VENDREDI Entre Innsbruck et Salzbourg, 12 h 30

Mes réflexions sont noires et froides comme la truffe d’un chien bien portant. J’essaie de considérer « l’affaire » dans son ensemble, mais j’y parviens mal, ne disposant pas de données suffisantes. Mon éminent confrère Buton-Debraghette aurait dû m’en dire davantage sur les dangers encourus par sa compatriote. Tout ce qu’il m’a craché, c’est que la baronne était une personne éminente, richissime, apparentée à la Cour, et qu’elle courait un grand danger en prenant l’Orient-Express.

Je me suis contenté de cette donnée pour lui organiser ce que tu sais. Et bon, maintenant, malgré ma feinte-à-Jules, je l’ai dans la prose sous forme de suppositoire profilé et la dame Van Trickhül itou, la pauvre âme. Cela dit, elle n’avait qu’à se soumettre et respecter mon plan au lieu de zober ceux qui la protègent. C’est une téméraire, la grosse, une qui conserve sa foi en elle et qui tente le diable, persuadée que messire Satan n’osera jamais la repasser.

Peut-être ai-je tort de poursuivre le voyage ? Il a raison, Blanc, c’est pas très logique ; mais bibi quand son instinct se met à lui souffler des trucs, il joue à colin-maillard la tête la première.

Une nouvelle chose qui me tarabuste l’âme, comme dirait la gentille Françoise Sagan, c’est l’absence prolongée du Gravos. Depuis ma visite à Cédric Demongeard, je ne l’ai plus revu, Bibendum.

Sa cabine est vide et il n’est pas au wagon-bar, je te le répète. Que dois-je en conclure ? Qu’il est descendu lui aussi à Innsbruck pour écluser une bibine fraîche au buffet de la gare et qu’il a loupé le dur ?

L’horizon s’assombrit, moi je te le dis.

Je suis à remâcher mes rancœurs lorsqu’on toque à ma porte. Je tourne le loquet et me trouve face à face avec la jolie Anglaise, pudique et rougissante comme j’aime.

— Vous voulez bien m’excuser ? demande-t-elle.

— Si c’est de cette visite, je vous en remercie, au contraire.

Elle chuchote :

— Mes parents et Dorothy sont allés à la boutique cadeaux.

— Et vous préférez la mienne ! fais-je en plaçant chacune de mes mains de son part et autre, bien à plat contre la cloison d’acajou.

— Ma sœur m’a dit que vous lui aviez débité des grossièretés ; est-ce vrai ?

— Tout à fait exact, mais c’est elle qui a commencé en me déclarant qu’elle trouvait la cuisine française obscène !

La belle brune sourit.

— Ça ne m’étonne pas d’elle, elle a un caractère impossible.

— Baste, fais-je, peut-être en aurait-elle un meilleur si elle était aussi jolie que vous.

Elle pique son fard avec une aiguille à chapeau.

— Comment vous prénommez-vous ? inquisitionné-je.

— Gwendoline !

Le pied !

Pile le nom d’une héroïne de Céline, dans Mort à Crédit. La petite môme qu’il connaît dans son pensionnat britiche.

— De quoi mourir de bonheur en le prononçant, dis-je.

J’avance ma bouche vers ses lèvres. La voilà palpitante comme un oiseau tombé du nid que tu recueilles, ou comme une bite d’adolescent dans la main d’une amie de sa mère (tu choisis l’image la plus saisissante, celle qui te « parle » le plus).

Au point de jonction où nous sommes, un baiser me paraît inévitable, aussi ne l’évitons-nous pas et je lui place une pelle de forte magnitude pour adolescente troublée.

Les bouches des jeunes filles ont un goût inoubliable qui ne ressemble pas à celui des femmes « accomplies ». Goût de verveine infusée, de fraîcheur matinale. Chose curieuse, je me sens investi d’une merveilleuse pureté en l’embrassant. Foin du désir charnel, bas et impétueux. Là, c’est un retour aux sources. C’est La source ! Je laisse mes mains étrangères à son corps, comme l’écrirait mon cher Roger Peyrefitte dont la prose n’est que délicatesse.


On reprend souffle. Pour récupérer, je frotte doucement ma joue à la sienne (je suis rasé de frais, rassure-toi).

