LUNDI Bratislava, 15 h

Pas qu’elle soit fringante, la baronne, mais on lui a ravalé le plus pressant : la frite. J’ai acheté des fards au drug’s du bord pour qu’on puisse lui aménager un minois qui fasse pas trop sorcière et, sans passer pour un mannequin de Saint-Laurent, elle a un aspect à peu près normal.

Manière qu’on ait l’air purement touristes, j’ai également fait les frais d’un appareil photo et, sans vouloir mettre un pied dans le futur proche, je peux déjà t’annoncer que ce Nikon va avoir une importance imprévisible.

Or donc, on largue le Mozart sous l’œil acidulé de Mina qui ne me pardonne toujours pas mon lâchage de la nuit.

Des bus bleus nous attendent pour nous faire visiter Bratislava. J’ai pris des billets, le matin même, aux guichets du bord, et notre pittoresque trio s’apprête à faire la queue pour grimper dans les véhicules. Juste qu’on s’immobilise derrière l’énorme dargeot d’une Bavaroise frisée de blond, un militaire s’approche de moi et me salue.

— Monsieur San-Antonio ? il articule dans un français teinté d’accent centre-Europe.

— En effet, pourquoi ?

— Lieutenant Kaszec des services de police, je vous serais reconnaissant de bien vouloir me suivre.

« Et voilà, mon con, m’interpellé-je avec cette familiarité dont j’use quand je soliloque. C’était trop bioutifoul pour durer. Tu penses que les draupers hongrois ne sont pas des branques et qu’il leur n’a pas fallu longtemps[7] pour retapisser ma chaude piste ! Je vais de béchamel en court-bouillon, décidément. Quand une enquête se met à pécloter au départ, on n’a pas beau schpile pour redresser la barre. »

— Je vous suis, lieutenant.

— Les deux personnes qui vous accompagnent également.

Je vais pour lui dire « qu’elles n’ont rien à voir dans mes affaires », mais je me retiens in extremis, comme on dit en latin, car ce serait reconnaître implicitement que je suis, moi, dans la pommade.

— Allons-y, fait gaiement M. Blanc en affermissant son bras sur celui de la baronne.

Les autres passagers sourcillent en nous voyant embarqués et les hypothèses commencent à s’échafauder.

Le lieutenant Kaszec porte un uniforme jaune-pisse, avec des parements vert et jaune souci au col et aux manches. La visière de son kébour plonge à la russe devant son pif comme pour le protéger d’un soleil parti en vacances dans l’hémisphère Sud. Il a la démarche raide, le regard enfoncé, le nez un tantinet crochu.

A quelques mètres des autocars, deux voitures noires stationnent. Des Mercedes anciennes, briquées à neuf, puissantes comme des chars d’assaut. De ces tires dont on ne refait le moteur qu’à cinq cent mille kilomètres, par mesure de sécurité. Un homme en civil est au volant de la première, deux mecs que je distingue mal à cause des vitres fumées occupent la deuxième.

L’officier ouvre une portière arrière de la première bagnole et aide la mère Van Trickhül à prendre place, cependant que nous nous entassons à son côté, Blanc et moi.

Puis, Kaszec grimpe à côté du chauffeur et le maigre cortège s’ébranle.

Tu te doutes bien que des chiées de questions me brûlent les lèvres ; je m’abstiens de les poser, jugeant le moment impropice. Du reste, le jeune officier n’a pas la gueule à entamer une converse dans de telles circonstances. Il n’est pas très plaisant, si tu veux mon avis. Je le trouve même foncièrement antipathique. Je suis un être beaucoup trop en vie pour m’accommoder des gens froids.

Au bout d’un moment, et alors que nous abordons une croisée de routes, je constate que nous ne prenons pas celle de Bratislava, mais une autre, apparemment de moindre importance, qui est celle de Hegyeshalom (un panneau indicateur est formel sur ce point).

Je rabroue ma mémoire qui finit par me confier qu’Hegyeshalom se trouve en Hongrie, de l’autre côté du Danube (en allemand Donau, en slovaque Dunaj, en hongrois Duna, en bulgare Dunàrea).

— Puis-je vous demander où vous nous conduisez, et pourquoi ? finis-je-t-il par murmurer.

— Nous agissons au nom de la raison d’Etat, répond l’uniformé sans même tourner la tête vers moi.

En loucedé, je chope la poignée de la portière, aussitôt, une sonnerie d’antivol retentit.

— Inutile, me déclare Kaszec, les portes sont bloquées. En outre, comme vous avez pu le constater, il y a du monde derrière nous.

