Y a plein de gens qui disent la vérité comme une montre arrêtée donne l’heure : deux fois par jour, et pas longtemps. Il est clair que mon prisonnier appartient à cette confrérie.
Lorsque je lui ai arraché son bonnet de laine pour mater sa physionomie, je contiens mal un frisson de répulsion. Gueule de vermine irrécupérable. L’homme des plus bas coups de main, le salaud de vocation qui doit jouir dans ses hardes quand il provoque la douleur d’autrui.
Quand on joue « Verdun page d’histoire » à quatre plombes du mat dans un village touristique, on a intérêt, ensuite, à se déguiser en homme invisible, sinon on a droit à la béchamel du siècle.
La ruelle de Pourrinet partant à l’escalade d’une colline, je nous y sommes engagés, moi filant des coups de genou dans les meules du zigoto pour l’inciter à tricoter. Au bout de peu, et sans avoir rencontré quiconque, nous déboulons sur une esplanade où se dresse l’église Saint-Jean Baptiste. Je me dis qu’un lieu de cette qualité est secourable pour les hommes de bonne volonté en bute aux tracasseries existentielles, aussi ouvré-je-t-il la porte afin de nous y mettre à l’abri.
Les vitraux déversent une lumière jaspée, due au clair de lune qui les traverse. Je remonte l’allée centrale jusqu’au chœur et oblique sur la droite où se trouve la porte de la sacristie. Elle n’est pas fermée. La pièce, blanchie à la chaux, est meublée d’un immense porte-chasubles, d’un bureau et de quelques sièges. Aux murs, des tableaux religieux, au cadre de bois noir, racontent le Petit Jésus. L’endroit ne comporte qu’une fenêtre étroite, perchée, qu’on peut obstruer avec un rideau de vieux velours coulissant sur une tringle.
Je tire celui-ci et donne la lumière.
Mon malfrat blessé tient son bras troué de sa main valide. Il pisse le sang de manière inquiétante qui me donne à craindre que je lui aie pété une artère à grande circulation. Il faudrait lui poser un garrot et le conduire dans quelque centre hospitalier, seulement c’est là un luxe que je ne puis lui offrir, compte tenu des circonstances.
— Assieds-toi ! lui enjoins-je.
Il reste sans réaction.
— Sit down ! reprends-je.
Là, il pose son deux-pièces-trou-de-balle sur une chaise rempaillée de frais. Sa main crispée est rouge et, déjà, une flaque s’étale sur le carrelage.
Ma conscience regimbe. Il va se vider la tuyauterie, ce con, si on ne lui porte pas secours. Je lui en fais la remarque et il a un sourire torve qui se veut fataliste, mais je doute de sa sincérité. Quand un gusman voit sortir à flots son beau raisin de son corps, il n’en mène pas large.
— Où ton copain a-t-il conduit la baronne ? lui demandé-je.
— Aucune idée.
— Dommage, parce que nous allons rester ici jusqu’à ce que tu me répondes, et je ne pense pas que tu possèdes une grande autonomie de sang.
Il ne bronche pas.
— A l’allure où tu te répands, mon ami, tu seras en un rien de temps vide comme le verre d’un poivrot. Tu ne trouves pas ça idiot ?
Comme il se tait toujours, je place une chaise face à la sienne, l’acalifourchonne et m’accoude au dossier pour contempler mon zèbre plus à l’aise.
Il est très brun, le visage triangulaire bleui par la barbe de nuit. Il porte ses cheveux longs, en queue-de-cheval ! Rien que je trouve plus con. Une queue-de-cheval, pour un homme, bravo ! Mais dans son bénouze seulement. Leur manière, ces trouducs, d’abdiquer leur masculinité en s’affublant de coiffures insensées !
T’en as qui se rasent la tronche pour ne conserver qu’une grosse touffe en brosse de chiendent, d’autres qui se pratiquent comme une longue visière de tifs, gominée à mort, et puis encore des inventions capillaires de zozos qui prennent ces automutilations pour du courage et roulent des mécaniques de manière dérisoire, les pauvres mômes !