Elle a le souffle bref, chargé d’odeurs légères ; la poitrine qui se soulève et s’abaisse en cadence.

Je reviens au baiser ; celui-ci, je le fignole davantage. La pointe de ma menteuse investigue ses chailles, gencives et presque ses amygdales.

— Gwendoline ! soupiré-je avec ce qui me reste d’oxygène en caisse. O Gwendoline, mon rayon de miel, ma rose de Picardie.

Je passe un instant éclatant. Redevenu collégien, l’Antoine, grâce à cette étudiante anglaise.

— Il faut que je parte, chuchote-t-elle en remettant des mèches en ordre.

Nous sortons.

La sœur-guenon est là, le regard injecté de merde.

— J’en étais sûre ! grince-t-elle en anglais britannique.

Salope ! Elle est revenue d’urgence parce qu’elle sentait que sa jolie frelote avait une idée de derrière le cœur.

— Je viens de lui faire visiter ma collection de timbres rares, expliqué-je d’un ton léger.

Mais la poutronne me hait à pleine vibure et feint de ne pas me voir. Les deux se rabattent dans leur comparte, histoire de laver mon linge sale en famille. Du coup je me rends au restau, avec le secret espoir d’y retrouver le Gravos.

Nobody. Je suis le premier à table, avant l’heure de la graille, ce qui me vaut une gueule réprobatrice du maître d’hôtel. Je le prie de ne pas s’occuper de ma pomme avant le coup de pétard du starter et je sors mon calepin noir pour, sur une page blanche, dresser un résumé de l’affaire.

Tout ça, une fois noir sur blanc, me paraît branli-branlant. Pourquoi avoir enlevé mémère ? Pour la rançonner ? Pour lui faire cracher un secret ?

Le vieux couple allemand, dont la femme marche à l’aide de cannes anglaises, se pointe cahin-caha et s’installe à la table la plus voisine. Après, ce sont les deux vieilles ladies jacassantes et perruchardes qui arrivent, puis mon pote le peintre Demongeard. On se considère. Il est tenté de prendre place à ma table, mais je lui adresse une œillade dénégatrice et il se fait installer à l’autre bout du wagon. D’autres voyageurs surviennent : des Japonais, des Nordiques, un ménage ricain dont le mec mesure deux mètres vingt avec des battoirs à linge capables de masquer l’écran d’un téléviseur géant.

« Il y a des gens bizarres, dans les trains et dans les gares », chantait jadis la mère Piaf. Quand t’es là, immobile, à contempler cette faune hybride, t’es troublé. Tu te demandes pourquoi le hasard vous a rassemblés, ces tordus et toi (autre tordu) ? T’es effaré par la somme des probabilités qu’il aura fallu pour fomenter une telle rencontre. Tu lui cherches confusément une signification. T’aimerais que tout ça ne soit pas gratuit, que ça corresponde à quelque secrète harmonie ; qu’il y ait un vague dessein, comprends-tu-t-il ?


Le service commence. Afin de me doper le mental qui tourne décombres, je commande une boutanche de Baume-de-Venise pour escorter mon foie gras, fais l’impasse de vinasse sur les coquilles Saint-Jacques et achève le flacon avec le diplomate. Tu vois ? Toujours bien régenter la tortore, c’est une manière de s’assurer une règle de vie convenable. L’homme qui gère parfaitement son menu conserve une éthique.

Le wagon, maintenant, est plein, bourré comme un oignon de pédoque incarcéré. Au bruit des bogies (ou boggies) s’ajoutent le ronron de converses et les tintements de vaisselle. Je considère ma bouteille vide avec mélancolie. Béru n’est plus à bord, sinon il n’aurait pas loupé la bouffe, tu penses bien ! Qu’est-ce qui a motivé son largage, ce con ? J’hésite à écluser encore un petit quelque chose pour me désendolorir l’âme. Le dur n’arrive qu’à 22 h 30 à Budapest. J’ai tout le temps de m’offrir une sieste colmateuse. Un « petit » digestif ? J’aime pas ça. Papa a eu le temps de m’apprendre à aimer le pinard avant de raccrocher sa clé au tableau. Le vin souverain, si noble, si multiple ! Source d’ivresse et de vie ! Le Baume-de-Venise est très doux, ineffable à boire. Si t’exagères, il te laisse ensuite dans la clape un goût « consistant », un peu gluant, de papier tue-mouches.

