35.

À soixante-quinze kilomètres au sud de la ville de Sitka, une bicoque bricolée à partir de planches de récupération et de bardeaux grisâtres bringuebale sur deux douzaines de pilots plantés dans les eaux d’un marécage. Un bras mort de rivière anonyme, propice aux exhalaisons de méthane et où régnent les ours. Un cimetière de canots à rames, d’engins de pêche, de vieux pick-up et, quelque part au fond, d’une douzaine de trappeurs et de leurs chiens soldats aléoutes. À une extrémité du marécage, au milieu des taillis, les framboisiers et l’aralie épineuse démantèlent une magnifique maison commune tlingit. À l’autre bout s’étend une grève rocheuse, semée d’un millier de galets noirs sur lesquels un ancien peuple a gravé des formes d’animaux et de constellations. C’est sur cette grève, en 1854, que ces douze promyshlennikis et leurs Aléoutes sous les ordres de Yevgeny Simonof trouvèrent une fin sanglante aux mains d’un chef tinglit du nom de Kohklux. Plus d’un siècle après, l’arrière-arrière-petite-fille du chef Kohklux, Mrs Pullmann, devenait la seconde épouse indienne d’un chef des services secrets juif doublé d’un joueur d’échecs, mesurant 1,68 mètre et appelé Hertz Shemets.

Aux échecs comme dans ses activités politiques secrètes, l’oncle Hertz était connu pour son sens du timing, son excès de prudence et le soin fastidieux qu’il apportait aux préparatifs. Il se documentait sur ses adversaires, les potassait à mort. Il recherchait les points faibles, le complexe non résolu, le tic. Durant vingt-cinq ans, il mena une campagne secrète contre les populations installées de l’autre côté de la frontière, tentant d’affaiblir leur prise sur les Indianer-Lands, et devint dans le même temps une autorité reconnue sur leur culture et leur histoire. Il apprit à aimer la langue tlingit, avec ses voyelles acidulées et ses consonnes molles, entreprit de profondes recherches sur le parfum et le poids des femmes tlingit.

Après son mariage avec Mrs Pullmann (personne n’a jamais appelé la dame – puisse-t-elle reposer en paix – Mrs Shemets), il s’intéressa à la victoire du bisaïeul de son épouse sur Simonof. Il passait des heures à la bibliothèque de Bronfman, absorbé par les cartes de l’époque tsariste. Il annotait des entretiens réalisés par des missionnaires méthodistes avec de vieilles femmes tlingit de quatre-vingt-dix ans, qui étaient des fillettes de six ans lorsque les tomawaks s’étaient abattus sur ces épais crânes russes. Il découvrit que, dans le relevé de 1949 de l’étude géologique des États-Unis qui devait fixer les frontières exactes du district de Sitka, le lieu du Massacre avait été intégré en territoire tlingit. Même s’il s’étend à l’ouest de la chaîne Baranof, le lieu du Massacre est légalement autochtone, un signe vert d’« indianité » sur le côté juif de l’île Baranof. Quand Hertz eut découvert cette erreur, il demanda à la belle-mère de Berko d’acheter cette terre avec de l’argent – ainsi que Dennis Brennan le prouva par la suite – puisé dans sa caisse noire COINTELPRO. Il y construisit sa maison à pattes d’araignée. Et, à la mort de Mrs Pullmann, Hertz Shemets hérita du lieu du Massacre de Simonof. Il proclama celui-ci la réserve indienne la plus miteuse au monde et se proclama lui-même l’Indien le plus miteux au monde.

— Enfoiré, murmure Berko avec moins de rancœur que Landsman n’en aurait attendu, en contemplant l’habitation branlante de son père à travers le pare-brise de la Super Sport.

— Quand l’as-tu vu pour la dernière fois ?

Berko se tourne vers son coéquipier avec les yeux révulsés, comme s’il cherchait dans un dossier intérieur sur Landsman la trace écrite d’une question moins pressante.

— Laisse-moi d’abord te demander ceci, Meyer. Si tu étais moi, quand l’aurais-tu vu pour la dernière fois ?

