20.

Landsman mendie une demi-douzaine de papiros au gérant du week-end, Krankheit, puis tue une heure à griller trois d’entre elles pendant que les rapports sur le cadavre du 208 livrent leurs pitoyables décomptes de protéines, de taches de gras et de poussière. Ainsi que l’a dit Bina, aucun élément nouveau ne s’en dégage. Le tueur semble avoir été un professionnel, un shloser de métier, qui n’a laissé aucune trace de son passage. Les empreintes digitales du mort correspondent officiellement à celles d’un certain Menachem-Mendel Shpilman, arrêté sept fois pour usage de stupéfiants au cours des dix dernières années et sous diverses fausses identités, dont Wilhelm Steinitz, Aron Nimzovitch et Richard Réti. Ça, mais pas davantage, c’est clair.

Landsman envisage de se faire monter une bière, mais prend une douche brûlante à la place. L’alcool l’a planté, l’idée de manger lui retourne le cœur et, regardons les choses en face, s’il devait vraiment se flinguer, il serait déjà passé à l’acte depuis longtemps. Donc, d’accord, le travail, c’est de la blague ; il reste le travail. Et c’est là le véritable contenu du classeur accordéon que lui a apporté Bina, le message qu’elle lui adresse par-delà la ligne de démarcation entre la politique de l’administration, la séparation conjugale et l’orientation de leurs carrières dans des directions opposées : « Accroche-toi. »

Landsman dégage son dernier costume propre de son enveloppe de plastique, se rase le menton, lustre son feutre rond avec sa brosse à chapeau. Il n’est pas de service aujourd’hui, mais service ne veut plus rien dire. Aujourd’hui ne veut rien dire non plus, et rien veut tout dire sauf un costume propre, trois nouvelles Broadway, le martèlement de la gueule de bois juste derrière les yeux, le bruissement des poils sur le feutre ambré de son couvre-chef. Et, d’accord, une possible trace dans sa chambre d’hôtel de l’odeur de Bina, du col acide de son chemisier, de son savon à la verveine et de la senteur de marjolaine de ses aisselles. Il descend par l’ascenseur, en ayant l’impression d’avoir fui l’ombre envahissante d’un piano tombant du ciel, une espèce de sonorité métallique jazzy dans les oreilles. Tel un scrupule qui pèse sur une mauvaise conscience, le nœud de sa cravate vert et or en reps presse son pouce contre son larynx, lui rappelant qu’il est vivant. Son chapeau est aussi luisant qu’un phoque.

Max Nordau Street n’a pas été déneigée ; les équipes des ponts et chaussées de Sitka, réduites à des effectifs squelettiques, concentrent leurs efforts sur les grandes artères et la route nationale. Après avoir récupéré ses caoutchoucs dans le coffre, Landsman laisse la Super Sport chez son garagiste. Puis il se fraie prudemment un chemin entre des congères de trente centimètres de haut jusqu’au Mabuhay Donuts de Monastir Street.

Le beignet ou shtekèlè chinois à la philippine est la grande contribution du district de Sitka à la gourmandise mondiale. Sous sa forme actuelle, on n’en trouve pas aux Philippines. Aucun bec fin chinois ne reconnaîtrait le produit de ses poêles à frire natales. Tel le dieu des orages Yahvé de Sumer, le shtekèlè n’a pas été inventé par les Juifs, mais le monde n’arborerait ni Dieu ni shtekèlè sans les Juifs et leurs désirs. Une panatela de pâte frite, ni tout à fait sucrée ni tout à fait salée, roulée dans du sucre, croustillante, mais moelleuse à l’intérieur et criblée de petites bulles d’air. On trempe la chose dans sa tasse en carton de thé au lait et on ferme les yeux : pendant dix bonnes secondes, on a la sensation d’entrevoir la possibilité d’une vie meilleure.

