Elle est exténuée, la baronne. Elle arrive à un âge où les aventures de ce troisième type : les fuites, les rapts, les séquestrations, les coups de verge ferroviaires te malmènent le physique et le moral. Le danger est dur à assumer pour une personne qui vit dans la crème Chantilly de l’aisance. La vue de son « sauveur » raide comme barre, avec, pour ultime langage celui de ses entrailles, telles les carmélites, achève d’anéantir la digne dame.
Je prie nos hôtes de nous excuser et j’entraîne la matrone titrée dans la pièce contiguë, en l’occurrence une chambre à coucher.
— Madame, l’attaqué-je, lorsqu’elle s’est assise dans l’unique fauteuil de la pièce, avec moi en tailleur à ses pieds, il est grand temps de me fournir quelques explications. Vous subissez la pression de gens bien décidés à vous nuire, et qui arriveront à leurs fins si l’on n’établit pas d’urgence un pare-feu. Nous sommes à l’étranger, dans un pays de l’Est, naguère communiste, qui n’a pas encore établi de liens très forts avec nos propres nations. Nous devons jouer serré, madame. Un malheur, déjà, s’est produit, d’autres vont suivre.
— Vous croyez qu’Alexandre-Benoît est perdu ? balbutie-t-elle.
— Ce n’est pas à lui que je fais allusion, mais à votre amant de cœur, le déjà célèbre peintre Cédric Demongeard.
Là, elle comporte comme si un samouraï venait de lui enfoncer un sabre de quatre-vingts centimètres dans le fibrome. La baronne porte ses deux mains à ses mamelles en cours de liquidation judiciaire et s’exclame :
— Oh ! Non !!!
Trois points d’exclamation, mon cher : je les ai comptés.
Et ma pomme, impitoyable, de balancer en écho :
— Hélas !
— Vous voulez dire ?…
— Oui, madame.
— Mort ?
— Après avoir été torturé dans la chambre que vous aviez réservée à Budapest.
Je vois d’énormes larmes épaisses comme de la glycérine jaillir de ses yeux.
— Après torture, dites-vous ?
— On lui a sectionné le nez et les testicules, baronne !
— Et puis on l’a mis à mort ?
— Une mince tige d’acier enfoncée dans le cœur : ça ne pardonne pas.
— Si on l’a tué, c’est qu’il a parlé ?
— Ne lui en tenez pas rancune : un bel homme privé de ses roustons ne peut se contrôler. Les gens qui s’acharnent contre vous sont à pied d’œuvre. Leur récent attentat sur la personne de mon collaborateur le prouve. Il convient de tout me dire, et de me le dire d’urgence ! Chaque seconde perdue peut vous être fatale.
Elle reste prostrée, à acquiescer lamentablement, comme un être privé d’esprit.
— Parlez ! l’exhorté-je-t-il. Dites-moi tout ! Vite ! Alors il se passe une chose sinistrante : la voilà qui se met à rire. Son regard est totalement égaré.
Viendrait-elle de perdre la boussole, la pauvre femme ? Trop de stress. A son âge, ça ne pardonne pas ; on se détériore de la hotte, on charançonne du petit pâté. En apprenant l’atroce mort de son peintre, elle a craqué, la vioque, son bulbe s’est voilé, il a pris le jour ! Voilà qu’elle se met à chantonner. Dis, tu juges ? Elle fredonne les Roses blanches ! De quoi se l’extraire et se la peindre aux couleurs belges ! Oh ! merde, cette tartine de gadoue, mon pote ! Je vais finir par déclarer forfait avant le lever du jour, moi. J’entrave ballepeau à cette historiette. Trop, c’est too much. Faut suivre.
Il m’a flanqué dans une sacrée pistouille, mon pote bruxellois. La prochaine fois que je retourne visiter la place Royale, c’est pas sa grande fille que je tirerai à Buton-Debraghette, mais sa rombière. Elle ressemblait à quoi, la cheftaine de police, au fait ? Une dondon dodue, probable : bière et frites à toute heure ! Le cul comme un ancien tender de loco, à l’époque du charbon. Tu y vas au ringard, là-dedans, elle croit que tu lui places un suppositoire. Pour la faire vibrer, la Gertrude, faudrait un pic pneumatique. Et encore ! Elle glousserait comme quoi ça la chatouille.
En amour, le pire, c’est les femmes placides. Frigides, tu peux espérer le déclic ; même ça te défie et tu déploies toutes tes brèmes. Mais placides, c’est la sérénité inamovible de la vache. T’as déjà vu des femmes de taureau se faire miser, toi ? Des bœufs ! Indifférentes au-delà du possible. Insensibles et résignées. Ferdinand l’escalade à grand renfort, mais la vache se laisse fourrer comme si ça ne la concernait pas. Elle veut pas le savoir. Elle morfle sans sourciller un chibre gros comme un bras d’honneur de gladiateur. Son cul n’est rien d’autre qu’une servitude, un droit de passage consenti dans la plus totale indifférence.