Bon : je dois balayer la cour. Je demande une demi de champ’ au loufiat, frappée à outrance.

Tiens, la dernière table libre est monopolisée par les quatre Anglais. J’adresse un sourire long comme un bandonéon déployé à Gwendoline, mais elle ne l’aperçoit pas.

Torpeur bienfaisante. Le convoi ralentit pour se blottir une fois de plus sur une voie d’accueil. Un long moment s’écoule avant que ne surgisse un rapide d’enfer. Il secoue nos beaux wagons au passage. Son ouragan de bruit et de ferraille passe sur notre quiétude comme un stuka de la guerre de 39 sur une métairie normande. Sa vitesse le neutralise. On se remet doucement en branle.

Et puis voilà soudain qu’arrivent trois contrôleurs à la fois. Ils ont le kébour enfoncé au ras des sourcils, portent des lunettes qui font miroir et ont chacun une sacoche de cuir sur le bide.

Onc ne leur prêterait attention, si l’un d’eux ne se plantait à l’entrée ouest du wagon et ne se mettait à débiter, d’une voix forte et en anglais :

Ladies and gentlemen, your attention, please !

Les convives cessent de claper. Les voilà tout ouïe. Alors le contrôleur extrait un pistolet gros comme ma bite de sa sacoche et déclare :

— C’est un hold-up ; je vous serais reconnaissant de garder votre calme.

Ses deux potes ont dégainé à leur tour et se mettent à faire la collecte, de table en table, en brandissant leurs sacoches béantes. Comme il est conseillé aux voyageurs de ne laisser ni bijoux ni valeurs dans les compartiments, tu parles si la ramasse est juteuse ! Ça se met à pleuvoir dru dans les escarcelles de cuir. Les voyageurs (et geuses) sont terrifiés et balancent plus abondamment que pour la Croix-Rouge ou le Sida ! Parfois, une dadame distraite oublie de larguer ses boucles d’oreilles, alors le « quêteur » lui chatouille le lobe du canon de son arme et la malheureuse s’empresse de réparer cette omission.

La chose se passe dans un parfait silence, à peine troublé par la marche du train. L’un des « contrôleurs » a fait entrer l’ensemble du personnel dans la cuisine et en a bloqué ensuite la lourde au moyen d’un coin d’acier. Opération bien préparée et parfaitement exécutée.

Voilà, c’est mon tour. Un membre du trio me tend sa fameuse sacoche déjà confortablement garnie. A ma pomme de vider mes fouilles.

En soupirant, je passe la main sur mon portefeuille, du moins fais-je-t-il semblant car, en réalité, c’est la crosse de mon pote tu-tues que je saisis à l’étage au-dessous.

Il m’arrive, parfois, de te relater certains de mes fesses d’armes, comme dit Béru. Je le fais toujours avec la plus grande honnêteté, soucieux d’exactitude et n’hésitant pas à mentionner mes bavures ou ratages quand il s’en produit. Mais là, mon action est un modèle du genre. Si un nœud volant japonais avait la bonne idée de le filmer, on passerait ensuite le document dans les écoles de police.

Mais bon, je te résume.

Premier temps, ma droite tire le flingue de son holster et l’abat en flugurance sur la tempe de l’hold-upeur, tandis que ma gauche lui arrache son feu. L’homme s’écroule, je freine sa chute de mon genou relevé pour éviter le bruit. N’ensute, j’ajuste la main armée du chef (ou présumé, je parle de celui qui a annoncé la couleur) et lui balance une bastos qui lui fait sauter le médius et l’annulaire (sans parler de son feu). Mais je ne suis pas homme à m’arrêter en si bon chemin. Me reste le troisième. Il vient de se retourner, surpris par la détonation.

Hands up ! je lui hurle.

Tu parles ! Voilà ce con qui m’aligne. Heureusement, j’étais sur le qui-vive. Un quart de volte et ses valdas vandales massacrent la superbe applique tulipe Arts déco placée derrière moi.