Landsman gare sa Super Sport derrière la Buick Roadmaster du vieux, un monstre bleu maculé de boue, garni de fausses boiseries et d’un autocollant annonçant en yiddish et en anglo-américain : LIEU DU MASSACRE DE SIMONOF MONDIALEMENT CONNU ET AUTHENTIQUE MAISON COMMUNE TLINGIT. Alors que l’attraction du bord de route est défunte depuis un bon moment, l’autocollant, lui, est brillant et coloré. Il en reste encore une douzaine de cartons empilés dans la maison commune.

— Donne-moi un indice, dit Landsman.

— Des vannes sur le prépuce.

— Oh ! D’accord.

— Toutes les vannes sur le prépuce jamais inventées !

— Je ne savais pas qu’il y en avait autant, ironise Landsman. Quelle éducation !

— Viens, ordonne Berko, descendant de voiture. Finissons-en.

De loin, Landsman observe la masse de la maison commune, une carcasse bariolée enfouie sous les ronces sèches de framboisiers et d’aralies épineuses. En réalité, la maison commune n’a rien d’authentique. Hertz Shemets l’a construite avec l’aide de deux beaux-frères indiens, de son neveu Meyer et de son fils Berko, l’été qui avait suivi l’arrivée du garçon à Adler Street. Il l’a construite pour s’amuser, sans y voir l’attraction du bord de route en laquelle il a essayé de la transformer après son limogeage. Cet été-là, Berko avait quinze ans, et Landsman vingt. Le gamin avait poli toutes les facettes de sa personnalité pour se conformer à la courbure de celle de Landsman. Il consacra deux mois entiers à la tâche qui consistait à s’entraîner à manier la scie circulaire Skilsaw comme Landsman, avec une papiros au bec et la fumée qui lui piquait les yeux. À cette époque, ce dernier voulait déjà à tout prix passer ses examens de police et, cet été-là encore, Berko déclara partager son ambition. Mais si Landsman avait parlé de devenir une mouche à viande, Berko aurait trouvé moyen d’apprendre à aimer la bouse de vache.

Comme les trois quarts des policiers, Landsman navigue équipé d’une double-coque pour éviter la tragédie, lesté contre la houle et les tempêtes de l’existence. C’est des hauts-fonds qu’il doit se méfier, des petites fissures, des menus accidents du couple de torsion. Le souvenir de cet été-là, par exemple, ou la pensée qu’il a depuis longtemps usé la patience d’un gamin qui aurait jadis attendu mille ans pour passer une heure en sa compagnie à tirer avec une carabine à air comprimé sur des boîtes de conserve perchées en haut d’une clôture. La vision de la maison commune brise une petite facette du cœur de Landsman, une des rares encore intactes. Toutes les choses qu’ils avaient faites pendant leurs séjours dans ce coin de la carte avaient disparu sous les ronces des framboisiers et de l’oubli.

— Berko, dit-il, prenant son cousin par le bras, alors qu’ils font craquer sous leurs pas la boue à moitié gelée de la réserve indienne la plus miteuse du monde. Je suis désolé d’avoir été si nase.

— Tu n’as pas besoin de t’excuser, répond Berko. Ce n’est pas ta faute.

— Je vais bien maintenant, je suis de retour, insiste Landsman dont les paroles ont un accent de sincérité même à ses propres oreilles. Je ne sais pas ce qui m’a pris. L’hypothermie, peut-être. Ou la manière dont je me suis investi dans l’histoire de Shpilman… Ou, d’accord, le fait d’arrêter l’alcool. Mais je suis de nouveau moi-même.

— Hé !

— Tu ne trouves pas ?

— Si, si… – Berko pourrait approuver un enfant ou un dingue, il pourrait aussi bien ne pas approuver du tout. – Tu me parais très bien.

— C’est encourageant.

— Écoute, je n’ai aucune envie de parler de ça maintenant, ça ne te fait rien ? Je veux juste entrer là-dedans, poser nos questions au vieux et rentrer à la maison pour retrouver Ester-Malke et les garçons. Ça te va ?

— D’accord, Berko. Bien sûr.

— Merci.

Ils marchent sur une gadoue durcie, semée de gravier et de flaques gelées, chacune tendue d’une mince pellicule de glace. Fendu et branlant, un perron de B.D. conduit à une porte d’entrée en cèdre, délavée par les intempéries. Le battant pend de guingois, grossièrement renforcé pour l’hiver par d’épaisses bandes de caoutchouc.

— Quand tu dis que ce n’est pas ma faute, commence Landsman.

— Mec, j’ai envie de pisser.

