DIMANCHE Sur le Danube, 13 h

C’est la première fois, me semble-t-il (mais la mémoire n’est que ce qu’elle est !) que je me comporte en passager clandestin. Fort heureusement, je possède un rouleau de dollars appréciable et je ne me sens donc pas clodo pour autant.

J’ai étudié, une fois à bord, l’itinéraire du Mozart : Budapest-Bratislava-Vienne-Passau. Je décide de quitter le bord à Bratislava, la Slovaquie me convenant parfaitement. De là-bas je rallierai Paris d’une manière ou d’une autre et me réorganiserai pour reprendre l’enquête à zéro. Je te fais juge : j’ai pris le dur avec un compagnon, émérite, certes, mais avec un seul. Il ne s’agissait que d’assurer la protection de Berthaga transformée en fausse baronne Van Trickhül. Et puis voilà que la fausse est en réalité la vraie et qu’une horde de tueurs intervient, butant sans merci ni vergogne jusqu’à m’entraîner dans la pire des pistouilles, à tel point que je suis obligé de mettre les pouces, moi, l’indomptable Sana, et de m’enfuir comme un péteux, sans pouvoir porter secours à mes amis.

Ai-je déjà adopté une attitude de couard ? Non, jamais ! Aussi rongé-je mon frein, le fiel au cœur, en me jurant d’obtenir une éclatante revanche. Lagardère ! Edmond Dantès ! Mais c’est des mots, tout ça ! Du blabla intérieur, de la musique de chambre. Néanmoins, mon projet prend corps. En déboulant à Paris, j’irai trouver le président ; il m’a à la chouette, il me recevra. Je lui bonnirai mon histoire. Lui demanderai de se mettre en rapport avec l’ambassadeur de Hongrie pour m’accréditer à mort. Là, nous jouerons brèmes sur carante, l’Excellence et ma pomme. Je me ferai reconduire à Budapest en compagnie de ma garde prétorienne : Mathias, Pinuche, la Rouquine pétroleuse que son nom m’échappe et qui police aussi bien qu’elle baise ! D’autres encore : des valeurs sûres qui commencent à poindre parmi les jeunes. Et cette fois, au lieu d’agir en franc-tireur, à l’insu des matuches magyars, je collaborerai avec eux ! Oui, promis, juré.

Un peu requinqué, je me demande où je vais bien pouvoir passer la nuit. J’ai vaguement tenté de demander à la secrétaire du commissaire de bord s’il y aurait pas une cabine à louer en loucedé pour un homme marié qui aimerait s’envoyer dans les confins avec une passagère frivole, mais elle m’a sèchement répondu que tout était complet. Une qui est pour la fidélité dans le mariage. Elle doit être fiancée, probable.

Ce qui me réconforte c’est la perspective du bar. Je l’occuperai jusqu’à sa fermeture et, une fois qu’on le bouclera, je m’y réintroduirai, grâce à l’ami sésame et pioncerai sur une banquette. Je pourrai toujours arguer, au cas où l’on m’y découvrirait, que je suis blindé.

Comme la faim me détrousse l’estomac, à l’heure du repas, je me pointe, fier comme un bar-tabac à la salle à manger. Des odeurs de goulasch, de ratatouille hongroise, de poulet rôti au sabre m’exaltent l’olfactif.

Avisant une femme seule, près de la desserte, je viens carrément m’incliner devant elle et susurre, en allemand :

— Me permettriez-vous de partager votre table, madame ? Je suis seul, moi aussi.

Elle a un léger acquiescement.

Que j’aprofite[6].

Engagement de la converse. Je désappointe : elle est la femme du violoniste qui sévit de table en table, interprétant des valses de mes regrettés camarades Chopin et Strauss, des mazurkas et autres produits musicaux du terroir (de la commode). Le merveilleux artiste est chauve comme un œuf d’autruche, avec juste des tifs dans le cou qu’il laisse pousser sur ses épaules. Il porte des lunettes de myope, son nez a la forme d’un boomerang et une éruption de psoriasis fait ressembler sa gueule à celle d’un apiculteur qui aurait eu un turbin avec ses ruchers.

Sa femme, par contre, est encore bien pour mon âge. Un peu trop grande, je suppose, mais le lit réajuste les différences. Elle a les cheveux châtains et raides qui, à elle aussi, chutent sur les épaules. Pommettes un peu osseuses, regard clair, bouche charnue, poitrine extra-plate qu’on peut ranger sur une tringle à cravates, une expression languide et intelligente. M’est avis qu’elle doit se plumer avec son crincrineur.

Nous passons commande. Elle bouffe frugal. Moi, moins. Je me commande un homard canadien et des crêpes fourrées à la viande. Pour arroser, une bouteille de Bikavér (ou sang de taureau). Elle en accepte un verre pour trinquer. Je porte un toast à son charme, puis un second à notre rencontre. Chaque fois elle sourit mélanco. Comme je lui demande si ma présence à sa table risque d’indisposer son époux, elle me rassure : non, non, c’est fini entre eux, ils font même cabine à part. Si elle l’accompagne, c’est professionnellement, parce que le soir, dans le grand salon, elle fait partie, en qualité de pianiste-chanteuse, de leur formation, laquelle est réduite à deux personnes : Mina et Csaba.

