10.

L’extrémité nord de Peretz Street n’est que dalles de béton, piliers d’acier, fenêtres en aluminium à double vitrage isolant. Dans ce secteur de l’Untershtot, les immeubles sont sortis de terre au début des années 1950 : machines à abriter préfabriquées, construites par des survivants avec une espèce de noble laideur. Aujourd’hui ils ont juste la laideur de la vétusté et de l’abandon. Devantures vides, vitres tapissées de vieux journaux. Dans les vitrines du 1911, là où le père de Landsman assistait aux réunions de l’Edelshtot Society avant que le local cédât la place à une boutique de produits de beauté, un kangourou en peluche au regard sardonique tient une pancarte en carton : L’AUSTRALIE OU LA MORT. Au 1906, l’hôtel Einstein ressemble, ainsi que l’a remarqué un plaisantin lors de son inauguration, à une cage à rats plongée dans un aquarium. C’est le lieu de rendez-vous des suicidés de Sitka. Conformément à la coutume et aux statuts, il héberge aussi l’Einstein club d’échecs.

C’est un membre de l’Einstein Club du nom de Melekh Gaystick qui a arraché le titre de champion du monde au Hollandais Jan Timman à Saint-Pétersbourg en 1980. L’Exposition universelle encore présente à la mémoire, les Sitkaniks voyaient dans le triomphe de Gaystick une nouvelle preuve de leur mérite et de leur identité nationale. Gaystick était sujet à des crises de rage, à des humeurs noires et à des accès de confusion, mais ces imperfections furent oubliées dans l’euphorie générale.

Fruit de la victoire de Gaystick, la direction de l’Einstein fit gracieusement cadeau de sa salle de bal au club d’échecs. Les mariages à l’hôtel étaient démodés, et depuis des années la direction cherchait à virer de la cafétéria les patsers, avec leur tabagisme et leurs marmonnements. Gaystick lui servit un prétexte sur un plateau. La grande porte de la salle de bal fut condamnée, afin qu’on ne pût plus entrer que par la ruelle de derrière. On retira le magnifique parquet de frêne pour poser un échiquier de linoléum délirant, dans des teintes de suie, de bile et de vert bloc opératoire. Le lustre moderne fut remplacé par des rangées de tubes fluorescents scellés dans le béton du plafond haut. Deux mois plus tard, le jeune champion du monde entrait nonchalamment dans la vieille cafétéria où le père de Landsman s’était jadis fait un nom, s’asseyait dans un box au fond, sortait un Colt. 38 Detective Special et se tirait une balle dans la bouche. Il y avait un mot dans sa poche, disant simplement : « Je préférais les lieux comme ils étaient avant. »

— Emanuel Lasker, dit le Russe aux deux inspecteurs, en levant le nez de l’échiquier, sous une ancienne pendule au néon qui fait la réclame pour le défunt quotidien, le Blat.

L’homme, dont la peau fine et rose se desquame, est squelettique. Il a une barbe noire pointue et des yeux rapprochés, couleur d’eau de mer glacée.

— Emanuel Lasker… – Les épaules du Russe se voûtent ; il baisse vivement la tête, et son thorax se gonfle, puis se creuse, on dirait qu’il rit, sauf qu’on n’entend aucun son. – J’aimerais bien qu’il repasse nous voir. – Son yiddish, bourru et expérimental comme chez la plupart des immigrés russes, rappelle quelqu’un à Landsman sans que celui-ci puisse dire qui. – Je botte le cul de lui.

— Vous avez rejoué ses parties ? veut savoir l’adversaire du Russe, un jeune homme aux joues rebondies avec des lunettes à monture invisible et un teint tirant sur le vert, tel le blanc d’un billet d’un dollar ; les lentilles de ses lunettes se givrent, tandis qu’il les pointe vers Landsman. Vous avez rejoué ses parties, inspecteur ?

— Juste pour que ce soit clair, réplique Landsman, ce n’est pas le vrai Lasker que nous avons en tête.

— Cet individu se servait seulement d’un faux nom, renchérit Berko. Sinon nous rechercherions un homme mort depuis soixante ans…

— Si on regarde les parties de Lasker aujourd’hui, poursuit le jeune homme, elles sont trop complexes. Il rend tout trop difficile.

