8.

Le Noz, comme l’indique son nom, est le bar de la police ; propriété de deux ex-noz, enfumé par les vapeurs des doléances et des cancans de noz, il ne ferme jamais et ne manque jamais non plus de représentants de la loi pour tenir son imposant comptoir de chêne. L’endroit idéal, le Noz, pour qui veut exprimer son indignation contre le dernier chef-d’œuvre de connerie inventé par les huiles du département. Aussi, Landsman et Berko fuient soigneusement le Noz. Ils dépassent la Perle de Manille, bien que ses beignets chinois à la philippine donnent des gages scintillants de sucre d’une existence meilleure. Ils évitent aussi Feter Shnayer, et Karlinsky’s, et le Passage intérieur, et le Nyu-Yorker Grill. Comme c’est tôt le matin, la plupart de ces établissements sont fermés de toute façon, et ceux qui sont ouverts accueillent en général auxiliaires médicaux, keufs et pompiers de service.

Ils font le dos rond contre le froid et hâtent le pas, le géant et le petit, se heurtant l’un l’autre. Leur haleine sort de leurs bouches en volutes bientôt absorbées par la nappe de brouillard étalée sur l’Untershtot. De gros serpentins de brume s’entortillent le long des rues, maculant les lanternes de voiture et les néons, masquant le port, laissant une traînée de perles argentées huileuses sur les revers des pardessus et les couronnes des chapeaux.

— Personne ne va au Nyu-Yorker, dit Berko. On devrait être bien là-bas.

— J’y ai aperçu Tabatchnik une fois.

— Je suis sûr que Tabatchnik ne te piquerait jamais les plans de ton arme secrète, Meyer.

Landsman regrette seulement de ne pas être en possession des plans d’une sorte de rayon de la mort ou de faisceau qui contrôle les esprits. Quelque chose pour ébranler les antichambres du pouvoir, instiller une authentique peur de Dieu chez les Américains. Conjurer, juste un an, une décennie, un siècle, la marée de l’exil juif !

Ils s’apprêtent à affronter le sinistre Front Page, avec son lait caillé et son café frais émoulu de son rôle de lavement baryté au commissariat central de Sitka, quand Landsman voit le cul kaki de Dennis Brennan se poser sur un tabouret branlant du bar. La presse a complètement déserté le Front Page il y a des années, au moment où le Blat a fait faillite et où le Tog a déménagé ses bureaux dans un immeuble neuf proche de l’aéroport. Mais Brennan avait quitté Sitka pour chercher fortune et gloire un peu avant. Il doit avoir débarqué en ville assez récemment. Il y a fort à parier que personne ne l’a informé que le Front Page est mort.

— Trop tard, souffle Berko. Le salaud nous a reconnus.

Sur le moment, Landsman n’en est pas si sûr. Brennan tourne le dos à la porte, plongé dans la page boursière de l’important journal américain dont il a ouvert un bureau à Sitka avant de prendre ses grandes vacances. Landsman empoigne Berko par son pardessus, commence déjà à tirer son coéquipier plus loin dans la rue. Il vient de penser à un endroit parfait pour discuter, peut-être manger un morceau, sans oreilles indiscrètes.

— Inspecteur Shemets, un instant !

— Trop tard, admet Landsman.

Il se retourne. Brennan est là, cet homme affligé d’une tête énorme, sans chapeau et sans manteau, la cravate rabattue sur l’épaule par le vent, une pièce d’un penny dans son mocassin gauche, l’autre en faillite. Des ronds de cuir aux coudes de son veston de tweed, d’une teinte passe-partout de tache de gras. Ses joues auraient bien besoin d’un coup de rasoir, et son crâne d’une nouvelle couche de cire. Peut-être les affaires de Dennis Brennan n’ont-elles pas si bien marché que ça chez les huiles.

— Regarde-moi la tête de ce sheygets, ce truc a sa propre atmosphère, commente Landsman. Il a même des calottes glaciaires…

— En effet, ce garçon a une très grosse tête.

— Chaque fois que je l’aperçois, je plains les cous.