Ma pomme, une idée me vient que n’importe qui aurait, y compris toi, si ça se trouve, un jour que t’aurais sucé des allumettes. Je songe que si je parviens à séduire Mina, mon gîte de la noye est assuré.

A toi de jouer, p’tit gars.

Mon numéro de séduction doit s’accomplir mollo parce que médème est une artiste et que les musiciennes, j’ai remarqué, on ne les tombe pas comme les shampouineuses ou les vendeuses de chaussures. Faut les travailler à l’intello. Parler musique, peinture, littérature. Avoir des opinions originales sur les problèmes du monde, voire, à la rigueur, placer quelques phrases pertinentes à propos de la mort et de l’inquiétude existentielle. Les gnères du ré mi fa do adorent !

J’usine en conséquence, en entrecoupant de questions zoizeuses. Elle est hongroise, mais de mère autrichienne. Très romantique, il lui arrive d’avoir un orgasme sur son tabouret en jouant du Liszt, c’est me dire ! Son mari ? Un médiocre qui violone comme il scierait une bûche. Le genre brutal, frappant sa dame pour le motif le plus futile. Ils achèvent d’honorer leur contrat sur le Mozart et, ensuite, ciao, bambino !

Elle se produira seule, désormais ; avec sa voix, elle a déjà trouvé un engagement dans un cabaret de Munich. Son style, c’est un compromis entre la grande Marlène et Barbra Streisand ; elle travaille dans le rauque, ça revient à la mode : vague à l’âme, chair de poule, testicules fripés. Elle me montrera ça, ce soir, si je veux bien me rendre au grand salon. Tiens, elle chantera à mon intention car je parais connaisseur. Elle sent en moi l’homme qui vibre. Je lui caresse la menotte pour la remercier. Son vieux peigne en profite pour venir nous jouer Fascination à bout portant en couvant son ex d’un regard de Judas. Il a l’air d’un corbeau qu’on avait commencé d’ébouillanter, et puis non, tu vois.

Quand il a fini, je glisse un billet d’un dollar sous les cordes de sa viorne en lui disant de ne pas chercher de monnaie pour me rendre, que ça vaut bien ça. Son œil s’injecte de sang, mais je fais comme s’il souffrait de conjonctivite et porte la main de sa bonne femme à mes lèvres. Elle biche au point d’aller changer de slip. A toutes fins utiles (voire même inutiles), je la suis.

Bitenfer sur le chantier de naguère, comme dit Béru !

Le menton sur sa viole, le mari nous suit des yeux en moulinant le Beau Danube bleu, œuf corse. Sa frite ressemble, de loin, à une flaque de dégueulis consécutive à une indigestion de tarte à la framboise.


La cabine de Mina est minuscule et je dirais carrément exiguë. Le plumard est à une place, ce qui est nettement suffisant pour faire l’amour, mais un peu jeune pour faire la sieste. Une petite penderie fermée d’un rideau, une chaise, un lavabo, point à la ligne. Pour les chiches, s’adresser au fond de la coursive à droite. Mais enfin, elle constitue un terrier où je vais pouvoir passer la nuit si les actions de mes bourses continuent de grimper auprès de la chanteuse-pianiste dont le con sert tôt en sol mineur, comme disait le brave brigadier Poilala, mort à l’orée de sa retraite.

Je reste dans l’encadrement de la porte, mais elle m’invite à pénétrer. Compte tenu des dimensions de sa piaule, y entrer ne peut s’accomplir qu’en pénétrant d’abord en elle car le lieu incite au gigognisme (de Panama).

Cette virtuose, si tu entends la fourrer levrette, faut la commencer depuis la coursive et pousser fort. Personne ne se manifestant dans les environs, je noue mes bras autour de sa taille. Illico elle cambre pour faire saillir son bahut normand et torticole afin de m’offrir sa bouche par-dessus son épaule.

Valse des patineurs. Puis jeux de mains. Puis jeux de vilains. Tu sais que je suis demeuré sur ma faim avec la pauvre petite Chinoise, n’en plus, les crêpes fourrées de midi étaient chargées en paprika, alors tu juges.

Comme beaucoup de femmes longues elle a le prose un peu géométrique, Mina. Trapézoïdal, si tu vois ? Quand elle se penche, tu découvres un Carlos prognathe mais accueillant. Genre jungle birmane miniature.

Je m’y aventure pour une exploration avant-coureuse.

Que sur ces entrefesses et alors que je chevauche la donzelle de fringante façon, le commandant du barlu se pointe.

Il s’arrête, intrigué par ce mouvement de va-et-vient auquel se livre un de ses passagers dans un encadrement de porte.

Du cul, je lui fais signe de s’éloigner, mais je t’en fous : il s’approche, constate et trouve la chose plaisante. Au bout de peu, il me tapote l’épaule ; je l’interroge du regard. Il me montre alors sa manche galonnée de seulmaîtraboraprèdieu. Ensuite, il extirpe de son bénouze d’officier un membre parfaitement honorable et, discipliné, je lui abandonne le terrain.

Comme il a rendez-vous sur la dunette, il expédie l’affaire en vingt-quatre aller-retour, plus un aller simple course, se décamote le pompon avec la robe de la pianiste et se retire après m’avoir adressé un bref salut militaire.

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