Le maître caché du beignet chinois à la philippine est Benito Taganes, propriétaire et roi des bacs bouillonnants du Mabuhay. Sombre, exigu et invisible de la rue, le Mabuhay reste ouvert toute la nuit. Il vide les bars et les cafés après l’heure de leur fermeture, attire les méchants et les coupables le long de son comptoir en Formica ébréché, vibre des bavardages de criminels, de policiers, de shtarkers et de shlémils, de putains et d’oiseaux de nuit. Encouragée par les applaudissements nourris des poêles à frire, le vrombissement des ventilateurs et le caisson de basses qui braille les kundimans, les chansons sentimentales de l’enfance manillaise de Benito, la clientèle prend des libertés avec ses secrets. Une vapeur dorée d’huile casher flotte dans les airs, défiant les sens. Qui pourrait surprendre une conversation, les oreilles pleines de Kosherfry et des jérémiades de Diomedes Maturan ? Mais Benito Taganes, lui, entend tout et s’en souvient. Benito pourrait vous dessiner l’arbre généalogique d’Alexeï Lebed, le chef de la plèbe russe, sauf que, à la place des grands-parents et des nièces, on y trouverait des clochards, des assassins et des comptes bancaires offshore. Il pourrait vous chanter un kundiman évoquant des épouses restées fidèles à leurs maris emprisonnés ou des époux qui font de la taule parce que leurs femmes les ont donnés pour quatre sous. Il sait qui conserve la tête de Furry Markov dans son garage, ou quel inspecteur de la brigade des stups est appointé par Anatoly Moskowitz, alias la Bête féroce. Seulement personne ne sait qu’il ne connaît que Meyer Landsman.

— Un beignet, reb Taganes, lance Landsman quand il entre en venant de la ruelle, tapant des pieds pour détacher la croûte de neige de ses caoutchoucs.

Ce samedi après-midi à Sitka est aussi mort qu’un messie raté dans son linceul de neige. Il n’y a pas un chat sur les trottoirs, presque pas de voitures dans les rues. Mais ici, à l’intérieur du Mabuhay Donuts, trois ou quatre S.D.F., âmes en peine et ivrognes entre deux cuites, sont accoudés au comptoir de résine étincelant, suçotant le thé de leur shtekèlè et échafaudant leurs prochaines grosses bêtises.

— Un seul ? dit Benito, un homme lourd et trapu, au teint de la couleur du thé au lait qu’il sert dans son établissement, les joues grêlées comme une paire de lunes sombres.

Bien que ses cheveux soient encore noirs, il a soixante-dix ans passés. Jeune, il était champion poids plume de Luzon ; à cause de ses doigts épais et des salamis tatoués de ses avant-bras, on le prend pour un client coriace, ce qui sert les intérêts de son commerce. Ses grands yeux caramel le trahissent, aussi garde-t-il les paupières baissées. Pour gérer un shtinker, il faut parfois savoir deviner un cœur tendre sous des airs de dur.

— On dirait que vous devriez en manger deux, peut-être trois, inspecteur.

D’un coup de coude, Benito écarte le neveu ou le cousin qu’il a préposé aux paniers de friture et charme un serpent de pâte crue pour le faire descendre dans l’huile. Quelques minutes plus tard, Landsman tient un petit paquet de papier paradisiaque dans la main.

— J’ai l’information que tu cherchais sur la fille de la sœur d’Olivia, marmonne Landsman autour d’une bouchée brûlante et sucrée.

Benito remplit une tasse de thé pour Landsman, puis incline la tête en direction de la ruelle. Il enfile son anorak et tous deux sortent. Benito décroche un jeu de clés de sa boucle de ceinture, ouvre une porte blindée deux entrées plus loin. C’est là que Benito loge sa maîtresse, Olivia, dans trois petites pièces impeccables où régnent un portrait de Marlène Dietrich par Andy Warhol et une odeur amère de vitamines et de gardénia flétri. Olivia n’est pas là. Ces derniers temps, elle a multiplié les séjours à l’hôpital, une mort à épisodes, avec un peu de suspense à la fin de chacun d’eux. Benito fait signe à Landsman de s’asseoir dans un fauteuil de cuir rouge passepoilé de blanc. Bien sûr, Landsman n’a aucune information sur les filles des sœurs d’Olivia. Olivia n’est pas non plus une vraie dame, mais Landsman est aussi le seul à être au courant de la double vie de Benito Taganes, le roi du beignet. Il y a bien des années, un violeur en série du nom de Kohn s’était attaqué à Miss Olivia Ladameo et avait découvert son secret. Cette nuit-là, la seconde grosse surprise de Kohn avait été l’apparition imprévue de l’agent de police Landsman. Après ce qu’avait fait Landsman à son visage, le mamzer avait gardé un défaut d’élocution pour le restant de ses jours. Aussi est-ce un mélange de honte et de gratitude, et non l’argent, qui inspire le flot des confidences de Benito vers l’homme qui a sauvé Olivia.

