Hmm ? Hein ? Quoi ? Qu’est-ce ? Comment ? Pardon ? Vous dites ? Un tumulte torrentiel se déclenche dans mon cigare.
J’ai un gros bouquin sur la gueule, mais je sens qu’il fait jour derrière. M’ébrouade. Le livre choit. Un rai de lumière mordorée m’énuclée. J’ai mal au crâne. Ça fait des bruits sinistres sous mon capot. Genre fraise de dentiste, tu sais ? D’en plus, on cogne contre du bois. Et puis une voix grasse comme un bac à friture :
— Tonio, merde ! T’es mort ou quoi-ce ? Si t’es mort, dis-le !
Alexandre-le-Gros !
Je fais un intense effort pour me verticaliser, embarde ; heureusement le comparte est exigu et la cloison me retient. Je finis par décrocheter ma lourde.
Messire Béru est là, rouge d’avoir cigogné la serrure et furax que j’aie mis autant de temps à me manifester.
— T’as du béton dans les cages à miel ! éructe l’Etrusque.
— J’ai dû m’endormir, bafouillé-je.
— Un pneu, mon n’veu ! Dix minutes que je gueule pour t’arracher ! Les Angliches sont v’nues me r’nauder contre : la gonzesse locdue surtout. Avec mes deux paluches, j’ lu ai r’constitué ma bite à travers mon futal et elle a fermé net son claqueret !
— Toute la grâce de l’Orient-Express, ricané-je.
Il entre, superbe dans son jean éclaté et son pull bleu troué aux coudes. Il me regarde masser ma nuque.
— C’est tes vins à la con d’hier soir qui t’a endormi, déclare-t-il. T’aurais cantonné dans le beaujolais-village, t’éclusais tes quatre boutanches comme moi et tu t’en sortais nickel, mec.
Le timbre grumeleux de sa voix de saint-bernard réclamant du secours me martèle durement la matière grise. Il a beau dire, Béru, je ne crois pas trop à la conséquence de mes libations qui restèrent dans le domaine du raisonnable.
Il remonte le store de mon compartiment. Je pousse une exclamation de surprise : la neige ! Nous voilà dans le Tyrol. Le blase de la gare où notre dur est stoppé évoque des culottes de daim et des feutres verts à plume : « St. Anton am Alberg. » Déjà l’Autriche !
On voit des employés à casquette rouge qui s’affairent sur les quais. Justement, notre train repart, gentiment. D’autres trains, dans les tons bleu ciel ou beige circulent à contre-courant du nôtre, emportant des gonziers vers les chiries du quotidien.
— J’ m’ai réveillé tôt, m’assure l’ Gros, biscotte un empaillé d’ cent’naire qui confondait mon comparte avec les chiottes.
— Il aura été abusé par l’odeur, noté-je.
L’Imperturbable continue :
— J’ m’ai rasé d’ fraîche, loqué en gentleman farmeur et j’ sus été me coller une brique faste dans l’ cornet en attendant qu’on va petit déjeuner ensemble, les deux. J’ai pris des œufs bredouillés au balcon, des saucisses pommes-frites et un d’mi-poulet froid mayonnaise. J’ bouffirai les frometons et les crêpes sucette en ta compagnie quand t’est-ce tu seras su’ l’ pied d’ grue.
La suite de ses projets m’échappe et sais-tu pourquoi ? Parce que l’idée m’est venue de jeter une ouillée chez la Grosse et que le trou que je me suis ménagé à cette fin est obstrué par une sorte de « guille » de plastique. Comme ladite est en forme de canule, je peux néanmoins voir à travers puisqu’elle est percée. Le trou est plus étroit, voilà tout.
A dire vrai, je n’aperçois pas grand-chose, sinon le lit vide ainsi que les valoches de la Baleine dans le filet à bagages.
— Tu as aperçu ton harnais, ce morninge ?
— Que tchi. Elle en concasse encore, la Berthe. Dès qu’elle voiliage, c’est la ronflette tout d’ sute. Elle voye pas l’ paysage, elle, jamais ; d’ailleurs elle s’en torche.
Je biche mon mocassin et, me servant du talon comme d’un marteau, je chasse, d’un coup sec, la cheville percée rétrécissant mon champ de vision. Une vue plus élargie du compartiment de la baronne m’en confirme la viduité.
Et d’un seul coup d’un seul, mes poils occultes : ceux qui me portugaisent les sous-bras, ceux qui m’emmitouflent les deux orphelines, ceux qui matelassent mon poitrail de manière à le transformer en oreiller pour dames se dressent comme dans une pub de Danone. Et non seulement, les voilà trempés de sueur, les pauvres ! Je pige que cet embout fiché dans mon trou a servi à l’émission d’un gaz chargé de me soporifier. Et si on a fait cela, depuis chez la Berthe, c’est qu’on la tenait à merci ! Oh ! Seigneur de miséricorde et de mansuétude, que vient-il de nous arriver ! La truie béruréenne servait d’appât et on l’a bouffée sous mes yeux, positivement !
Le gros Tas-de-couilles me défrime d’un œil maquignonesque. Tu dirais qu’il cherche à vendre un cheval panard à un éleveur en tentant de lui faire croire qu’il a gagné le Prix de l’Arc de triomphe.
— Y a une béchamel ? murmure-t-il entre ses dents de devant qui, non seulement sont fausses, de par sa vie truffée de horions, mais qu’il a fait remplacer par des molaires qu’il juge plus résistantes.