L’humanité se fait de plus en plus la gueule qu’elle mérite. Le pur con veut que sa connerie se voit au premier regard, alors il use d’un code pour la mettre en évidence. Et moi, quand j’en croise, j’ai envie de leur dire : « Mais bien sûr que t’es con à bouffer de la bite en salade, mon grand ; c’était pas la peine de faire tout ce cirque : je m’en serais aperçu tout seul ! »
Curieuse partie de bras de fer, si je puis dire. Son courage contre ma pitié. Qui craquera le premier ?
— Avec la gueule et l’accent que tu as, tu n’es pas anglais, je murmure.
Il me vote un nouveau sourire maléfique.
— Je ne suis rien !
— Je vois, dis-je, absolument rien, pas même un bon malfrat ! Alors que tu as une mitraillette en pogne, tu te laisses piquer comme un bleusaille. S’ils n’ont que des guerriers comme toi, dans votre bande, ils ne doivent pas souvent gagner la guerre !
Mon sarcasme le flagelle et sa pâleur consécutive à « l’exsanguination » s’accentue à tire-d’ailes.
— Tu connais ton groupe sanguin, j’espère ? fais-je d’un ton léger. Car si tu me réponds avant d’être à sec, il ne faudra pas perdre de temps pour refaire ton plein !
Marrant comme, parfois, l’imagination est stimulée par une image, voire par certains mots.
Là, est-ce la notion de son corps « à sec », est-ce la formule médicale « groupe sanguin » ? Toujours est-il qu’il a le sursaut, l’artiste. Il est flashé dur par l’horreur. Il s’imagine en train de s’affaiblir rapidos et de sombrer dans le désert de ses veines vides.
— On l’a embarquée d’urgence pour…
Ecoute, écoute : un vrai film de suce-pinces ! Tu sais, le coup de théâtre qui te cisaille à bout portant au moment z’où. Le côté : « L’assassin, c’est… » Et le gus qui allait cracher le morcif moule une bastos entre les étiquettes !
Kif-kif pareil, je te dis.
A l’instant où il prononce cette phrase qui se veut révélatrice : « On l’a embarquée pour… », la lourde de la sacristie s’ouvre à la volée et un nergumène pistoletté défouraille gaiement.
Mon blessé s’en dérouille une derrière la tronche, une chouette qui lui traverse le crâne via le cerveau et lui ressort par l’œil droit pour aller trouer un tableau représentant saint Joseph enseignant à Jésus comment mortaiser une pièce de bois pour lui permettre de recevoir le tenon. Eh bien Joseph se biche une prune au moins de 11 mm dans la coiffe. Pas de bol, hein ?
Mais j’ai pas le temps de m’étendre sur les dégâts, je préfère m’étendre sur le plancher, tout contre le burlingue ciré. En combien de temps dégainé-je-t-il ? Pas discernable. D’autres bastos pleuvent dans la sacristie. Le pauvre saigneur, architroué, raisine de plus en plus. Il a chu de sa chaise, pif en avant, me faisant sans le vouloir un rempart de son corps, comme on dit dans la littérature mineure.
Et bibi, stoïque, animé d’invincibilité[5] chronique, de coucher en joue le petit nuage bleuté qui se constitue devant le tireur. Je largue le potage une fois, deux fois. Le tir d’en face cesse. L’homme s’abat comme les chênes qu’on. Sa gueule éclate sur le sol ; faut dire que mes dragées l’avaient déjà pas mal fissurée. La sacristie ressemble à présent aux abattoirs de la Villette.
D’un bond félin me revoilà à la chère verticale, position dont on ne se lasse pas.
J’enjambe, je réenjambe, passe dans l’église. Me ravise, reviens mettre mon feu d’occase dans la main de mon ex-blessé (qui a monté en grade puisqu’il est mort maintenant). Pas de regrets : le chargeur est vide et je n’ai pas le temps d’aller à l’épicerie acheter des pruneaux de rechange.
Je m’aventure jusqu’à la porte cashère de l’église. Je pige que le complice de mon blessé n’a pas eu de mal à suivre notre trace : un filet de sang continu balise notre chemin. Je stoppe, près du bénitier, me demandant s’il est prudent de filer par la grande porte. L’homme que je viens de repasser à l’amidon n’a pas dû venir seul, probable qu’un autre gazier l’attend au volant d’une tire, faisant le pet à l’extérieur.