— Tu as entendu quelque chose sur le fils de Heskel Shpilman ? demande Landsman, posant les beignets et la tasse de thé. Un gosse appelé Mendel ?

Benito est toujours debout, les mains jointes derrière le dos, comme un petit garçon appelé au tableau pour réciter un poème.

— Au cours des ans, oui. Une chose ou deux. Un junkie, non ?

Landsman arque un sourcil broussailleux d’un demi-centimètre. On ne répond pas aux questions d’un shtinker, surtout pas aux questions rhétoriques.

— Mendel Shpilman, se décide Benito. Je l’ai peut-être vu quelquefois dans les parages. Drôle de garçon. Il parlait un peu tagalog, chantait un peu chanson philippine. Qu’est-ce qu’il est arrivé ? Lui pas mort ?

Landsman reste silencieux, mais il aime bien Benny Taganes ; le bousculer lui paraît toujours un brin injurieux. Pour rompre le silence, il reprend son shtekèlè et en avale un morceau. Le beignet est encore chaud, il a un goût de vanille et la croûte craque légèrement sous la dent comme la couche de caramel d’une crème renversée. Benito suit le trajet de son œuvre jusque dans la bouche de Landsman avec la froideur experte d’un chef d’orchestre auditionnant un flûtiste.

— Que c’est bon, Benny !

— Ne m’insulte pas, inspecteur, je t’en supplie.

— Excuse-moi.

— Je sais qu’il est bon.

— Le meilleur qui soit.

— Rien dans ta vie ne s’en approche.

Cette affirmation est si vraie que Landsman sent les larmes lui brûler les yeux ; pour masquer sa sentimentalité, il mange un autre beignet.

— Quelqu’un recherchait le Yid, reprend Benito dans son yiddish à la fois fruste et courant. Deux, trois mois de ça. Ils étaient deux.

— Tu les as vus ?

Benito hausse les épaules. Sa tactique et ses activités, les cousins, les neveux et le réseau de sous-shtinkers qu’il emploie demeurent un mystère pour Landsman.

— Oui, quelqu’un les a vus, répond-il. Peut-être moi…

— C’étaient des chapeaux noirs ?

Benito médite la question un long moment ; Landsman voit bien qu’elle le dérange d’une manière on ne sait pourquoi scientifique, presque jouissive. Le Philippin secoue lentement, fermement, la tête.

— Pas de chapeaux noirs, non, dit-il. Des barbes noires.

— Des barbes ? Tu veux dire quoi ? C’étaient des religieux ?

— Petites yarmulkas, barbes soignées, des jeunes gens.

— Des Russes ? Un accent ?

— Si j’ai entendu parler de ces jeunes gens, celui qui m’a informé a pas mentionné d’accent. Si je les ai vus moi, alors je suis désolé, je me souviens pas. Hé, qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi tu notes pas ça, inspecteur ?

Au début de leur collaboration, Landsman feignait de prendre les informations de Benito très au sérieux. Aujourd’hui il tire son carnet de sa poche et griffonne une ligne ou deux juste pour faire plaisir au roi du beignet. Il ne sait pas quoi penser de ces deux ou trois jeunes Juifs soignés, religieux, mais qui ne sont pas des chapeaux noirs.

— Et ils ont demandé quoi exactement, s’il te plaît ?

— Où il était, des renseignements…

— Et ils ont eu ce qu’ils voulaient ?

— Pas au Mabuhay Donuts, pas de Taganes.