— Peut-être que je devrais mettre mes mains autour du sien pour le soutenir…

Brennan lève ses doigts blancs larvaires, plisse ses petits yeux du bleu terne du lait écrémé. Il ébauche un sourire triste bien rodé, mais Landsman remarque qu’il garde un bon mètre vingt de trottoir de Ben Maymon Street entre lui et Berko.

— Le besoin de répéter les menaces irréfléchies d’antan a disparu, je vous assure, inspecteur Shemets, déclare le journaliste dans son yiddish rapide et ridicule. Persistantes et débordantes de la sève de leur violence originelle elles demeurent.

Brennan a étudié l’allemand à l’université et a appris son yiddish d’un vieil Allemand pontifiant de l’Institut ; ainsi que quelqu’un l’a autrefois remarqué, il parle « comme une recette de saucisse avec des notes en bas de page ». Un gros buveur, allergique de nature à la tombée du jour et à la pluie. Dégage un fumet trompeur d’impassibilité et de lenteur d’esprit, répandu chez les inspecteurs et les journalistes. Un shlémil, néanmoins. Personne n’a eu l’air plus étonné que Dennis Brennan par l’impression qu’il a produite à Sitka.

— Que je redoute votre courroux, convenons-en d’avance, inspecteur. Et qu’à l’instant je feignais de ne pas vous voir passer devant ce trou sinistre, dont l’unique recommandation, hormis le fait que la direction, en ma longue absence, a oublié l’état de mon crédit, est un manque total de représentants de la presse écrite. Je savais, toutefois, qu’avec ma chance pareille stratégie était susceptible plus tard de revenir me mordre au cul.

— Rien n’est aussi affamé que ça, Brennan, objecte Landsman. Vous ne couriez probablement aucun risque.

Brennan paraît blessé. Une âme sensible, ce gentil macrocéphale, abonné aux manques d’égards, résistant à l’ironie et aux vannes. Ses tournures de langage compliquées donnent à tout ce qu’il dit une tonalité comique, ce qui ne fait qu’aggraver son besoin d’être pris au sérieux.

— Dennis J. Brennan, dit Berko. On bat de nouveau le pavé de Sitka ?

— Pour mes péchés, inspecteur Shemets, pour mes péchés.

Cela va sans dire. Une affectation au bureau de Sitka de tout représentant de la presse écrite ou des chaînes de télévision nationales qui se donnent la peine d’en garder un est une sanction proverbiale d’incompétence ou d’échec. Le retour de Brennan doit être la marque d’un fiasco colossal.

— Je croyais que c’était la raison pour laquelle ils vous avaient fait partir, Brennan, réplique Berko.

Maintenant c’est lui qui ne plaisante plus. Ses yeux deviennent fixes, et il mâche un bout imaginaire de Doublemint ou de graisse de phoque, à moins que ce ne soit la protubérance nerveuse du cœur de Brennan.

— … Pour vos péchés.

— La motivation, inspecteur, qui m’a poussé à laisser une tasse de jus de chaussette et un rendez-vous manqué avec un informateur dépourvu de ce qui ressemble de près ou de loin à une information : sortir sur le trottoir pour affronter votre possible fureur.

— Brennan, s’il vous plaît, je vous supplie de parler américain, dit Berko. Merde ! que cherchez-vous ?

— Je cherche un sujet, répond Brennan. Quoi d’autre ? Et je sais que je n’en tirerai jamais un de vous à moins de détendre l’atmosphère. Donc pour mémoire – Une fois de plus il s’arrime à la barre de sa version Hollandais volant de leur langue maternelle, – je n’ai aucunement l’intention de défaire ou de retirer quoi que ce soit. Accablez d’avanies cette tête hypertrophiée qui est la mienne, je vous prie, mais à ce jour je maintiens ce que j’ai écrit jusqu’au dernier mot. C’est exact, confirmé et documenté. Et pourtant permettez-moi de vous dire que toute cette histoire m’a laissé un goût amer…

— Était-ce le goût de votre cul ? suggère brillamment Landsman. Vous vous êtes peut-être mordu vous-même !