— Ce qui est sous-entendu, c’est que tu me crois fou, mentalement malade, pas responsable de mes actes.

— Je frappe à cette porte en ce moment.

Il frappe deux fois, assez fort pour ébranler les gonds.

— Pas fait pour porter une plaque, en d’autres termes, s’obstine Landsman, souhaitant sincèrement pouvoir changer de sujet.

— C’est ton ex-femme qui a passé cet appel, pas moi.

— Mais tu ne nies pas.

— Qu’est-ce que je sais des maladies mentales, moi ? Je ne suis pas celui qui a été arrêté en train de folâtrer à poil dans les bois, à trois heures de voiture de chez moi, après avoir assommé un gars avec un sommier en fer !

Hertz Shemets vient ouvrir, deux gouttes de sang sur ses bajoues rasées de frais. Il porte un complet de flanelle grise sur une chemise blanche, avec une cravate rouge coquelicot. Il sent la vitamine B, l’amidon et le poisson fumé. Il est plus petit que jamais, aussi saccadé dans ses gestes qu’un bonhomme de bois composé de bâtonnets.

— Mon vieux, appelle-t-il Landsman, brisant quelques-uns des osselets de la main de son neveu.

— Tu as bonne mine, oncle Hertz, dit Landsman.

En y regardant de plus près, il remarque que son complet est luisant aux coudes et aux genoux. La cravate, qui porte des traces de quelque ancienne soupe, a été nouée sous les pointes d’un col mou, non de chemise, mais de veste de pyjama blanc, fourrée à la hâte dans la ceinture du pantalon. Mais Landsman est mal placé pour critiquer, lui qui porte son costard d’urgence, exhumé de sa niche au fond de la malle et défroissé, un modèle noir en laine et viscose mélangées, garni de boutons dorés censés ressembler à des pièces romaines. Il l’avait emprunté jadis à un joueur malchanceux du nom de Gluksman pour des obsèques de dernière minute auxquelles il devait assister et qui lui étaient sorties de l’esprit. Ce costume réussit le tour de force d’avoir l’air à la fois funèbre et voyant, présente des plis irréductibles et empeste sa malle de Détroit.

— Merci de m’avoir prévenu, dit oncle Hertz en lâchant les débris de la main de son neveu.

— Il voulait te faire la surprise, explique Landsman, avec un signe de tête en direction de Berko. Mais je savais que tu aurais envie de sortir chasser.

L’oncle Hertz joint les paumes de ses mains, s’incline. Tel un authentique ermite, il prend très au sérieux ses devoirs d’hôte. Si la chasse a été mauvaise, alors il aura tiré une pièce bien persillée de son grand congélateur et l’aura mise sur le feu avec des carottes, des oignons et un hachis d’herbes qu’il cultive et pend à sécher dans une remise derrière la cabane. Il aura veillé à avoir de la glace pour le whisky et de la bière fraîche pour le ragoût. Par-dessus tout, il se sera rasé et aura mis une cravate.

Le vieil homme invite Landsman à entrer dans la maison. Ce dernier lui obéit, ce qui laisse Hertz planté en face de son fils. Landsman observe la scène en curieux, à l’instar de tous les hommes juifs depuis qu’Abraham a forcé Isaac à s’étendre sur ce sommet de montagne et à dénuder sa cage thoracique palpitante vers le ciel. Le vieux tend la main pour saisir la manche de la chemise de bûcheron de Berko, roule le tissu entre ses doigts. Berko se soumet à son examen avec une expression de véritable souffrance. Ça doit le tuer, Landsman le sait, d’apparaître devant son père vêtu de ses plus beaux atours italiens.

— Alors, où as-tu laissé ton grand bœuf ? balbutie enfin le vieux.

— Je ne sais pas, répond Berko. Mais, à mon avis, c’est peut-être lui qui a ton bas de pyjama.

Berko lisse le froissement que le geste de son père a laissé sur sa manche et passe devant le vieil homme pour entrer à son tour dans la maison.

— Enfoiré, articule-t-il tout bas.

Il s’excuse de devoir utiliser les toilettes.

— Slivovitz, murmure le vieux en allant chercher les bouteilles, une ligne de toits compressée genre reproduction miniature de Shvartsèr-Yam sur un plateau émaillé noir. C’est ça, non ?

— Non, eau de Seltz, corrige Landsman.

