LUNDI Slovaquie, 18 h

Corvée de chiotte pour le Noirpiot. C’est lui qui nettoie mamie baronne et, crois-moi, dans l’état misérable où elle se trouve, ça n’est pas une sinécure. Il œuvre avec une conscience d’infirmier, mon Jéjé, sous les regards écœurés de la blonde et de Kaszec, lequel a retrouvé ses esprits. On a ligoté le veilleur de nuit sur son lit de camp (il sera délivré demain, à la reprise du boulot) et dûment entravé les prisonniers afin d’avoir l’esprit libre en ce qui les concerne.

Pendant que M. Blanc s’abandonne à son altruisme, je procède à une inspection approfondie des lieux. Mon projet est de profiter de la proximité de l’Autriche pour y passer sans tambour ni trompette avec ma cohorte éclectique. Une fois à Vienne, je contacterai l’ambassade pour obtenir du secours ; le rêve serait de disposer d’un avion privé, ou à la rigueur d’un hélico qui nous permettrait de gagner la zone d’occupation militaire française en Allemagne.

Le coup serait jouable si nous n’avions ces prisonniers de merde qui, je le sais, feront tout pour nous mettre des bâtons dans les roupettes. Je pense qu’à un moment, nous devrons nous en séparer. Bon, très bien, mais la chose ne peut se faire avant qu’ils nous aient révélé la genèse de cette affaire. Maintenant que la mère Van Trickhül a perdu sa boussole de poche, ils constituent à peu près l’unique lien qui nous unit à cette formidable histoire.

Visitant le parc des engins de terrassement je suis perplexe. Fuir avec quoi ? L’auto du veilleur, une vieille caisse d’origine russe, plus cabossée qu’une tronche de boxeur ? Ou bien opter pour l’une des grosses jeeps ? Il y a quatre places dans l’habitacle, si bien qu’en se serrant on peut s’y tenir tous les cinq. Je pense que ce serait mieux.

Blanc qui a terminé sa besogne pour asile gériatrique, réapparaît, un peu pâlot (si je puis dire) et respire l’air frais du fleuve, histoire de se démiasmer les soufflets.

M’apercevant, il s’avance d’un pas incertain. Me regarde faire le plein de la charrette que j’ai élue à un baril pourvu d’une pompe mobile.

— On a la nuit devant soi, note-t-il. Tu choisis quoi ?

— L’Autriche.

— Tu comptes embarquer le couple ?

— J’hésite.

— C’est de la dynamite ! Au moindre contrôle on est bon ! Même si tu les convaincs de grand banditisme, tu iras expliquer aux autorités que nous ne sommes pas les complices de gens auxquels on tente de faire passer des frontières clandestinement !

Comme il a raison, ce grand primate dont j’admire la profonde sagesse !

— Ta langue est moins longue que ta queue, mais comme elle parle mieux ! lui dis-je.

— Proverbe san-antonien ? demande Blanc.

— Je le crains.

Il revisse le bouchon d’essence, le plein s’étant achevé sur le sol.

— Conclusion ?

— Il va falloir questionner Kaszec et la gonzesse ici même avant de les jeter.

Il soupire :

— Encore du pas beau ! Tu sais : ce sont des coriaces, ces deux-là ! Même en les « entreprenant » durement, je doute qu’ils se mettent à table.

— Tout individu a son talon d’Achille, cher homme de la jungle, il s’agit de le trouver.

— Tu comptes les interroger ensemble ?

— Juste ciel ! Tu n’y penses pas ! Va me chercher le gus, on se fera la main sur lui.

Il obtempère de bonne grâce et radine en traînant Kaszec par les pieds.

Le faux officier se paie une chouette noix de coco sur le bocal, éclatée du sommet comme un œuf coque ; on pourrait la bouffer à la petite cuiller.