Mon regard tombe sur un grand tableau qu’éclaire la lune rougie par le vitrail ; il représente un ange « grandeur nature », si tant est qu’il existât des anges. Moi je trouve ça répugnant, un être à forme humaine avec des ailes. T’imagines cet organe couvert de plumes dans un dos d’individu ? Ça filerait la gerbe à un iguane ! Ma pomme, un ange se pointerait pour m’annoncer que je dois aller sauver la France dard-dard, je me taillerais les coudes au corps malgré mon patriotisme exacerbé.
Pourtant, il a l’air bienveillant avec mézigue, celui du portrait, dans sa belle robe azur et doré. Il semble m’adresser un signe du doigt, sans blague. Il me désigne, non pas le ciel, ce qu’a probablement voulu le peintre, mais la tribune des orgues. Et son regard est si présent, si péremptoire, que je m’engage dans l’escalier en collier de maçon, non sans avoir ôté mes escarpins.
Tu vas mesurer comme je suis un triste fumelard, de déblatérer sur ce messager de Dieu, car, à peine ai-je atteint la galerie que j’entends la porte s’ouvrir, un double pas réverbéré par la voûte retentit. De ma position perchée je vois pénétrer deux mecs en sombre. Dis voir, c’est un bataillon cette bande tracassière qui « s’occupe » de la mère Van Trickhül. Quand y en a plus, y en a encore !
Les deux survenants inspectent rapidos et vont jusqu’au chœur, attirés par la lumière de la sacristie. Ils découvrent le paysage.
L’un s’écrie « O Seigneur ! » en anglais, exclamation tout à fait conforme au saint lieu ; l’autre hurle « Putain de sa mère ! » en italien, ce qui est moins orthodoxe.
Ayant ainsi souscrit aux impétuosités de la stupeur, ils tiennent un rapide « concile à bulle », comme dit volontiers Bérurier. Il en ressort qu’ils estiment que je dois me trouver encore dans l’église car ils prennent en main leurs rapières et rebroussent chemin en visitant les confessionnaux. Ne m’y ayant point trouvé, ils vont à l’escalier que j’ai emprunté et s’y engagent. Ma chance est qu’ils l’empruntent à l’unisson, pratiquement collés l’un à l’autre.
Pour Bibi, la fiesta continue. J’empoigne à deux mains le lourd tabouret pivotant de l’organiste, en chêne massif, et m’approche de l’escadrin. Le coin est propice car une ombre épaisse me protège.
J’attends avec sérénité la suite des opérations. Bientôt, la tête du premier gars surgit au dernier virage des marches. Je maîtrise ma fébrilité. Pas d’impatience, tu le sais, mais le calme engendreur du succès.
Il faut que le second bandit se trouve dans l’alignement de celui qui le précède si je veux jouer aux dominos avec eux.
Je tiens le tabouret dressé au-dessus de ma tête, à bout de bras. Il pèse au moins quarante kilos, le bougre. En tout cas trente-neuf cinq cents !
Ça y est, je tiens mes deux bustes. C’est le moment, c’est l’instant, Armand. Gare aux taches ! Vraoum ! De toutes mes forces ! Mamma mia, ce grabuge ! Le premier de cordée chope le meuble en pleine poire ; ne dit pas une broque, mais se trouve catapulté à la renverse contre son camarade.
Y a cascade de viande dans l’escadrin, fils ! Le second bieurle aux petits pois vu qu’il doit, en dévalant, émietter sa colonne vertébrale.
Bibi n’attend pas le résultat des courses pour descendre quatre à quatre les marches en forme de boomerang, une main coulant sur la rampe vernissée.
Je saute à pieds joints sur les deux corps enchevêtrés. Le ziguche qui fermait la marche me reçoit plein cadre car j’ai à-piedjointé sur sa poitrine.
Quatre cerceaux de nazes, plus deux de voilés. Il est out, cherchant à renouer des relations privilégiées avec l’oxygène ambiant.
Je ramasse son feu qui gît sur les dalles et cette fois m’esbigne par la grande porte non sans avoir adressé un grand merci à l’ange.