Comme son oncle arque un sourcil, il hausse les épaules.

— J’ai un nouveau médecin, un Indien. Il veut que j’arrête de boire.

— Et depuis quand écoutes-tu les médecins ou les Indiens ?

— Depuis jamais, reconnaît Landsman.

— L’automédication est une tradition des Landsman.

— Ainsi que la judéité. Regarde où ça nous a menés…

— Drôle de temps pour être juif, acquiesce le vieux.

Il se détourne de son minibar et tend à Landsman un whisky à l’eau, avec de la glace et un zeste de citron en forme de yarmulka. Puis il se sert une généreuse rasade de slivovitz qu’il lève à la santé de Landsman, avec un air de cruauté humoristique que ce dernier connaît bien et où il a cessé depuis longtemps de voir de l’humour.

— À ce drôle de temps, dit le vieux.

L’oncle Hertz se détend. Quand il reporte ses yeux sur son neveu, il rayonne, tel l’auteur d’un mot d’esprit qui a fait s’écrouler de rire une salle entière. Landsman sait à quel point ça doit tuer Hertz de voir l’esquif qu’il a piloté tant d’années, avec toute son astuce et sa force, dériver toujours plus près des chutes de la rétrocession. Le vieux se sert un deuxième verre à la hâte et l’avale sans montrer de plaisir. À présent, c’est au tour de Landsman d’arquer un sourcil.

— Tu as ton médecin, déclare l’oncle Hertz, j’ai le mien.

La cabane de l’oncle Hertz forme une unique grande salle, avec une mezzanine ouverte sur trois côtés. La décoration et le mobilier utilisent corne, os, tendons, peaux et fourrures. On grimpe sur la mezzanine par une échelle tout au fond, près de la kitchenette. Dans un coin se trouve le lit du vieil homme, soigneusement fait. À côté du lit, sur un petit guéridon, trône un échiquier. Les pièces sont en bois de rose et en érable. Le cheval de l’un des cavaliers blancs en érable a perdu son oreille gauche. Le bouton d’un des pions noirs en bois de rose est veiné de blond. Le plateau présente un aspect négligé, chaotique ; un inhalateur Vicks se dresse entre les pièces à un bout, possible menace pour le roi blanc en e1.

— Tu joues la défense Mentholyptus, je vois, remarque Landsman, tournant l’échiquier pour mieux regarder. Une partie par correspondance ?

Hertz bouscule Landsman en exhalant une haleine parfumée à l’eau-de-vie de prune, avec un relent de hareng à l’huile si fort qu’on en sent même les arêtes. Déséquilibré, Landsman renverse le jeu par terre avec fracas.

— Tu as toujours été le maître de ce coup-là, ironise Hertz. Le gambit de Landsman.

— Merde, oncle Hertz ! Excuse-moi.

Landsman s’accroupit pour chercher les pièces à tâtons sous le lit du vieux.

— Ne t’en fais pas, lui répond son oncle. Ce n’est pas grave, je n’avais pas de partie en cours, j’étudiais juste des positions. Je ne joue plus par correspondance. J’ai l’esprit de sacrifice. J’aime éblouir les autres avec une belle et folle combinaison. C’est dur de faire ça par carte postale. Tu ne reconnais pas cet échiquier ?

Hertz aide Landsman à remettre les pièces dans leur boîte – en érable elle aussi et garnie de velours vert. Quant à l’inhalateur, il le glisse dans une poche.

— Non, dit Landsman.

Inventant le gambit portant son nom au cours d’une grosse colère il y a des années de ça, Landsman est celui qui a coûté son oreille au cavalier blanc.

— Qu’est-ce que tu crois ? C’est toi qui le lui as donné.

Cinq livres sont empilés sur la table de nuit du vieux : une traduction d’un Chandler en yiddish, une biographie française de Marcel Duchamp, un pamphlet contre l’astucieux programme de la Troisième République russe plébiscité l’année précédente aux États-Unis, un guide de terrain des mammifères marins, plus un texte en allemand d’Emanuel Lasker, intitulé Kampf.

La chasse d’eau retentit, suivie du bruit de Berko en train de se laver les mains.

— Brusquement tout le monde lit Lasker, remarque Landsman.

Il prend le livre, lourd, noir, avec le titre en lettres noires dorées, et a la surprise de découvrir qu’il n’a rien à voir avec les échecs. Pas de diagrammes, ni de figures de reines ou de cavaliers, juste des pages et des pages de prose allemande épineuse.