Au lieu de répondre, je passe ma robe de chambre Hermès (ancien modèle, maintenant, on ne les double plus), chausse mes mules et bondis dans le couloir. L’Anglaise jolie est accoudée au bastingage et regarde défiler le Tyrol. Etant ce que je suis, je lui vote un mirobolant sourire qui me fait marquer un point dans son slip. Mais j’ai, hélas ! d’autres chattes à fouetter que la sienne pour l’instant, aussi ouvré-je-t-il en grand la porte de Berthe. Ce que je redoutais le plus au monde depuis 180 secondes m’arrive : la fenêtre de la fausse baronne est ouverte au max. J’apprécie d’un regard exercé le passage ainsi occasionné. Pas de doute : même une vachasse comme Berthe a pu passer par là.
Maintenant, tel que je te connais, tu vas m’objecter : « Si quelqu’un a éjecté mémère sur la voie, pourquoi n’a-t-il pas rabaissé la vitre ensuite ? » A quoi je te répondrai : « Il ne pouvait pas, s’il a pris le même chemin que la Mère Gras-double. » Dans mon idée, ça s’opère de la façon suivante : tard dans la nuit, on s’introduit chez la Grosse. Elle n’a pas mis le loquet de sécurité parce qu’elle attendait une visite qu’on a dû lui laisser espérer galante, tu connais la Gravosse.
On la neutralise et on se hâte de m’endormir au moyen d’une cartouche soporifique. Tu me suis-t-il-tu ? Yes ? Banco ! Quand on sait que je roupille, on attend l’une des nombreuses voies d’attente où l’Orient-Express stoppe pour laisser passer les vrais trains, ceux qui, je te le répète, n’ont pas pour mission de balader les gens, mais de les transporter.
Jeu d’enfant, alors, que d’évacuer Mistress Monticule par cette fenêtre et de quitter le dur à sa suite. C’est l’heure où tous les rideaux de tous les compartiments sont baissés. Il suffit d’éteindre l’éclairage de la cabine pour agir sans risque. On est dans la montagne, en Suisse ou en Autriche. Aucun employé de la fameuse compagnie ne descend à contre-voie pendant les nombreux arrêts de ce convoi lambin. L’enlèvement est propre, discret, efficace. Des heures vont s’écouler avant qu’il ne soit connu. Au moment où je rêve d’Aspirine du Rhône pour piquer ma migraine, Berthe (ou plus exactement, Léocadia Van Trickhül) a pu, sans précipitation, être conduite en France, en Allemagne, en Suisse ou en Italie. Le coup a été superbement réalisé, avec une simplicité et une efficacité ahurissantes.
On tapote mon épaule. C’est le Gros, très froid, très impersonnel.
— Selon d’ toi, j’ sus veuf ? me demande-t-il.
Je baisse la tête sans répondre. Il est trop fin limier pour ne pas avoir tout pigé, l’Hippopotame. Il va même jusqu’à ramasser, dans un pli du drap, la capsule de gaz vide.
— C’est pas qu’ tu soyes pas intelligent, murmure-t-il, mais la vérole, av’c ta pomme, c’est qu’ tu croives aux mouches. Faut toujours qu’ tu coupasses dans des combines à la mords mon nœud, qu’ même dans les bandes des six nez, y z’oseraient pas les employeyer. C’t’ idée de faire faire la gueule d’ ta Belgium à ma pauv’ Berthe, que Dieu aye son âme ! L’était si tant tell’ment ressemblante qu’on m’ l’a virgulée su’ l’ ballastre où qu’une flopée d’ trains y a passé dessus ; et elle, c’tait plutôt des mecs qu’ell’ encaissait, portée comme ell’ était !
« Si j’aurais attendu d’êt’ veuf en montant dans c’ tortillard ! Veuf ! Av’c un enfant à él’ver. J’ pourrerai jamais tout seul : l’ métier dont j’ fais ! Faudra qu’ j’ m’ r’marille. Trouver une fille bien, à not’ époque, c’est pas d’ la fraisette ! J’ voye, pour moi, une frangine d’une vingt-deuxaine d’années, à la poitrine bien en main et au cul large comme une tondeuse à gazon. A propos d’ tondeuse : faudrait qu’elle eusse beaucoup de poils, j’aime ! Moi, une vraie gonzesse, c’ t’avant tout la cressonnière. Quand j’ la gloupe, c’est comm’ si j’ morderais dans une paillasse : faut qu’j’ fisse les foins avant d’ trouver l’ bonheur. L’escarguinche bien protégé, tu sais ? Qu’après ta minette, t’as les chailles comme le peigne d’un gazier qu’est en manqu’ d’ Pétrolân.
« J’ croive qu’ j’ passerai une annonce dans l’ Chasseur Français. Faudra qu’ tu m’aides à la rédactionner, tu m’ dois bien ça. C’est pas l’ tout d’ rende les copains veufs, faut-il ensuite leur donner un coup d’ main pour qu’y r’constituassent un foilier. Ma nouvelle femme, j’ l’aim’rerais fille d’ cultivateur, la bonne baiseusse ardente au chibre et qu’aye pas honte quand la fantaisie t’ prend d’ la pratiquer par la sortie d’ scours, malgré qu’ t’eusses un baobab sous la ligne d’ flottaison. Moi, ma d’vise, c’est presqu’ le tit’ d’un film : “L’ con, la broute et l’ trou rond.” Un complet, quoive ! »
Je laisse le veuf inconsolable à ses perspectives de réorganisation et vais m’attifer.