Tout ça très calme, très glacé.

— Dois-je considérer cette… opération comme un enlèvement ?

Il hausse les épaules sans répondre. En voilà un qui s’économise !


Nous roulons une dizaine de minutes à peine et notre chauffeur oblique sur la droite dans un chemin qu’en France, nous qualifierions de vicinal. Presque tout de suite, cette voie retrouve le fleuve dont nous descendons le cours majestueux. La rive est plantée d’arbres aux essences confuses.

Je distingue loin devant nous un village de carte postale ; bien avant que d’y parvenir, la Mercedes abandonne le chemin pour ce que j’appellerais un sentier, dont le sol est mal stabilisé. Notre tire chasse de l’arrière et se livre à de lourdes embardées sur un sol riche d’humus. Enfin elle stoppe. Les gars qui nous escortaient viennent nous rejoindre et parlementent avec notre chauffeur dans une langue que je n’entrave pas.

Pendant ce temps, Kaszec est passé à l’arrière de notre bagnole dont il a ouvert le coffre. L’idée me vient qu’il y prend peut-être des armes et des outils afin de nous abattre et de nous enterrer dans ce coin solitaire. Mais non, à travers l’espace constitué par la charnière de la malle, je vois l’homme changer de fringues. Il se débarrasse de son uniforme qui a servi à m’impressionner et passe des vêtements civils.

Lorsqu’il a terminé sa transformation, il rabat le couvercle et déponne la lourde de mon côté.

— Venez !

Je descends, le conducteur a ouvert à mes deux compagnons qui sortent à leur tour. Mémère est guillerette, le sous-bois la rend primesautière ; elle chantonne le Petit vin blanc, ce qui ne la rajeunit pas. Se baisse, cueille une fleur blanche qui passait par là.

— Venez ! répète l’ex-officier plus durement.

Il donne l’exemple et se met à fouler un sol spongieux où, çà et là, sortent des touffes de plantes semi-aquatiques. De nouveau, je songe à une exécution dans un endroit propice aux massacres privés. Pourtant, aucun de ces quatre hommes n’a de mitraillette. Tu vas m’objecter qu’ils détiennent vraisemblablement des pistolets et qu’une bonne praline tirée à bout portant dans la nuque d’un pégreleux suffit à en faire un mort ? D’accord, mais cela manquerait de rapidité. Ils se doutent bien que Jéjé et ma pomme sommes deux coriaces, ils en ont même eu la preuve pour peu qu’ils appartiennent à l’équipe de Szentendre !

On arque mollo sur ce terrain instable. Et soudain, je pige. A une centaine de mètres devant nous, le Danube s’offre une espèce d’anse dans laquelle est amarrée une grosse embarcation de pêche dont la peinture bleue s’écaille. Le barlu en question est équipé d’un moteur hors-bord huileux. Une partie de l’avant est recouverte d’un taud de grosse toile grise ravaudée, soutenu par des arceaux.

Un pilote, habillé d’un pantalon de velours, d’une forte veste de para imitation léopard et d’une casquette très creusée frotte ses mains engourdies.

Personne ne se parle. On entend, apportée par le fleuve, de la musique venue de loin.

— Mettez-vous sous la toile, tous les trois ! ordonne Kaszec.

On.

Par les accrocs de la bâche, je vois les deux chauffeurs des Mercedes qui vont probablement rejoindre leurs véhicules.

Je me dis qu’il ne reste que trois hommes sur l’embarcation, y compris le pilote. Mais quelque chose remue dans cet habitacle de fortune et voilà qu’il s’agit d’une gonzesse. Une fille blonde extrêmement mince, tu ferais le tour de sa taille avec une seule main. Elle tient ses cheveux maintenus par un serre-tête noir et porte un blouson et un pantalon de cuir, plus des bottes montantes qui fileraient la godanche au portrait de Louis-Philippe duc d’Orléans, peint par Heim en 1834.

Elle se trouvait allongée dans un Zodiac de secours et, d’après ce qu’il y paraît, devait y somnoler au moment de notre arrivée.

Elle s’étire, sourit à Kaszec qui nous a suivis sous le taud, puis dit je ne sais quoi à ce vilain Fregoli, mais cela a trait à nous. Il opine, sort deux paires de menottes de ses poches.

— Stop ! lui lance sa camarade à la chevelure ophélienne.

Elle prend dans son canot un pistolet-mitrailleur dont elle dirige l’orifice dans notre direction.

— Les mains dans votre dos ! nous dit-elle.