— Alors l’homme était aussi philosophe ?

— Il considérait que c’était sa vraie vocation. Même s’il était un génie aux échecs et en mathématiques formelles, je suis au regret de dire qu’en tant que philosophe il n’était pas aussi génial. Tiens, qui d’autre lit Emanuel Lasker ? Plus personne ne lit Emanuel Lasker.

— C’est encore plus vrai aujourd’hui qu’il y a une semaine, lance Berko, sortant de la salle de bains en s’essuyant les mains avec une serviette.

Il est naturellement attiré par la table du dîner. En bois massif, celle-ci est dressée pour trois. Les assiettes sont en fer-blanc émaillé, les verres en plastique, tandis que les couteaux ont des manches en os et des lames effrayantes, le genre d’ustensile qu’on utilise pour détacher le foie encore palpitant de l’abdomen d’un ours. Une carafe de thé glacé tient compagnie à une cafetière émaillée. Le repas chaud préparé par Hertz est abondant et richissime en élan.

— Un chili d’élan, annonce le vieux. J’ai haché la viande l’automne dernier, je la garde dans des sacs sous vide au fond du congélateur. J’ai aussi abattu l’élan, bien sûr. Une femelle de cinq cents kilos. Pour le chili que je vous sers aujourd’hui, les haricots sont des rouges que j’ai mélangés avec une boîte de noirs qui traînait dans un coin. Mais je n’étais pas sûr que ça suffirait, alors j’ai réchauffé d’autres trucs que j’avais au congélateur. Il y a une quiche lorraine… Ça, c’est des œufs, naturellement, avec des tomates et du bacon, le bacon est du bacon d’élan. Je l’ai fumé moi-même.

— Et les œufs sont des œufs d’élan, ajoute Berko, imitant parfaitement le ton légèrement pompeux de son père.

Du doigt, le vieux montre un saladier de verre blanc débordant de boulettes de viande identiques baignant dans une sauce d’un brun rougeâtre.

— Des boulettes suédoises, dit-il, des boulettes d’élan. Et puis un peu de rôti froid d’élan si on veut un sandwich. J’ai fait le pain moi-même. Et la mayonnaise est maison. Je ne supporte pas la mayonnaise en pot.

Ils s’attablent pour manger avec le vieil homme solitaire. Voilà des années, sa maison était un lieu vivant, la seule table dans ces îles disséminées à laquelle Indiens et Juifs s’asseyaient régulièrement ensemble pour partager de bons plats sans rancœur. On y buvait du vin californien, sur lequel le vieux aimait discourir. Des personnages silencieux, des durs à cuire et un ou deux agents spéciaux ou lobbyistes débarqués de Washington côtoyaient des graveurs de totems, des clochards des échecs et des pêcheurs indigènes. Hertz acceptait les railleries de Mrs Pullmann. C’était le genre de vieil assassin dominateur qui avait choisi d’épouser une femme qui lui rabattait de temps à autre le caquet devant ses amis. Mystérieusement, ça ne le faisait paraître que plus fort.

— J’ai passé un coup de fil ou deux, déclare Hertz après avoir appliqué à son assiette le temps et le pouvoir de concentration exigé par les échecs. Dès que vous m’avez appelé pour dire que vous descendiez.

— Pas possible ? s’étonne Berko. Un coup de fil ou deux…

— Exactement.

Hertz a sa manière à lui de sourire, ou de produire un effet proche du sourire ; il relève la lèvre supérieure seulement du côté droit, et seulement une demi-seconde, révélant une incisive jaunâtre. On croirait qu’on l’a attrapé par la bouche avec un hameçon invisible et qu’on tire la ligne d’un coup sec.

— À ce que je comprends, tu emmerdes le monde, Meyerle. Manquement aux devoirs de la profession, comportement erratique. Tu y as perdu ta plaque et ton arme de service.

Outre ses autres activités, l’oncle Hertz a été pendant quarante ans un fonctionnaire de police dévoué avec une plaque fédérale dans son porte-cartes. Même s’il n’insiste pas, la note de reproche est indéniable. Il se tourne vers son fils.