Et ma pomme de divaguer, tandis que la baronne chantonne, que Béru joue les gisants chinois en terre cuite, que le compteur de mon taxi tourne et que je deviens, sinon chèvre, du moins bouc émissaire !
Dans mon idée, elle devrait roupiller un brin, Léocadia, pour tenter de se refaire une santé. Elle est en rupture de stock, question énergie. Doit se faire rempailler le citron, mémère. Les gens ne gâtochent pas d’un instant à l’autre, ça les biche par accès, périodes. Puis ils redeviennent normaux avant de replonger un peu plus tard.
Je décide d’alerter Pourrinet pour que sa ravissante aide la baronne à se torchonner.
Je retourne au salon.
Oh ! dis donc ! « La nuit des longs couteaux », on joue dans la pièce attenante. Mes hôtes sont laguches, côte à côte, face à une cloison contre laquelle ils prennent appui des deux mains tandis que leurs pieds s’en trouvent écartés à l’extrême. Un type habillé d’un blouson et coiffé bas d’un bonnet de laine se tient assis derrière eux, un pétard en main, un chouette : au moins du 9 mm.
Deux autres mecs, dont l’un est armé d’une mitraillette clairon (c’est mézigue qui l’appelle ainsi) attendaient ma sortie en braquant ma porte (et donc moi, à présent).
D’un signe de tête, il me fait signe d’aller me placer auprès de mes copains et d’adopter leur posture. Bon, s’il n’y a que ça pour lui faire plaisir, on ne va pas se chicaner pour si peu.
Le troisième, qui n’a encore rien fait d’intéressant, passe dans la chambre que je viens de quitter et réapparaît en tenant la baronne par le bras.
Ces gens sont d’une efficacité qui s’appuie sur le silence et la détermination. Le type en question quitte la maison avec la dadame ; j’entends la porte de fer qui grince dans sa rouille.
Cette fois, te voilà bien niqué, mon Sana. Toi qui as pris l’Orient-Express pour protéger la mère Van Trickhül et qui, par deux fois, te la laisses engourdir à tes nez et barbe, gros malin. Non, pas malin : madré que prétend l’autre con de Félisque Binoït, qui possède autant d’humour qu’un bac à friture refroidi et le fait savoir.
Le grand chef suprême de la Rousse parisienne est là, mains au mur, les tempes battantes d’une rage incoercible, comme on dit dans le commerce.
Le temps s’écoule, pour du beurre. On attend quoi ? Le retour des Russes ?
Probable que le gazier qui a embarqué Léocadia dirige le commando et qu’il va revenir. C’est bien sûr lui que nous espérons. Dans quel but ? Ces méchants comptent-ils nous récurer la prostate ? Voire nous embarquer à notre tour ?
Je me dis qu’il me reste encore des petites ampoules soporifiques dans ma poche gousset et qu’en craquer une serait judicieux à ce moment de l’action (ou plutôt de l’inaction). Seulement, avec ces gaillards, je sais qu’un geste de trop serait salué par une volée de plomb. Ces messieurs sont des assassins diplômés qui possèdent leur licence de tueur, ça se pige d’un seul regard.
Chaque fois que j’ai cherché une idée, je l’ai trouvée, parole ! Suis-je doué ? Surdoué ? Doté d’une intelligence au-dessus de la moyenne ? Je te laisse le soin délicat de décider.
Figure-toi que j’avise, à cinquante centimètres sur ma gauche, le commutateur électrique. Je pense que si je l’actionnais, il ferait nuit dans le salon, lequel n’est éclairé que par une grosse vieille ampoule logée dans une sorte de coupe colorée.
Insensiblement, sans paraître bouger, je m’achemine de quelques centimètres en direction du commutateur mentionné plus avant. Infime déplacement de mes talons, puis, peu après de mes pointes de godasses. Je chique au mec qui trouve sa position astreignante et qui compose avec elle.
Seulement faut que j’affranchisse mes gentils compagnons d’infortune. Comment ?
C’est l’attitude de la mère Léocadia qui m’inspire. Je me fous à siffloter, puis à fredonner. Nos « gardiens » restent impassibles. Je chantonne Domino (notre hôte, je te le rappelle, se prénomme Dominique).
Et ça fait ça, ma chansonnette :
Domino, Domino,
Je vais éteindre la loupiote,
Aussitôt, Domino,
Foutez-vous sur l’plancher, illico !
