôte l’abat-jour d’opaline de la lampe, pisse dedans et évacue le résultat dans le lavabo.
Ulcéré, mort de dégoût, je laisse quimper mon échauguette et, en homme parfaitement civilisé, gagne l’une des deux toilettes placées à chaque extrémité du wagon.
La curiosité me tenaille : Qui est l’homme blond que Berthe attendait au bar, et que lui a-t-il dit ?
Evidemment, je n’ai qu’à me rendre dans le compartiment de la grosse Vache et l’interroger, ce faisant je manquerais à mon plan de bataille qui est de vigiler sans me manifester. Je décide donc d’attendre mais d’ouvrir l’œil, voire les deux.
De retour dans ma « cabine » (c’est décidément le mot que je choisis pour qualifier ce local en mouvement), j’attrape un gros bouquin sur l’affaire Seznec, écrit par son petit-fils, et le lis, à poil sur mon lit, car il fait très chaud dans ce compartiment. L’affaire Seznec m’a toujours passionné et je porte en moi cette infamie qui a amené des jurés à condamner un homme pour meurtre sans qu’on ait jamais retrouvé de cadavre ni recueilli d’aveux. J’étais tout môme que, déjà, ce grand type à la gueule saccagée déambulait dans cette partie collective de ma conscience où s’accumulent les remords relatifs à des actes qu’on n’a pas commis mais auxquels on participe bon gré mal gré en qualité de citoyen.
Je tourne les pages, m’enfonce dans l’histoire tandis que l’Orient-Express suit son bonhomme de chemin. Au bout d’une plombe, je coule un z’œil chez Berthe. Tout est obscur, mais je l’entends ronfler. Sur ma gauche aussi, ça concasse. Entre les deux époux, je suis paré, question de veiller. Encadré par ce double vacarme, je ne risque pas de m’endormir.