— C’est à toi qu’elles paraissent complexes, Velvel, intervient le Russe, pour la bonne raison que tu es simplet.

Les shammès les ont interrompus en pleine action ; le Russe, qui joue avec les blancs, tient un avant-poste inattaquable avec un cavalier. Les partenaires sont encore pris par le jeu, de la manière dont deux montagnes sont absorbées dans un brouillard blanc. Leur réaction naturelle est de traiter les policiers avec le mépris abstrait qu’ils réservent aux kibetsers. Landsman se demande si Berko et lui ne devraient pas attendre que les joueurs aient fini avant de retenter leur chance. Mais il y a d’autres parties en cours, d’autres joueurs à interroger. Tout autour de l’ancienne salle de bal, des pieds crissent sur le lino comme des ongles sur un tableau noir. Et les pièces cliquettent comme le barillet tournant dans le .38 de Melekh Gaystick. Les hommes – car il n’y a pas de femmes ici – jouent en rudoyant régulièrement leurs adversaires à coups d’autodérision, de rires réfrigérants, de sifflements ou de ricanements.

— Tant qu’à mettre les choses au clair, reprend Berko, cet homme qui se faisait passer pour Emanuel Lasker mais n’était pas l’illustre champion du monde né en Prusse en 1868 est mort, et nous enquêtons sur les circonstances de sa mort. En qualité d’inspecteurs de la brigade des homicides, ce que nous avons mentionné mais sans beaucoup d’effet, apparemment.

— Un Juif blond, lâche le Russe.

— Avec des taches de rousseur, ajoute Velvel.

— Vous voyez, continue le Russe, nous vous écoutons avec attention.

Il ramasse une de ses tours comme on saisit un cheveu sur le col d’un voisin. De concert, ses doigts et la tour redescendent la colonne pour annoncer, d’une petite tape, la mauvaise nouvelle au fou noir restant.

Velvel parle russe à présent, avec l’accent yiddish, formant des vœux pour la reprise de relations amicales entre la mère de son adversaire et un étalon bien monté.

— Je suis orphelin, reprend le Russe.

Il se renverse sur sa chaise, comme s’il s’attendait à ce que son adversaire ait besoin d’un peu de temps pour encaisser la perte de son fou. Il croise les bras sur sa poitrine et enfouit les mains sous ses aisselles. C’est l’attitude d’un homme qui a envie de fumer une papiros dans une pièce où cette manie est proscrite. Landsman se demande ce qu’aurait fait son père si l’Einstein Club avait interdit le tabac de son vivant. Le bougre était capable de griller un paquet entier de Broadway au cours d’une seule partie.

— Blond, répète le Russe, l’obligeance personnifiée. Des taches de rousseur. Quoi d’autre, je vous prie ?

Landsman passe en revue sa maigre main de détails, cherchant à décider lequel abattre.

— Un novice dans ce jeu, selon nous. Occupé par son histoire des échecs, il gardait un livre de Siegbert Tarrasch dans sa chambre. Et puis il y a le faux nom qu’il utilisait.

— Quelle astuce ! commente le Russe sans se donner la peine de feindre la sincérité. Deux shammès de haute volée.

La vanne ulcère moins Landsman qu’elle ne lui rafraîchit un brin la mémoire sur ce Russe osseux à la peau qui pèle.

— À une époque peut-être, continue-t-il plus lentement, fouillant dans ses souvenirs sans cesser d’observer le Russe, le défunt était un Juif pratiquant. Un chapeau noir.

Le Russe extrait les mains de sous ses aisselles, se redresse sur sa chaise. La glace de ses yeux baltiques semble fondre d’un coup.

— Il était accro au smack ? – Son ton est à peine interrogateur et, comme Landsman ne nie pas immédiatement l’accusation, il continue. – Frank – il prononce le nom à l’américaine, avec une longue voyelle aiguë et un R sans relief. – Oh, non !

— Frank, oui, acquiesce Velvel.

— Je… – Le Russe s’affale sur son siège, genoux tendus, mains ballantes. – Messieurs les inspecteurs, je peux vous faire une confidence ? demande-t-il. Vraiment, parfois j’exècre ce monde lamentable.

— Parlez-nous de Frank, dit Berko. Vous l’appréciiez.

Le Russe hausse les épaules, les yeux de nouveau glacés.