Tu vois, Eloi, il existe des gens que tu ne mets pas en doute. Ils irradient la volonté absolue. D’un regard nous savons, Jérémie et moi, qu’un geste de nous serait fatal. Elle est prête à tirer ; mieux : elle en a envie ! Une tueuse !

Moi, j’aime pas les sadiques ; je pense qu’ils ont abdiqué leur nature humaine et ça devient à mes yeux des êtres d’une autre planète.

Kaszec nous met les menottes dans le dos. Il veut agir pareillement avec mémère, mais elle ne comprend pas son ordre de présenter ses poignets.

— Vous fatiguez pas, lui dis-je, elle est tombée en enfance en apprenant que vous lui avez zingué son blondinet.

Le gars répercute ma déclaration à la fille qui sursaute et se détranche sur Léocadia Van Trickhül. Elle se met à lui parler, mais avec ses plombs sautés, la Belge est complètement en rade de converse. La gonzesse au serre-tête noir se fâche, houspille la pauvre femme qui n’en peut mais. Elle la gifle à tour de bras, à tour de main, furieuse, presque affolée. Le seul résultat qu’elle obtient, c’est une odeur effroyable annonçant que les sphincters de la dame ont lâché et qu’elle bédole dans sa culotte sous l’effet des brutalités.

Consciente de « la chose » (c’est le mot juste), la fille blonde s’interrompt pour discuter avec Kaszec. Ils paraissent paniqués par cette découverte. Selon moi, ces gens attendent beaucoup de la Van Trickhül et leurs espérances sont provisoirement réduites à néant. Si je « récabidule », que de forces engagées dans la bataille pour la conquête de cette grosse chérie ! C’est plus qu’une bande d’aigrefins : c’est une armada ! Dans l’Orient-Express, à Budapest, à Szentendre, ici… La grosse mobilisation avec application des moyens les plus sanglants. Franchement, « j’inaugure mal de notre avenir », dirait Alexandre-Benoît. Que veux-tu qu’ils fassent de nous, à présent ? On ne peut, après ce qu’il a vécu, libérer le directeur de la police française en lui disant « Que tout cela reste entre nous, au plaisir de vous revoir ».

J’ai même la certitude que nous allons la sentir passer avant de rendre notre belle âme à Dieu, car ils vont essayer de nous faire dire coûte que coûte ce que nous ignorons, mais aurions pu apprendre de la chère personne. Ça concernerait quoi, cette histoire ? Je flaire autre chose qu’une question de blé. Ou alors, il faudrait qu’il y en eût une sacrée quantité en cause ! On n’entreprend une équipée de pareille envergure que pour piquer l’or de Fort Knox ou pour s’approprier les joyaux de la Couronne britiche.


Le barlu descend le Danube en pétaradant. Il pue l’huile et le poisson car il doit s’agir d’un véritable bateau de pêche.

Irritée, la gonzesse se dresse. Le taud l’oblige à se tenir penchée en avant. Elle sort de cet habitacle d’infortune pour se désénerver et respirer l’air du fleuve.

Je l’entends qui se met à causer dehors avec l’acolyte resté en compagnie du pilote. M’est avis, comme on disait dans les traductions américaines des premiers romans noirs, m’est avis que pour ces bonnes gens, la situation est grave en attendant de devenir franchement désespérée.

Kaszec s’est accroupi devant mémère.

Il questionne :

— Il y a longtemps qu’elle est dans cet état ?

— Trois jours, réponds-je.

— Et ça l’a prise comment ?

— Je lui ai dit que son jeune amant, le peintre Demongeard, avait été torturé puis assassiné. Cette nouvelle lui a causé une réaction très surprenante : elle a eu un sursaut et s’est mise à chanter. A compter de cet instant elle semble avoir perdu l’esprit.

— Elle simule peut-être ? fait Kaszec.

— J’ignore si les simulateurs vont jusqu’à chier dans leur froc, noté-je.

Et je mets mon projet à exécution, sans cesser de parler. Ce qu’il est ?

Je t’explique.

La mère Léocadia est allongée devant moi, si bien que, pour pouvoir l’étudier, Kaszec se tient de trois quarts, à quatre-vingts centimètres de ma personne.

Afin de te situer l’action à suivre, je précise que je suis agenouillé, les mains menottées contre mes fesses et que M. Blanc se trouve exactement en face de ma pomme, de l’autre côté du tandem Léocadia-Kaszec.