Brennan continue toutes voiles dehors. Landsman se demande si le goy n’a pas préparé son laïus depuis un bon moment déjà, si par hasard il n’attend pas de Berko autre chose qu’un sujet.

— Certes, ce fut un bon point pour ma prétendue carrière pendant quelques années. Cela m’a propulsé hors de ce bled, pardonnez-moi l’expression, vers L.A., le lac Salé, Kansas City… – À mesure qu’il énumère les stations de son chemin de croix, la voix de Brennan baisse d’intensité et se radoucit. – … Spokane. Mais je sais que ce fut pénible pour vous et votre famille, inspecteur. Aussi, si vous me le permettez, j’aimerais vous présenter mes excuses pour tout le mal que j’ai pu causer.

Juste après les élections qui ont porté l’actuelle administration au pouvoir pour son premier mandat, Dennis J. Brennan a pondu une série d’articles pour son journal. Il y dépeignait, par le menu, la sordide histoire de corruption, de malversations et de trafic d’influence anticonstitutionnel dans laquelle s’était lancé Hertz Shemets au cours de ses quarante ans de F.B.I. Le programme COINTELPRO fut interrompu, ses missions confiées à d’autres services, l’oncle Hertz tomba en disgrâce et fut mis à la retraite d’office. Après la parution du premier papier, Landsman, qui n’avait peur de rien, eut du mal à sortir de son lit pendant deux jours. Il savait aussi bien que personne, et mieux que presque tout le monde, que son oncle n’était pas parfait, ni en tant qu’homme ni en tant que fonctionnaire. Mais si on veut savoir les raisons pour lesquelles un gamin est devenu noz, cela ne paie presque jamais de chercher ailleurs que sur une ou deux branches proches de l’arbre généalogique de sa famille. Avec ses défauts et le reste, l’oncle Hertz était un héros aux yeux de Landsman. Intelligent, dur, infatigable, patient, méthodique, sûr de ses actes. Si sa propension à prendre des raccourcis, son mauvais caractère, son goût du secret n’avaient pas fait de son neveu un héros, ils en avaient fait sans aucun doute un noz.

— Je vais m’exprimer très gentiment, Dennis, répond Berko, parce que tu es réglo. Tu travailles dur, tu es un bon rédacteur et tu es le seul gars de ma connaissance qui fasse passer mon coéquipier pour un gommeux. Va te faire foutre !

Brennan hoche la tête.

— Je m’attendais à ce que tu me dises ça, répond-il tristement et en anglo-américain.

— Mon père est un putain d’ermite, poursuit Berko. C’est un champignon, il vit sous une bûche avec les perce-oreilles et les bestioles rampantes. Quelle que soit la merde abominable où il trempait, il ne faisait que ce qu’il croyait bien pour les Juifs, et tu sais ce qui est con dans tout ça ? Il avait raison, parce que maintenant regarde le putain de bordel où nous sommes sans lui…

— Jésus, Shemets, je suis désolé d’entendre ça. Comme je suis désolé de penser qu’une histoire que j’ai écrite ait quelque chose à voir avec… qu’elle ait mené d’une manière ou d’une autre… à la situation difficile dans laquelle vous vous trouvez, les Yids… Et puis merde ! Laisse tomber.

— D’accord, dit Landsman, qui tire de nouveau Berko par la manche. Viens.

— Hé… euh… Ouais. Alors, vous allez où, les gars ? Qu’est-ce qui se passe ?

— On lutte juste contre le crime, répond Landsman. La même chose que la dernière fois que tu es passé par ici.

Mais maintenant qu’il a vidé son sac, le chien de chasse en Brennan flaire quelque chose sur Berko et Landsman. Peut-être l’a-t-il senti à un bloc de distance ou l’a-t-il vu à travers la vitre, à une saccade dans la démarche chaloupée de Berko, à un kilo de patates supplémentaire sur les épaules de Landsman. Peut-être le numéro entier des excuses sert-il de préambule à la question crue qu’il déterre dans sa langue maternelle :

— Qui est mort ?

— Un Yid dans de mauvais draps, lui répond Berko. Rubrique des chiens écrasés.

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