— Et toi, je ne sais pas ce que tu cherches. À quinze jours du vide, deux enfants, et mazl-tov et kaynahora ! un troisième en route…

Berko ne se donne même pas la peine de demander comment son père est au courant de la grossesse d’Ester-Malke, cela flatterait trop la vanité du vieux. Il se borne à hocher la tête et à engloutir quelques boulettes d’élan de plus. Elles sont succulentes, les boulettes en question, moelleuses et fumées, avec une pointe de romarin.

— Tu as raison, admet Berko. C’est de la folie. Et je ne dis pas que j’aime ou que j’estime ce bison… regarde-le donc sans plaque ni arme, toujours à harceler les autres et à courir partout, les rotules gelées… plus que j’aime et j’estime ma femme et mes enfants, ce n’est pas vrai. Ni que c’est normal pour moi de prendre des risques avec leur avenir en son nom à lui, ce n’est pas vrai non plus. – Pendant qu’il contemple le saladier de boulettes d’élan, son estomac émet un gargouillis de lassitude, un son yiddish, à mi-chemin entre un renvoi et une lamentation.

— Mais si on parle de vide, ce que je peux dire, c’est que ce n’est pas le genre de circonstance que j’ai envie d’affronter sans que Meyer soit là.

— Tu vois sa loyauté, fait remarquer oncle Hertz à Landsman. C’est exactement ce que je ressentais pour ton père, que son nom soit béni, mais le lâche m’a laissé en plan.

Son ton se veut léger, mais le silence qui suit plombe ses paroles. Ils mastiquent leur nourriture, et la vie semble longue et pesante. Hertz se lève, se sert un autre verre. Il reste planté devant la fenêtre, à regarder le ciel pareil à une mosaïque composée de fragments de mille miroirs, chacun teinté d’une nuance différente de gris. Le ciel hivernal du sud-est de l’Alaska est un talmud de gris, un commentaire inépuisable sur une torah de nuages de pluie et de lumière moribonde. Oncle Hertz a toujours été l’homme le plus compétent et le plus sûr de lui que connaisse Landsman, aussi élégant qu’un origami d’avion, une aiguille de papier aérodynamique pliée avec précision, imperméable aux turbulences. Précis, méthodique, posé. Il y avait toujours eu chez Hertz des zones d’ombre, d’irrationalité et de violence, mais elles étaient contenues derrière le rempart de ses mystérieuses aventures indiennes, cachées de l’autre côté de la frontière, recouvertes par lui avec les ruades consciencieuses d’un animal qui dissimule ses traces. Mais, datant des jours qui ont suivi la mort de son père, un souvenir refait à présent surface dans la mémoire de Landsman, celui de l’oncle Hertz recroquevillé comme un vieux mouchoir en papier dans un coin de la cuisine d’Adler Street, pans de chemise pendants, cheveux en bataille, lundi boutonné avec mardi. Sur la table de cuisine à côté de lui, la baisse du niveau d’une bouteille de slivovitz mesure à la façon d’un baromètre la dépression de son atmosphère personnelle.

— On est face à un casse-tête, oncle Hertz, dit Landsman. Et c’est la raison de notre présence ici.

— Ça et ta mayonnaise, ajoute Berko.

— Un casse-tête… – Le vieil homme se détourne de la fenêtre, le regard durci et circonspect. – Je déteste les casse-tête.

— On ne te demande pas d’en résoudre un, lance Berko.

— Ne prends pas ce ton avec moi, Johnny Bear. Ça ne me plaît pas.

— Quel ton ? riposte Berko, la voix chargée d’une demi-douzaine de tons, pareille à une mesure de partition musicale, un ensemble de chambre d’insolence, de ressentiment, de sarcasme, de provocation, d’innocence et de surprise. Mais quel ton ?

Landsman jette à Berko un regard censé lui rappeler, non pas son âge et sa position sociale, mais l’évident mauvais goût qu’il y a à se chamailler avec ses parents. C’est une vieille expression faciale bien usée, qui remonte aux premières années orageuses de Berko chez les Landsman. Chaque fois qu’ils se retrouvent ensemble, ils ne mettent jamais plus de quelques minutes à retourner tous à l’état de nature, tel un groupe de naufragés sur une île déserte. Voilà ce qu’est une famille. Sans oublier la tempête en mer, le navire et les rivages inconnus. Ni les chapeaux, les alambics à whisky qu’on fabrique avec du bambou et des noix de coco, et le feu qu’on allume pour tenir les bêtes fauves à distance.