Je lui riposte de deux prunes bien mûres dans chacune de ses deux épaules et le voilà transformé en otarie de cirque, sauf qu’il est infoutu de faire bravo !

— Allez délivrer le personnel en cuisine ! lancé-je à mon pote le barbouilleur de génie. J’ai besoin d’aide pour faire le ménage !

Il y court.

Arrivée des serveurs ritaux, tout joyces de voir que la conjoncture se représente sous les hospices de Beaune.

Ils m’aident à regrouper mes trois éclopés dans un angle du wagon, vitement libéré par les convives. Les trois pourris n’en mènent pas largif : les blessés par balle geignent, mon assommé râle. Mes potes du service trouvent des liens pour ligoter ces durs devenus mous.

On va bientôt arriver à Salzbourg où la police autrichienne leur organisera un grand festival Mozart rien que pour eux, avec grand renfort d’instruments à percussion.

A bord, c’est la liesse. Le maître d’hôtel procède à la restitution du butin, aidé d’un vrai contrôleur surgi opinément.

On me gratule, me bisouille, me papouille ; une belle dame comprimée dans du Chanel m’étreint et me bouche-que-veux-tu d’avoir pu récupérer son collier de chienne or et émeraudes. Elle s’astique le pubis de Dechavanne contre ma cuisse en m’exhortant comme quoi je suis un merveilleux darlinge. Pas de la première fraîcheur : elle a commencé les matches retour et les années à domicile comptent double, hélas. Mais dans la touffeur de l’été, tu y regardes moins à deux fois.

Ma prouesse me promeut héros à part entière de l’Orient-Express.

Et on arrive à Salzbourg. La police prévenue radine. Explications, témoignages. Comme j’ai tiré sur les malfrats on veut que je descende pour les formalités. Très peu pour ma pomme ; tout ce que je déteste dans mon métier : les rapports (je n’aime que les rapports sexuels).

La discussion se fait âpre. Qu’à la fin, je prends à part l’inspecteur Ankulmayer, lui produis mes documents de chef de la police française et lui confie que je suis à bord pour assurer la protection d’un homme d’Etat de premier plan voyageant en coquelicot (Béru dixit). J’ajoute que je suis un intime d’Otto Khar, le ministre de l’Intérieur autrichien, et qu’il n’a pas de souci à se faire : je recevrai à Paris une commission rogatoire (que Bérurier nomme commission rogaton, voire, parfois : commission arrogante) qui recueillera ma déposition.

Tout baigne. On embarque les écumeurs de train et celui-ci repart en direction de Vienne.

J’échappe de mon mieux à la reconnaissance admirative des populations ferroviaires et vais me réfugier dans ma cabine. Tu sais pourquoi ? Quelque chose me turluqueute depuis l’intervention des trois pillards. Quelque chose de troublant dont je veux avoir le cœur net.

En portant la main à ma veste, tout à l’heure, feignant de prendre mon larfouillet, mais bichant en réalité mon ribousin, j’ai senti la présence dans ma fouille d’un objet inconnu. L’action primait, je ne me suis pas attardé, me promettant subconsciemment de revenir sur cette énigme.

A l’abri des regards indiscrets, j’ôte mon veston et l’ouvre sur le canapé.

Mon crapaud est là, impec : croco avec coins en or (un cadeau de ma Félicie au dernier Noël). Mais, derrière cet étui à flouze, s’en trouve un second, extra-plat, en cuir bordeaux qui ressemble à celui d’un petit peigne de fouille.

A l’intérieur, se trouve une plaquette de métal de dix centimètres sur trois, percée de trous. Ceux-ci sont ronds, carrés ou triangulaires et disposés irrégulièrement. Il y en a neuf en tout.

J’examine longuement cette chose sans parvenir à lui trouver une signification. Elle est en acier flexible et ne comporte aucune inscription.

Qui a glissé cette plaque dans ma poche ? Le steward de cabine ? Un voyageur en me croisant dans le couloir ? On est souvent obligé de se frotter le bide pour passer.

Au bout d’un instant de noble méditance, je fourre l’objet sous la doublure de ma valise Vuitton, après y avoir pratiqué une encoche, me promettant d’y revenir plus tard.

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