DIMANCHE Sur le Danube, 22 h 50

C’est vrai qu’elle a une belle voix, Mina. Tu godes en l’entendant. Il te vient des picotis de partout. C’est rauque, déchirant, ça gutture par instants. Elle me regarde fréquemment pour me faire l’hommage de son récital. Elle chante en allemand. Je déteste ce bas dialecte pour peloton d’exécution, mais je conviens qu’il sied à certaines interprètes, dont Mina.

Son julot banni l’accompagne en pâmant sur son crincrin. Les passagers retiennent leur souffle.

Quand elle se tait, on l’ovationne. Alors elle se lève et salue. Elle porte une robe longue, noire à paillettes. Classe. J’ai envie d’elle. Ce soir, ce sera mon tour. Je n’ai pas voulu passer derrière le commandant, parce que je suis un mec qu’aime pas bouffer dans l’assiette d’un gus qu’il ne connaît pas, mais à présent qu’elle s’est refait une virginité, je compte lui interpréter un solo cosaque de ma composition. C’est pas une diva en amour et sa prestation de l’après-midi m’a paru assez neutre ; il est vrai que le commandant, question radada, n’est pas, lui, le chevalier d’Oriola. Si je parviens à l’usiner selon mes prévisions, c’est un solo de harpe que j’exécuterai sur sa mandoline à crinière !

Elle pousse une dizaine de goualantes et se casse sans avoir fait applaudir sa tarte-aux-fraises de mari.

Je douille mes trois whiskies and soda et cours la rejoindre.

A l’instant où je frappe, elle vient de retirer sa robe fuseau (horaire) et se montre en bas et porte-jarretelles. T’ajoutes cette vision à la voix envoûtante dont les accents continuent de me déambuler dans le cigare et tu comprendras pourquoi je la fais asseoir sur le bord de la couchette, quilles pendantes et ouvertes comme l’index et le médius du père Churchill quand il fumait son cigare.

Je l’entreprends par un écartement de culotte frondeur, libérant la partie à laquelle je compte apporter mes soins les plus attentifs. Un petit caramel sur le clito : gloup ! Elle crie déjà. Les virtuoses, crois-moi, quand ils s’expédient à dame, c’est pas du chiqué ! Faufilage de l’annulaire en contrebas, pour une promesse d’alliance imminente, et puis carrément : la minouchette détonante, avec orchestre et chœur de la cathédrale. C’est la délirade. Elle crie aussi harmonieusement qu’elle chantait. Je force l’allure. Dans le voisinage, les passagers, dopés, se mettent à grincer des dents et du sommier.

On se croirait dans un hosto de campagne après une sévère attaque ennemie : ça gémit, exhale, soupire, vagine de la poupe à la proue !

Mina émet des exhortations auxquelles je souscris fur et mesure, des supplications qui obtiennent satisfaction à l’instant même.

Jamais son chauve en plaques ne lui a fait ça. Elle en pleure d’admiration, de reconnaissance éperdue. Elle jouit en trois langues ! Un vrai triomphe pour ma pomme !

Quand la partie s’arrête, que nos corps survoltés halètent, étroitement conjugués sur la couchette de 90 centimètres de large, que de bienheureux frissons froissent nos dermes éblouis comme la brise plisse la surface d’un étang, Mina me chuchote qu’elle vient de trouver son homme, son vrai.

Elle ajoute qu’elle m’aime et que c’est pour la vie ! Merci, Seigneur, mais, franchement, je n’en espérais pas tant !

Son estomac se met soudain à bruire. C’est la méchante complainte des crocs en manque. Elle me dit qu’elle ne mange jamais avant de chanter ; d’ordinaire, elle va claper une collation au bar de nuit, mais ce soir, après cette séance de cannes en l’air, elle est trop vannée pour se resabouler. Moi, tu me connais ? Galant jusqu’au bout des ongles, je lui demande ce qu’elle souhaite becter, comme quoi je cours le lui chercher. Elle m’effusionne.

Un croque-Herr lui conviendra et peut-être aussi une pomme.


Au bar, c’est plein d’Allemands porcins qui chantent en se tenant par le bras, ne récupérant leurs mains que pour porter leurs chopes de bière à la bouche. Les grosses vachasses teutonnes ont la trogne enluminée, les nichemards en ballottage et des gueules béantes comme celles des canons à longue portée avec quoi ils bombardaient Paris lors de la Première Guerre. L’endroit pue la bibine et le parfum à cent francs la bonbonne.

Hormis les Germains, se trouvent là quelques amoureux en roucoulade et un pionard anglais raide comme sa boutanche de scotch.

Je vais au bar, commande un bloody-mary, plus les fournitures souhaitées par ma virtuose.

Le sentiment d’être regardé capte mon attention. Je décris un quart de tour et distingue un homme, dans le renfoncement du comptoir d’acajou. Je vois surtout ses yeux, l’individu en question étant noir et se tenant dans la pénombre. Outre les deux boules blanches de son regard, le consommateur solitaire produit un râtelier de carnassier large d’au moins vingt-cinq centimètres. Cramponné à la main courante, je repte jusqu’à lui.