Je me dis qu’il ne s’agit pas, avec un client de ce calibre, de démarrer en salades, matamorismes, menaces pernicieuses ou torgnoles. Ce serait du temps gâché et j’aurais l’air ridicule d’un prestigitateur sur lequel ses colombes chient au lieu de s’escamoter.

Un court prélude de réflexion (intense) m’induit à porter illico un grand coup. Muni d’un cordage de chantier, j’attache le Kaszec à une grande plaque d’acier dressée, et il se trouve totalement immobilisé, ne pouvant même pas rouler sur lui-même.

Qu’après quoi-ce, je mets la jeep en marche, manœuvre pour me présenter perpendiculairement au zigomard et à une allure voisine de l’immobilité, comme dirait un grand romancier dont je tairai le blase, pas lui faire de la pub, ce con, avance sur lui. Bientôt, la roue gauche du véhicule arrive contre sa cuisse droite, entre le bassin et le genou. Je continue ma progression de façon à ce que l’énorme pneu à gros dessins en saillies repose sur les deux guiboles de notre homme.

Puis je descends pour me pencher sur lui. Il est livide et tremble de souffrance.

Sensible comme une fleur de cactus, Blanc s’est éloigné.

— Excuse-moi, fais-je à Kaszec, je voudrais simplement que tu me dises à quelle bande tu appartiens, ce qu’elle veut de la baronne et à quoi rime cette action à grand spectacle. Si tu ne parles pas, je recule et engage ensuite la roue sur ton ventre. En finale, si tu te taisais toujours, ce serait sur ta figure, et je pense qu’on se dirait définitivement adieu.

Catégorique, non ?

Un mec comme moi, qui ai déjà un peu hécatombé ses complices, ne peut pas ne pas être crédible en tenant un tel langage.

Il clôt ses paupières comme pour masquer sa douleur, mais ses dents le trahissent et grincent comme un portail rouillé.

— Une fois, deux fois, trois fois ; pas d’amateur ? Alors on passe à la phase deux du traitement !

Ainsi que dit, je renouvelle. Maintenant il a les deux roues sur lui : la gauche sur l’estomac, la droite sur les chevilles. Il s’asphyxie à toute pompe.

— O.K. pour parler ? laissé-je tomber de ma hauteur. Il ne peut plus jacter, seulement battre des ramasse-miettes.

Je grimpe dans la jeep et passe la marche arrière. Quand je me ramène vers Kaszec, il est évanoui. Et ça paraît sérieux ; je crois qu’il n’a pu digérer ces deux tonnes sur son estomac. Je dis l’estomac, mais les roues sont si larges qu’il y a eu des dégâts dans la périphérie. Tu veux parier que sa vessie est naze ? Ses boyaux tréfilés pour faire des cordes à raquettes ? Son pylore déconnecté ? Sa rate comme une sole ?

Blanc surgit, les sulfures sulfureux !

— Monsieur le directeur, chevrote-t-il, je te donne ma démission, et il ne s’agit pas là d’une phrase en l’air ! Moi, la Gestapo, merci bien ! Je crois que le désir de réussir te fait perdre l’esprit. Si tu continues à tourmenter ces gens, je me verrai dans l’obligation d’intervenir !

— Ivanhoé !

— Peut-être : on attrape l’ère du héros nègre ! riposte l’Anthracité.

— Je te pisse au cul !

— Ça va bien avec tes nouvelles manières !

— Et ma main sur ta gueule mâchurée ?

— Elle entraînerait la mienne sur ta gueule blafarde !

Pour la première fois depuis le départ de nos relations on a un coup de haine mutuelle. On est là à se défier avec des regards sanguignolents et des tremblements rageurs dans tous les membres.

Et puis, par la force des choses et de la tendresse réunies, la pression baisse. Mes poings durs redeviennent des mains molles.

— Tu l’as vu, le blond, dans sa chambre, avec le nez et les roustons coupés ? articulé-je. C’était un grand artiste. Eh bien, ces fumiers n’ont pas hésité à le mutiler et à l’assassiner ; et tu voudrais que je les interroge en leur chatouillant la plante des pieds avec une plume de paon, dis, arboricole ?