— Je n’aime personne, déclare-t-il. Mais quand Frank vient ici, au moins je ne m’enfuis pas par la porte en criant. Il est drôle. Rien d’un beau type. Mais il a une belle voix, sérieuse. Comme celui qui passe de la musique sérieuse à la radio. À trois heures du matin, vous savez, il parle de Chostakovitch. Il balance des choses d’un ton sérieux, c’est marrant. Tout ce qu’il dit, c’est toujours un petit peu acerbe. Coupe-toi les cheveux, qu’il est vilain ton pantalon, Velvel sursaute chaque fois qu’on parle de sa femme…

— Ça, c’est vrai, approuve Velvel.

— Toujours en train de vous titiller, mais je ne sais pas pourquoi il n’est pas gonflant.

— C’était… On sentait qu’il était plus dur envers lui-même, complète Velvel.

— Quand on joue contre lui, même s’il gagne chaque fois, on a l’impression de mieux jouer contre lui qu’avec les connards de ce club, poursuit le Russe. Frank n’est pas un con.

— Meyer, murmure Berko.

Il agite les petits drapeaux de ses sourcils en direction de la table d’à côté. Ils ont un public.

Landsman se retourne. Deux joueurs s’affrontent au-dessus d’une partie à ses débuts. L’un porte un pantalon et un veston modernes, avec la barbe fournie d’un Juif loubavitch. Laquelle barbe est épaisse et noire, comme ombrée au fusain. Une main ferme a épinglé une calotte de velours noir bordée de soie assortie sur la masse tout aussi noire de ses cheveux. Son pardessus marine et son feutre bleu sont pendus derrière lui à une patère fixée au mur couvert de miroirs. La doublure de son manteau et la marque de son chapeau se reflètent dans la glace. La fatigue creuse les cernes de ses yeux : des yeux fervents, bovins et tristes. Son adversaire est un bobover en robe longue, culotte, collant blanc et pantoufles. Sa peau est aussi pâle qu’une page de commentaire. Son chapeau repose sur ses genoux, un macaron noir sur un plat noir. Sa calotte colle, telle une poche plaquée, à l’arrière de sa tête rasée. À un œil non désillusionné par le travail du policier, tous les deux peuvent paraître aussi perdus dans l’aura diffuse de leur partie que n’importe quel duo de patsers de l’Einstein Club. Landsman irait jusqu’à parier cent dollars que ni l’un ni l’autre ne savent même si c’est à leur tour de jouer. Ils ont écouté toutes les paroles échangées à la table voisine, ils n’en perdent pas une.

Berko se dirige vers la table située de l’autre côté du Russe et de Velvel. Elle est libre. Il attrape une chaise en bois courbé au siège de canne fendu et la fait pivoter entre la table des chapeaux noirs et celle où le Russe est en train d’écraser Velvel. Il s’assied avec ce panache de gros costaud qui est le sien, étendant les jambes, rejetant les pans de son pardessus derrière lui, comme s’il n’allait faire qu’une bouchée d’eux. Il se découvre en tenant son feutre par la couronne dans la paume de sa main. Ses cheveux d’Indien drus et luisants se dressent à l’air libre, depuis peu striés d’argent. La chevelure grisonnante de Berko lui donne un air plus sage et plus gentil, effet dont il n’hésite pas à abuser, même s’il est relativement sage et plutôt gentil. La chaise en bois courbé s’alarme devant l’ampleur et les courbes du fessier de Berko.

— Salut ! lance Berko aux chapeaux noirs.

Il frotte ses paumes l’une contre l’autre, puis les abat sur ses cuisses. Tout ce qu’il manque à cet ogre, c’est une serviette à mettre autour de son cou, une fourchette et un couteau.

— Comment ça va ?

Avec l’art et la conviction des pires comédiens, les chapeaux noirs lèvent les yeux, surpris.

— Nous ne voulons pas d’ennuis, dit le loubavitch.

— Ma formule préférée en yiddish ! s’exclame sincèrement Berko. Tenez, ça vous dit de participer à la conversation ? Parlez-nous de Frank.

— Nous ne le connaissions pas, répond le loubavitch. Frank qui ?

Le bobover ne dit mot.

— L’ami bobover, dit doucement Landsman. Votre nom ?