— Puis-je-t-il vous poser une question ? dis-je-t-il.

— Je vous en prie.

— Est-ce que je rêve ?

— C’est possible, admet mon terlocuteur, auquel cas je rêve également.

Je biche son verre à demi plein d’un liquide rose foncé.

— Bacardi ? fais-je-t-il.

— Gagné !

— Tu t’alcoolises, maintenant ?

— Thérapie contre la solitude, répond M. Blanc.

— Tu me racontes tout ou tu préfères conserver ça pour tes mémoires ?

Il hoche la tête et me mate de ses énormes yeux incrédules.

— Franchement, dit Jérémie, le hasard est grand.

— Où as-tu vu le hasard, grand con sombre ? Nous avons eu la même idée parce qu’on pataugeait dans la même merde et que ce bateau représente une bonne façon de s’en sortir.

— Exact.

— Allez, je t’écoute !

Il achève son Bacardi d’une glottée puissante.

— Tu le sais, j’avais décidé de te suivre comme ton ombre.

— Beau rôle pour un négro !

— Ces calembours éculés ajoutent à ta gloire, tu crois ? grommelle mon pote.

Je lui caresse la tronche.

— J’aime me donner des motifs pour culpabiliser, ça accroît ma tendresse. Donc, tu me suivais, dis-tu ?

— J’avais loué une voiture, aussi quand tu as affrété un taxi, avant-hier soir, t’ai-je filé jusqu’à Szentendre, ce qui m’a permis de constater que je n’étais pas seul à le faire, une grosse bagnole bourrée de types a sauté dans ta roue. Arrivé dans ce bled touristique, je me suis garé non loin de ton bahut et je t’ai suivi à distance, les mecs de l’auto ont procédé pareillement. Je t’ai vu te pencher sur Béru, puis repérer la maisonnette éclairée. Quand tu y as pénétré, je suis revenu vers le Gros pour vérifier s’il était mort. Les types discutaient près de lui. Une femme les avait rejoints, elle tenait le crachoir et paraissait même les commander. Puis ils se sont planqués dans l’ombre et ont attendu. Tu es revenu, escorté d’un type à lunettes qui t’a aidé à coltiner Béru.

« Au bout d’un moment, trois hommes de la bande sont allés prendre des armes dans le coffre de leur guinde et ont gagné la maison où vous étiez. J’ai hésité à entrer, mais je n’avais pas de flingue et j’ai pensé que ça tournerait au vinaigre pour nous tous. Alors j’ai guetté depuis une courette voisine, attendant la suite des événements. Assez rapidement, l’un des trois types est apparu avec la baronne. Il la tenait par le bras. C’est là que j’ai joué mon joker. Il y avait une pioche dans la cour où je me planquais. Je m’en suis saisi et j’ai couru à pas de singe jusqu’au couple. »

Il s’assombrit, chose que j’estimais impossible.

— J’étais dans un état second, fait-il. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir. Vlan ! De toutes mes forces ! La pointe de la pioche s’est enfoncée dans la tête du gars et elle est ressortie sous le menton. Putain, cette secousse ! Je l’éprouverai toute ma vie ! Depuis, je n’arrive plus à dormir, grand !

Je fais signe au loufiat de remettre une tournanche. Le croque-Herr est prêt, toiletté dans sa serviette de papier aux armes de la compagnie fluviale.

— C’est pas le premier gonzier que tu biffes, Blanche-Neige !

— De cette manière-là, si !

— Et quoi, la manière ! Clamser d’un cancer du pylore est autrement douloureux. Là, il n’aura jamais su qu’il mourait ! S’il était resté devant son Dubonnet au lieu de s’engager dans les troupes assassines, il serait toujours sur ses deux pattes !

Il hoche la tête, pas convaincu.

— Bon, déballe-moi la suite ! enjoins-je de mon ton de chef suprême.

— J’ai traîné son cadavre dans la cour, puis je me suis chargé de la mémé. En plein cirage ! Elle débigoche, raconte n’importe quoi et se met à chanter à tout propos. J’ai contourné une partie du village pour ne pas risquer de tomber sur les gredins et rejoint ma bagnole. Je venais de décider que la vieille avait priorité absolue. Tu avais à charge de veiller sur elle, je reprenais le flambeau !

— Bravo ! dis-je en lui tendant la main.

On s’en malaxe dix, vite fait, bien fait.

— Où est-elle ? questionné-je.

— Dans notre cabine.

— Ici, à bord ?

Yes, Sir. Nous avons fini la nuit dans la bagnole, au cœur d’un bois. Au matin je l’ai drivée à Budapest où on a pris une piaule dans un hôtel d’avant-dernière catégorie. Là, j’ai examiné la situation. Il fallait que nous quittions la Hongrie discrétos, sans essuyer l’examen des postes frontières. Un dépliant qui se trouvait dans notre chambre m’a fourni la solution.

Il prend son godet où un glaçon se débanquise à toute vibure, fait tinter ce volume en péril dans le breuvage et me porte un toast.

— A toi de raconter, grand !

Je raconte.

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