Le shoyfer de Benito sonne ; il l’ouvre d’un coup sec et l’applique contre son oreille. Toute la dureté s’efface des plis de sa bouche. Douce, débordante d’émotion, sa physionomie s’accorde désormais avec ses yeux. Il jacasse tendrement en tagalog. Landsman reconnaît le meuglement de son nom de famille.

— Comment va Olivia ? demande Landsman pendant que Benito referme son portable et remet une louche de plâtre froid dans le moule de son visage.

— Elle peut rien manger, dit Benito. Plus de shtekèlè.

— C’est dommage.

Ils en ont fini. Landsman se lève, glisse son carnet dans la poche de son veston et avale son dernier bout de beignet. Il se sent plus fort et plus heureux qu’il ne l’a été durant des semaines ou peut-être des mois. Il y a quelque chose dans la mort de Mendel Shpilman, un fil conducteur à ne pas lâcher, et ça lui secoue les puces. Ou alors c’est le beignet. Ils se dirigent vers la porte, mais Benito pose soudain une main sur le bras de Landsman.

— Pourquoi me demandes-tu pas autre chose, inspecteur ?

— Qu’est-ce que tu voudrais que je te demande ?

— Landsman fronce les sourcils, puis avance une question d’un air de doute : Tu as entendu quelque chose aujourd’hui peut-être ? Quelque chose venant de l’île Verbov ?

Sans être tout à fait inconcevable, il est difficile d’imaginer que le bruit du mécontentement verbover provoqué par la visite de Landsman au rebbè soit déjà revenu aux oreilles de Benito.

— L’île Verbov ? Non, autre chose. Tu enquêtes toujours sur les Zilberblat ?

Viktor Zilberblat est l’une des onze mémorables affaires que Landsman et Berko sont censés tirer au clair. Zilberblat a été poignardé à mort en mars dernier, devant la taverne Hofbrau du Nachtasyl, l’ancien quartier allemand, à quelques blocs de là. Le couteau était petit et émoussé, et ce meurtre avait un côté amateur.

— Quelqu’un a vu rôder le frère, Rafi, poursuit Benito Taganes.

Personne n’avait regretté Viktor, surtout pas son frère, Rafaël. Viktor avait maltraité Rafaël, il l’avait escroqué, humilié, et lui avait pris son argent et sa femme. Après la mort de Viktor, Rafaël avait quitté la ville pour on ne savait où. Les indices d’un lien entre Rafaël et l’arme du crime n’étaient pas probants. D’après deux témoins plus ou moins fiables, il se trouvait à soixante-dix kilomètres du lieu du crime deux heures avant et après l’heure probable du meurtre de son frère. Mais Rafi Zilberblat a un casier judiciaire long et répétitif, et il ferait bien l’affaire, se dit Landsman, étant donné l’abaissement du niveau d’élucidation imposé par la nouvelle politique.

— Rôder où ? demande Landsman.

L’information lui fait l’effet d’une gorgée de café noir bouillant. Il se sent se lover autour de la liberté de Rafaël Zilberblat avec la force d’un serpent de cinquante kilos.

— Ce magasin Big Mâcher, à Granité Creek, il est fermé aujourd’hui. Quelqu’un l’a vu entrer et sortir discrètement, portant des choses, une bouteille de propane… Il vit peut-être dans le local vide…

— Merci, Benny, dit Landsman. Je vais aller y faire un tour.

Landsman se prépare à se glisser hors de l’appartement. Benito le retient par la manche. D’une main paternelle, il lisse le col du pardessus de son visiteur, en chasse les miettes de sucre à la cannelle.

— Ta femme, reprend-il. Elle est revenue ?

— Dans toute sa gloire.

— Une gentille dame. Benny la salue.

— Je lui dirai de passer.

— Non, tu dis rien. – Benito a un grand sourire. – Maintenant elle est ton chef.

— Elle a toujours été mon chef, réplique Landsman. Simplement maintenant c’est officiel.

Le sourire disparaît en tremblant, et Landsman détourne le regard du spectacle des yeux malheureux de Benito Taganes. La femme de Benito est une petite personne muette et diaphane, mais dans sa jeunesse Miss Olivia se comportait comme si elle était le chef de la moitié du monde.

— C’est mieux pour toi, dit Benito. Tu as besoin.

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