— Je m’appelle Saltiel Lapidus, murmure le bobover qui a le regard timide d’une fille, en repliant ses doigts sur le chapeau posé sur ses genoux. Et je ne sais rien de rien.

— Vous avez joué avec ce Frank ? Vous le connaissiez ?

Saltiel Lapidus hoche précipitamment la tête.

— Non.

— Oui, avoue le loubavitch. Il était connu de nous.

Lapidus foudroie son ami du regard, et le loubavitch détourne la tête. Landsman sait lire entre les lignes. Les échecs sont autorisés au Juif pratiquant, même – seul entre les jeux – le jour du shabbat. Mais l’Einstein Club est une institution résolument moderne. Le loubavitch a entraîné le bobover dans ce temple profane un vendredi matin, alors qu’arrive shabbat et que tous deux ont mieux à faire. Il lui a juré que tout irait bien. Quel mal pouvait-il y avoir à ça ? Et maintenant regarde…

Landsman est curieux, pour ne pas dire touché. Une amitié par-delà les sectarismes n’est pas un phénomène courant dans son expérience. Par le passé, il a déjà été frappé par le fait que, en dehors des homosexuels, seuls les joueurs d’échecs ont trouvé un moyen fiable d’enjamber, avec force mais sans violence fatale, le gouffre séparant n’importe quel tandem d’hommes donné.

— Je l’ai vu ici, reprend le loubavitch, les yeux fixés sur son ami, comme pour l’inciter à ne pas avoir peur. Ce soi-disant Frank. J’ai peut-être joué avec lui une ou deux fois. Selon moi, c’était un joueur très talentueux.

— Comparé à toi, Fishkin, ironise le Russe, un singe est Raúl Capablanca.

— Vous… – Landsman s’adresse au Russe d’un ton assuré, suivant son intuition. – Vous saviez qu’il était héroïnomane. Comment ?

— Inspecteur Landsman, répond le Russe, mi-réprobateur. Vous ne me reconnaissez pas ?

On aurait dit une intuition, mais ce n’était qu’un souvenir oublié.

— Vassily Shitnovitzer, décline Landsman.

Il n’y a pas si longtemps – douze ans –, il a arrêté un jeune Russe de ce nom-là pour association de malfaiteurs spécialisés dans le trafic d’héroïne. Un immigré de date récente, un ancien condamné réchappé du chaos qui a suivi la chute de la Troisième République russe. Un homme parlant un méchant yiddish et aux yeux clairs trop rapprochés, ce dealer d’héro.

— Et vous m’avez remis depuis tout ce temps.

— Vous êtes beau gosse, difficile à oublier, réplique Shitnovitzer. Et élégant avec ça !

— Shitnovitzer a passé pas mal de temps à Butyrka, explique Landsman à Berko, parlant de la célèbre prison moscovite. Un garçon charmant. Il vendait de la came depuis les cuisines de la cafétéria de l’hôtel.

— Tu as vendu de l’héroïne à Frank ? demande Berko à Shitnovitzer.

— J’ai pris ma retraite, répond Vassily Shitnovitzer en secouant la tête. Soixante-quatre mois fédéraux à Ellensburg, État de Washington. Pire que Butyrka. Jamais plus je ne toucherai à la poudre, messieurs les inspecteurs, et même si je le faisais, je ne m’approcherais pas de Frank. Je suis dingue, mais je ne suis pas fou.

Landsman sent l’embardée et le dérapage quand les pneus se bloquent. Ils viennent de percuter quelque chose.

— Pourquoi non ? insiste Berko, avec amabilité et sagesse. Pourquoi vendre du smack à Frank ferait de toi pas seulement un délinquant mais un fou, monsieur Shitnovitzer ?

On entend un petit tintement décidé, légèrement creux, le bruit d’un dentier qui se referme. Velvel renverse son roi.

— J’abandonne, dit Velvel qui ôte ses lunettes, les glisse dans sa poche de poitrine et se lève.

Il a oublié un rendez-vous, il est en retard pour son travail, sa mère l’appelle sur la fréquence à ultrasons réservée par le gouvernement aux mères juives en cas de déjeuner.

— Rassieds-toi, ordonne Berko sans se retourner.

Le gamin se rassied. Un spasme a tordu les intestins de Shitnovitzer, c’est l’impression qu’a Landsman.