— Tout de même, ronchonne Jérémie, répondre à la torture par la torture…

— C’est parler le langage de ces gredins ! Quand on se permet d’employer les pires moyens pour obtenir satisfaction, il faut s’attendre à une rétorsion appropriée.

M. Blanc gratte sa toison d’astrakan.

— Tu as « encore » des poux ? ricané-je-t-il. Ta maman ne les a pas tous bouffés ?

Ça vient sans que j’aie le temps de réagir : une patate formide au menton. Voilà mon cerveau qui se décroche de ma boîte crânienne et se met à tourner comme une boule de loterie dans sa sphère. Je tente de saisir quelque chose pour me retenir, ne trouve rien et plonge d’une masse sur le gars Kaszec qui n’avait pas besoin de cet excédent de bagages.

Pendant un moment indéterminable, je perds conscience. Tout est brouillard, dans lequel crépitent des étincelles de « cierge magique ».

Quand je reviens à moi, la main large comme une taloche de maçon du Négus me masse la nuque.

— Tu vois à quoi on en arrive, grand con ? balbutie mon pote. Tu l’as bien cherché, avoue ? Cette façon systématique de m’insulter ! Tu le voulais, ce crochet, hein ? Dis que tu le voulais !

— Exact, je le voulais, conviens-je.

— Et pourquoi le voulais-tu ?

— Pour que tu aies du remords, gros nœud ! Tu es mon débiteur à présent !

Il m’aide à me relever ; ce faisant, il questionne en montrant Kaszec :

— Il ne serait pas un peu mort des fois ?

— Complètement, mon bien cher frère ; mais ne t’attends pas à ce que j’éclate en sanglots : il a eu ce qu’il méritait.

Le all black hausse les épaules et se dirige vers la cabane de chantier.

— Tu as raison, dis-je, après l’avoir rattrapé, occupons-nous de la belle blonde à présent. Je pense qu’il nous suffira de lui montrer le cadavre de son coéquipier pour l’amener à composition.

Tout est peinard dans l’habitat du gardien. Celui-ci roupille toujours sur son lit. La baronne aussi, qui, assise sur la chaise, avec le menton entre ses nichons de fin de kermesse, les bras ballants de son part et d’autre, ronfle à s’en carboniser les sinus.

« O vieillesse ennemie », récité-je mentalement en considérant cette femme qui, il n’y a pas si naguère, fut probablement brillante, élégante, conquérante, et qui, désertée par l’énergie et la lucidité, n’est plus qu’une vieille breloque au rebut.

— Bon, me secoué-je, au tour de Miss Europe Centrale, à présent.

Je me penche sur elle et la constate inanimée. Dormirait-elle également ?

Il n’y semble pas ; d’ailleurs, elle a les yeux à demi ouverts.

Je porte la main à son cou. Ça ne bat plus dans la région jugulaire. Tu ne vas pas me dire, Casimir, qu’elle a passé l’arme à gauche ?

Et pourtant !

— Elle aussi ? bégaie le « démissionnaire ».

— Je crois ; mais tu es témoin que je n’y suis pour rien ?

Blanc Jérémie s’allonge sur le plancher et place sa tête sombre près de la tête claire.

Il étudie le visage de la jeune aventurière.

— Odeur d’amande amère, récite-t-il lèvres bleues : elle s’est empoisonnée avec une capsule de cyanure.

— Comment aurait-elle pu le faire, ligotée comme elle est ?

Il me toise d’un air apitoyé :

— Tu ne sais peut-être pas que les gens qui s’offrent la possibilité de se suicider ainsi ont en permanence une capsule cachée dans la bouche ? Dent truquée, mon pote : Himmler, Goering, Laval, une chiée d’autres !

— En tout cas, nous sommes marron ! lamenté-je.

Il sourit.

— Moi, j’ai l’habitude de l’être, dit Blanc.

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