Je t’ai indiqué auparavant la manière dont, grâce aux cours privés de Riton-de-la-Tour-du-Pin, il m’est possible de me défaire de menottes. J’opère en loucedé. Ça ne marche que pour mon poignet droit, mais c’est bon à prendre. Silencieusement, j’ôte de mon cou l’appareil photographique qui me déguisait en touriste, le saisis par sa dragonne et me mets à le faire tournoyer au-dessus de ma tronche. Ce faisant, il produit un imperceptible sifflement que je couvre de mon mieux en montant le ton. Je parle de la Belge, la façon dont il faut la faire manger, lui torcher le fion, tout ça…

Et puis j’y vais à fond la caisse. Brouahoummm ! En plein sur la coloquinte. Kaszec morfle au niveau du cervelet. Il n’émet pas un cri et s’abat en travers de la mémère. Sans perdre un poil de seconde, je passe la main dans sa poche, là que je l’ai vu mettre les clés des cadennes et délivre mon second poignet, ainsi que ceux de Jérémie.

— La fille a repris son feu, pour sortir, m’indique le Noirpiot. Crois-tu que le type blond en ait un ?

Je palpe les fringues du faux officier. Ballepeau.

On fera avec les moyens du bord, c’est le cas de le dire.

Justement, il y a une gaffe sous la toile, longue de deux mètres et terminée par un crochet de fer. Ça, c’est une arme !

Nous nous distribuons les rôles, Blanc et ma pomme.

Lui, le noir gladiateur, va utiliser la gaffe, moi je le couvrirai. Il se met en position de jouteur courbé, prêt à bondir. Mézigue se place dos à l’ouverture, de manière à le masquer le plus possible. Et puis je me fous à crier, comme si c’était de souffrance :

— Non… on… on ! Arrêtez ! Arrêtez ! Pour l’amour du ciel ! Hâââ !

J’y ajoute des plaintes assez bien venues. Et ce qui doit arriver se produit.

Le camarade de Kaszec s’encadre dans l’ouverture pour venir matocher. Bond de côté de l’éminent San-Antonio, charge héroïque de Jéjé, dont l’instinct grégaire de guerrier à lance revient au galop. La gaffe embroche le survenant. Le rush de M. Blanc est si violent que l’homme transpercé fait plusieurs mètres en arrière, culbutant le pilote qui bascule dans le beau Danube bleu, tsoin tsoin, tsoin tsoin.

La gonzesse blonde n’a pas eu le temps de réaliser que, déjà, je lui fonce dessus. Elle veut dégainer son feu de sa ceinture, mais je l’enserre étroitement.

— Tu sens bon, lui dis-je en anglais.

J’ajoute :

— Tu m’excuseras, poupée ! et lui file un coup de boule taurin dans les châsses.

Ça claque comme branchette de bois mort ; la miss pantèle. Je la laisse quimper pour bondir à la barre : il était temps puisque le barlu piquait droit sur un convoi de péniches « poussées » par un « remorqueur » (ce qui est insolite).

Tu sais qu’il faut pouvoir suivre l’action avec nous ! C’est du tournage accéléré, on confine au dessin animé.

Jérémie, hagard, a lâché son épieu qui reste planté dans la poitrine du zozo. L’homme ne bouge plus, n’a même pas de soubresauts.

— Je m’en remettrai jamais ! dit le Noirpiot.

Il tombe à genoux et se met à pleurer des larmes de cire.

— C’est lui qui ne s’en remettra pas, rectifié-je, m’efforçant au cynisme pour tenter de faire diversion.

Mon malheureux ami chiale comme un négrillon. Son nez épaté dégouline de morve.

— L’autre soir, ce coup de pioche, aujourd’hui, ce coup de gaffe, mais je deviens un tueur, Antoine !

— Tu ne deviens pas un tueur, Jéjé, mais un flic ! On fait la guerre au crime, c’est un bandit que tu viens de supprimer, et tu l’as supprimé en état de légitime défense !

Il réagit :

— Et le pilote ?

— Ben quoi, le pilote ?

— Il est tombé à l’eau !

— Tu penses bien qu’il sait nager : un pêcheur professionnel ! Et le Danube n’est pas le Pacifique !

— Il faut qu’on aille à son secours !

— C’est le meilleur moyen d’attirer l’attention sur nous, il y a du trafic sur ce fleuve ! Allez, secoue-toi et usine : récupère nos menottes et passe-les à la fille et à Kaszec. Traîne la môme sous le taud.

— Et lui, là ?

— Le papillon ? On va aller le débarquer dans des roseaux, car il est encombrant.

Il exécute mes ordres en continuant de gémir :

— Dire que j’ai pris la décision de venir à ton secours ! Si j’avais su…

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