— Il y a quelque chose que nous cherchons à nous expliquer, tente une nouvelle fois Landsman. Une situation. Et certains aspects de cette situation nous ont fait penser à toi.

L’oncle Hertz se sert un nouveau verre de slivovitz, l’emporte avec lui à table et se rassied.

— Commence par le commencement.

— Tout a commencé par la mort d’un junkie dans mon hôtel.

— Ah ! ah !

— Tu as dû suivre l’affaire.

— J’ai entendu quelque chose à la radio, acquiesce le vieil homme. J’ai aussi peut-être lu quelque chose dans le journal. – Il impute toujours à la presse les éléments en sa connaissance. – C’était le fils de Heskel Shpilman, celui en qui ils avaient mis tant d’espoirs quand il était enfant.

— Il a été assassiné, dit Landsman, contrairement à ce que tu as peut-être lu. Et au moment de sa mort, il se planquait. Entre une chose et une autre, il s’est planqué les trois quarts de son existence, mais quand il est mort, je crois qu’il tentait d’échapper à des hommes qu’il avait laissés tomber. J’ai pu remonter sa piste jusqu’à l’aéroport de Yakobi en avril dernier. Il s’est pointé là-bas la veille de la mort de Naomi.

— Cette affaire a un rapport avec Naomi ?

— Ces hommes qui cherchaient Shpilman et qui, c’est notre hypothèse, l’ont tué, en avril dernier, ont loué les services de Naomi pour transporter le garçon jusqu’à une ferme laitière qu’ils gèrent et qui est censée accueillir des jeunes en difficulté. À Peril Strait. Mais une fois là-bas, Mendel a paniqué, il a voulu repartir. Il a demandé de l’aide à Naomi et elle l’a sorti en douce de là et l’a ramené en avion à la civilisation. À Yakobi. Ma sœur est morte le lendemain.

— Peril Strait ? s’étonne le vieux. Ce sont des indigènes, alors ? Tu es en train de me dire que des Indiens ont tué Mendel Shpilman ?

— Non, intervient Berko, les gars du foyer d’accueil pour les jeunes. Sur cinq cents hectares au nord du village local et qui semble avoir été construit avec l’argent de Juifs américains. Les gérants sont des Yids. Et, autant que je sache, cet établissement sert de couverture à leurs véritables activités.

— Qui consistent en quoi ? À cultiver de la marijuana ?

— Bon, premier point, ils ont un troupeau de vaches laitières Ayrshire, répond Berko. Peut-être une centaine de têtes.

— Ça, c’est le premier point.

— Deuxième point, ils semblent s’occuper d’une sorte de camp d’entraînement paramilitaire. Leur chef pourrait être un vieux, un Juif. Wilfred Dick l’a vu, il était sur place. Mais sa tête ne lui dit rien. Quelle que ce soit son identité, il paraît avoir des liens avec les verbovers ou, du moins, avec Aryeh Baronshteyn. Nous ignorons quelle sorte de liens et dans quel objectif.

— Il y avait aussi un Américain là-bas, ajoute Landsman. Il est arrivé en avion pour une réunion avec Baronshteyn et ces autres mystérieux Juifs. Ils avaient tous l’air de craindre l’Américain. Ils semblaient penser qu’il pouvait ne pas être content d’eux ou de leur manière de gérer la situation.

Le vieux Hertz se lève de table et se dirige vers un vaisselier qui sépare ses repas de son sommeil. D’une boîte à cigares, il sort un cigare qu’il roule entre ses paumes. Il le roule longtemps, d’avant en arrière, jusqu’à donner l’impression d’avoir complètement oublié son existence.

— Je déteste les casse-tête, profère-t-il à la fin.

— On le sait, dit Berko.

— Vous le savez.

L’oncle Hertz roule encore le cigare d’avant en arrière, sous son nez cette fois, le humant profondément, les yeux clos, jouissant non seulement de l’odeur, semble-t-il à Landsman, mais aussi du contact de la feuille fraîche et lisse contre ses narines charnues.

— Voici ma première question, déclare oncle Hertz en rouvrant les yeux. Ma seule question, peut-être.

Les cousins attendent patiemment qu’il coupe son cigare, le plante entre ses lèvres étroites, remonte celles-ci puis les abaisse.

— Quelle était la couleur des vaches ? demande-t-il.

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