— Mauvaise mazl, dit-il enfin.

— Mauvaise mazl, répète Landsman, laissant pointer ses doutes et sa déception.

— Un manteau, un chapeau plein de mauvaise mazl sur sa tête ! Tant de mauvaise mazl qu’on a peur de le toucher ou de respirer le même oxygène que lui !

— Je l’ai vu disputer cinq parties à la fois, raconte Velvel. Pour cent dollars. Il les a toutes gagnées. Puis je l’ai vu vomir dans la ruelle.

— Messieurs les inspecteurs, je vous en prie, implore Saltiel Lapidus d’une voix peinée. Nous n’avons rien à voir avec ça, nous ne savons rien sur cet homme. L’héroïne, vomir dans les rues… Je vous en prie, nous sommes déjà suffisamment mal à l’aise.

— Embarrassés, suggère le loubavitch.

— Désolés, conclut Lapidus. Et nous n’avons rien à vous dire. Alors, s’il vous plaît, pouvons-nous nous en aller ?

— Oui, bien sûr, dit Berko. Filez. Écrivez-nous vos noms et vos coordonnées avant de partir.

Il sort son prétendu carnet, une épaisse petite liasse de papiers maintenue par un trombone extra-large. À toute heure, on peut y trouver cartes de visite, horaires des marées, listes de choses à faire, listes chronologiques de rois anglais, théories griffonnées à trois heures du matin, billets de cinq dollars, recettes notées à la va-vite, serviettes en papier pliées avec le plan d’une rue de Sitka-sud où a été assassinée une prostituée. Il farfouille dans son carnet jusqu’à ce qu’il trouve un bout de fiche en carton vierge, qu’il tend à Fishkin, le loubavitch. Il propose son moignon de crayon, mais, non merci, Fishkin a un stylo. Il note son nom, son adresse et le numéro de son shoyfer, puis le passe à Lapidus, qui fait de même.

— Seulement n’appelez pas, implore Fishkin. Ne venez pas chez nous, je vous en supplie. Nous n’avons rien à ajouter. Il n’y a rien que nous puissions vous raconter sur ce Juif !

Tout noz du secteur apprend à respecter le silence du chapeau noir. C’est un refus de répondre qui peut s’étendre, grandir et s’approfondir jusqu’à ce que, à la façon d’un brouillard, il emplisse un quartier entier de chapeaux noirs. Les chapeaux noirs manient avocats expérimentés, influences politiques et feuilles de chou ; ils sont capables d’envelopper un malheureux inspecteur et jusqu’à un commissaire d’un grand tumulte de chapeaux noirs qui ne se dissipe qu’après que le témoin ou le suspect a été relâché, les chefs d’inculpation abandonnés. Il faudrait que Landsman ait derrière lui le poids entier du service et, à tout le moins, l’approbation de son coéquipier, avant de pouvoir inviter Lapidus et Fishkin dans la salle d’interrogatoire du module de la criminelle.

Il hasarde un regard à Berko, lequel tente un léger signe de tête.

— Allez, dit Landsman.

Lapidus se lève en titubant tel un homme vaincu par ses intestins. L’entreprise de remettre son pardessus et ses caoutchoucs s’accompagne d’une démonstration de dignité offensée. Il ajuste le couvercle de fer de son chapeau centimètre par centimètre sur sa tête comme on redescend doucement une plaque d’égout. D’un œil chagriné, il regarde Fishkin balayer sa matinée gâchée dans un coffret à charnières en bois. Côte à côte, les chapeaux noirs se faufilent entre les tables, passant devant les autres joueurs qui lèvent les yeux pour les suivre du regard. Juste avant qu’ils atteignent la porte, la jambe gauche de Saltiel Lapidus a un problème d’accord avec sa cheville ; il s’affaisse, fléchit et tend le bras pour se rattraper d’une main à l’épaule de son ami. Le sol est dégagé et lisse sous ses pieds. Autant que sache Landsman, il est impossible de se prendre le pied dans quoi que ce soit.

— Je n’ai jamais vu de bobover aussi triste, observe-t-il. Le Yid était au bord des larmes.

— Tu veux le bousculer encore un peu ?

— Juste d’un centimètre ou deux.

— Avec eux tu n’iras pas plus loin de toute façon, conclut Berko.