— Shut up ! aboie l’un des deux gaziers, agacé.
Bon, bon, je me tais. Encore un brin de rotation et je me trouve face à l’interrupteur. Maintenant, va falloir usiner du nombril, mon pote. Je gonfle mon bide autant que je peux en le frottant contre la cloison.
Tout en agissant, je retapisse la position des deux vilains.
Et c’est tout à coup l’obscurité bienfaisante.
Pas le temps de la déguster à la petite cuiller. Je me balance sur le plancher, exécute un roulé boulé qui me fait culbuter l’un des méchants. La mitraillette glaviote un chapelet de quetsches. Je sens du mou, y enfonce ma droite. Cri ! Je réitère. Re-cri (sans chuchotement). Maintenant c’est du dur que je palpe : un crâne. Pouf ! Je trinque. Tellement fort que j’ai dû lui fêler la coquille. Au craquement, je pense y avoir scrafé le tarin. Le gus va devoir se moucher en empoignant une tomate écrasée. De ma main gauche, je lui cueille le menton, au jugé, et je mets ma dextre en tranchant pour lui assurer une manchette carabinée à la pomme d’Adam. Sa glotte éclate comme une noix. Il va lui falloir une trachéotomie pour respirer confortablement.
Et l’autre, pendant ce temps ?
Ben, il ne doit savoir faire que deux choses dans l’existence, ce paf ailé : vider un chargeur et se tailler.
Il canarde jusqu’à plus soif, puis fout le camp en renversant des sièges sur son passage.
Je dégaine l’une des armes prélevées sur les agresseurs du train pour le courser.
Je décèle son ombre devant la porte du jardin où, de jour, la glycine en fleur met de tendres couleurs. Prends appui sur mon avant-bras gauche et vise posément.
Le secret, je vais te dire, c’est, dans les cas urgents, de ne pas céder à la précipitation, toujours néfaste, mais, au contraire, d’agir comme si tu contrôlais le temps. A force de calme, il se plie à ta volonté, se « démultiplie ». Le fuyard, par contre, il est sur des charbons, alors ses gestes s’empêtrent, il bégaie des jambes et des brandillons.
Je lis ma mire sur sa gueule, me dis que non non, pas de ça. Le neutraliser, certes, mais sans le refroidir. Mon canon se déplace et je vise ce qu’on nomme en langage de chasse : le défaut de l’épaule.
« Mon feu détone ». Ça produit un bouzin du diable au milieu de cette nuit hongroise. Le mec émet un beuglement sauvage, titube sous l’impact et tombe à genoux.
J’accours, juste comme il parvient à se redresser. Sa mitraillette gît sur le sol et il a le bras inerte le long du corps. Lui enfonce le tuyau d’échappement de mon pistolet dans le creux de sa nuque.
— Calmos ! lui intimé-je.
Il résigne.
Voilà, c’est ce qu’on appelle « reprendre la direction des opérations ». Ce genre de renversée, je la réussis assez bien dans l’ensemble. T’as vu dans l’Orient-Express, la force de l’homme-flic ? Cette maestria pour dominer la situation. Trois gonziers neutralisés en vingt secondes. Et là ? Deux ! Bruce Lee ne faisait pas mieux avec son bâton tournoyant.
— Comment ça se passe ? interroge le gars Dominique.
— Un velours ! Et de votre côté ?
— Ma chérie a pris un éclat de bois dans la cuisse, à part ça, tout baigne !
— Soignez-la, j’arrive.
— Vous savez que l’autre type a des ennuis avec l’existence ? Je crois qu’il aurait intérêt à respirer avec ses fesses. Je préviens la police ?
— Ça va tourner au caca, prédis-je : l’emballage général et des suites extra-fâcheuses que je vous raconte pas.
— De toute manière, avec cette séance d’apocalypse, on va avoir de la visite ; vous ne vous rendez pas compte du chahut qui a été fait ici ! Regardez : on commence à voir des lumières un peu partout.
Je suis l’homme des promptes décisions, tu le sais ? Je fulgure, côté détermination.
— Version, fais-je. Deux mecs armés se sont introduits chez vous. Ils ont assaisonné le Gros Béru et vous ont tenus en joue. Avec un héroïsme qui fait honneur à la France éternelle, vous vous êtes jeté sur eux et êtes parvenu à réduire l’un des agresseurs. L’autre s’est sauvé après avoir vidé son magasin de quincaillerie. Pas un mot sur la baronne, pas un mot sur moi. Tchao !
Je fais pivoter l’homme au bonnet de laine.
— Allez, mon gros lapin, vivons notre vie.