Ils passent en hâte devant les patsers : un violoniste minable de l’Odeon du Sitka, un pédicure, on voit sa photo dans les abribus. Berko se rue dehors, sur les talons de Lapidus et de Fishkin. Landsman s’apprête à le suivre quand une note de nostalgie résonne dans sa mémoire, une bouffée d’une marque d’after-shave que plus personne n’utilise, le refrain discordant d’une chanson qui était assez populaire un certain mois d’août vingt-cinq étés plus tôt. Landsman se retourne vers la table la plus proche de la porte.

Un vieil homme est assis face à une chaise vide, crispé comme un poing autour d’un échiquier. Il a les pièces disposées sur leurs cases d’ouverture et a tiré – ou s’est attribué – les blancs. Attendant que se montre son adversaire. Un crâne luisant bordé de touffes de cheveux grisâtres comme des peluches au fond d’une poche. Le bas du visage caché par l’inclination de la tête. Restent visibles pour Landsman les creux de ses tempes, son halo de pellicules, l’arête osseuse de son nez, les sillons de son front pareils aux marques laissées dans une tarte non cuite par les dents d’une fourchette. Et la bosse furieuse de ses épaules affrontant le problème de l’échiquier, préparant son astucieuse campagne. Ces épaules étaient larges dans le temps, celles d’un héros ou d’un déménageur de pianos.

— Monsieur Litvak murmure Landsman.

Litvak sélectionne le cavalier de son roi à la manière dont un peintre choisit un pinceau. Ses mains demeurent agiles et nerveuses. Il ébauche un arc de cercle vers le centre du plateau ; il a toujours préféré un style de jeu hypermoderne. À la vue de l’ouverture de Réti et des mains de Litvak, Landsman est submergé, presque anéanti, par sa vieille exécration des échecs, l’ennui, la frustration, la honte de ces jours passés à briser le cœur de son père sur les échiquiers de la cafétéria de l’Einstein.

Il articule plus fort :

— Alter Litvak.

Litvak lève sur lui un regard myope et perplexe. C’était un homme baraqué, prêt à se battre à poings nus, un chasseur, un pêcheur, un soldat. Quand il avançait la main pour prendre une pièce, on voyait sa grosse chevalière en or de Ranger briller avec l’éclat de la foudre. Aujourd’hui il a l’air ratatiné, diminué : le roi de l’histoire réduit à un grillon du foyer par la malédiction de la vie éternelle. Seul le nez aquilin témoigne encore de l’ancienne noblesse de ses traits. En contemplant l’épave qu’est devenu cet homme, Landsman se dit que si son père ne s’était pas supprimé, selon toute probabilité il serait quand même mort.

Litvak a un geste impatient ou implorant de la main. Il tire de sa poche de poitrine un carnet noir marbré et un imposant stylo à plume. Il porte la barbe bien coupée, comme toujours. Un blazer pied-de-poule, des mocassins de bateau à glands, une pochette, une écharpe sous les revers de son veston. L’animal n’a en rien perdu son allure sportive. Dans les plis de son cou se cache une cicatrice luisante, une virgule blanchâtre teintée de rose. Pendant qu’il écrit dans son carnet avec son gros Waterman, Litvak respire patiemment par son grand nez charnu. Le grattement de la plume est la seule voix qui lui reste. Il passe le carnet à Landsman. Son écriture est lisible et régulière.

Je vous connais

Son regard s’aiguise, et il penche la tête de côté pour jauger Landsman, décrypter le costume froissé, le chapeau de feutre rond, la tête semblable à celle du chien Hershel, connaissant Landsman sans le remettre. Il reprend son carnet et ajoute un mot à sa question :

Je vous connais inspecteur

— Meyer Landsman, complète Landsman, tendant une carte professionnelle au vieux. Vous avez connu mon père. Autrefois, je venais ici avec lui de temps en temps. À l’époque où le club se réunissait dans la cafétéria.

Les yeux bordés de rouge s’écarquillent. L’étonnement le dispute à l’horreur tandis que Mr Litvak scrute Landsman de plus belle, à la recherche d’une preuve de cette affirmation improbable. Il tourne une page de son carnet et prononce son verdict sur la question.

Impossible impensable que Meyerle Landsman puisse être un pareil sac de patates

— J’ai bien peur que si, objecte Landsman.

Que fais-tu ici pitoyable joueur d’échecs

— Je n’étais qu’un gosse, se défend Landsman, horrifié de détecter une tonalité geignarde dans sa voix.

Quel endroit abominable ! quels types pathétiques ! quel jeu cruel et insipide ! Et puis :

— Monsieur Litvak, vous ne connaîtriez pas par hasard un individu, à ce que je crois comprendre il joue parfois ici, un Juif peut-être, qu’on appelle Frank ?

Oui je le connais a-t-il fait quelque chose de mal

— Vous le connaissez bien ?

Pas aussi bien que je le souhaiterais

— Savez-vous où il habite, monsieur Litvak ? L’avez-vous vu récemment ?

Il y a quelques mois s.v.p. dites-moi que vous n’êtes pas de la brigade des homicides

— Encore une fois, répond Landsman, j’ai bien peur que si.

Le vieil homme bat des paupières. S’il est choqué ou attristé par la conclusion qui s’impose, il est impossible de le lire dans son expression ou son langage corporel. Mais enfin un homme qui ne contrôle pas ses émotions n’irait pas très loin avec l’ouverture de Réti. Peut-être le mot qu’il écrit ensuite sur son carnet est-il légèrement tremblé.

Overdose ?

Abattu, dit Landsman.

La porte du club s’ouvre avec un grincement ; deux patsers entrent venant de la ruelle, l’air gris et glacés. Un épouvantail dégingandé à peine sorti de l’adolescence, avec une barbe dorée bien taillée et un costume trop petit pour lui, et un homme grassouillet court sur pattes, brun et à la barbe frisée, dans un costume beaucoup trop grand. Leurs coupes en brosse sont inégalisées, comme s’ils en étaient les auteurs, et ils portent des yarmulkas noires assorties au crochet. Ils hésitent un instant sur le seuil, confus, regardant Mr Litvak comme s’ils s’attendaient à une semonce.

Le vieil homme prend alors la parole, aspirant ses mots, la voix pareille à un fantôme dinosaurien. Le son est affreux, un dysfonctionnement de la trachée. Un instant après son extinction, Landsman comprend ce qu’il a dit :

— Mes petits-neveux.

Litvak leur fait signe d’entrer et passe la carte de Landsman au grassouillet.

— Sympa de faire votre connaissance, inspecteur, dit le grassouillet avec une pointe d’accent, peut-être australien.

Il prend la chaise vide, jette un coup d’œil sur l’échiquier et sort promptement le cavalier de son propre roi. Puis :

— Désolé, oncle Alter. Celui-là était en retard, comme d’hab.

L’échalas traîne à l’entrée, la main posée sur la porte ouverte du club.

— Landsman, qu’est-ce que tu fous ? appelle Berko de la ruelle, où il a réuni Fishkin et Lapidus devant la Dumpster.

Il semble à Landsman que Lapidus brame comme un enfant.

— Je suis là, répond Landsman. Je dois y aller, monsieur Litvak. – L’espace d’un instant, il serre les os, la come et le cuir de la main du vieil homme. – Où puis-je vous joindre si j’ai besoin de prolonger notre conversation ?

Litvak note une adresse sur une feuille, puis arrache celle-ci de son carnet.

— Madagascar ? s’écrie Landsman, lisant le nom inimaginable d’une rue de Tananarive. C’est une nouveauté !

À la vue de cette adresse lointaine, à la pensée de cette maison d’une rue Jean-Bart, Landsman éprouve un profond reflux de son ardeur à poursuivre l’affaire du Yid mort du 208. Quelle différence cela fera-t-il s’il coince l’assassin ? D’ici un an les Juifs seront des Africains, cette vieille salle de bal sera bourrée de Gentils à leur thé dansant et toutes les affaires jamais ouvertes ou closes par un policier de Sitka auront été rangées dans le classeur 9.

— Quand partez-vous ?

— La semaine prochaine, répond le petit-neveu grassouillet d’un ton dubitatif.

Le vieux émet un nouveau horrible croassement reptilien que nul ne comprend. Il recourt à l’écrit, puis glisse le carnet à son petit-neveu à travers la table.

L’homme dresse ses plans, lit le jeune, et Dieu rit.

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