32.

Au service des urgences de l’hôpital amérindien de St. Cyril, un médecin indien examine Landsman et le déclare apte à la détention. Le médecin, qui s’appelle Rau, vient en réalité de Madras et connaît déjà toutes les blagues d’usage. Il est beau dans le style de l’acteur Sal Mineo : grands yeux d’obsidienne et bouche en forme de rose glacée. Légères gelures, dit-il à Landsman, rien de grave, même si une heure et quarante-sept minutes après son sauvetage, Landsman semble toujours ne pas pouvoir contenir les frissons qui montent de ses vices cachés pour secouer son corps. Il a froid jusqu’à ses alvéoles osseuses.

— Mais où est le grand toutou avec son petit tonneau de cognac autour du cou ? s’exclame Landsman, après que le médecin lui a dit qu’il pouvait enlever sa couverture pour endosser la tenue de détenu qui repose en une pile bien rangée à côté du lavabo. Quand arrive-t-il ?

— Vous aimez tant le cognac ? demande le Dr Rau comme s’il lisait un manuel de conversation et n’éprouvait absolument aucun intérêt pour sa question, ni pour la réponse que Landsman pourrait lui apporter.

Landsman catalogue tout de suite sa réplique comme un classique de l’interrogatoire, si froide qu’elle laisse une brûlure. Le Dr Rau garde les yeux résolument fixés sur un coin vide de la salle.

— Est-ce quelque chose dont vous ressentez le besoin ?

— Qui a parlé de besoin ? réplique Landsman, tâtonnant pour fermer la braguette à boutons d’un pantalon en serge usé.

Chemise de travail en coton, tennis en toile dépourvues de lacets. On veut le déguiser en ivrogne ou en vagabond des plages, ou en quelque autre catégorie de raté qui se présente nu au bureau des admissions, sans domicile fixe ni moyens d’existence connus. Les chaussures sont trop grandes, sinon tout lui va parfaitement.

— Pas d’envie irrépressible ? – Il y a une cendre sur le A du badge du médecin, que celui-ci enlève de l’ongle d’un doigt. – Vous ne ressentez pas le besoin d’un verre en ce moment ?

— Peut-être que j’ai simplement envie d’un verre, répond Landsman. Avez-vous pensé à ça ?

— Peut-être, dit le médecin. Ou peut-être avez-vous une affection particulière pour les gros chiens qui bavent.

— O.K., ça suffit, docteur, lance Landsman. Arrêtons de jouer.

— Très bien. – Le Dr Rau tourne son visage grassouillet vers Landsman, les iris de ses yeux pareils à de la fonte. – En me fondant sur mon examen, je dirais que vous êtes en état de manque, inspecteur Landsman. En plus du froid, vous souffrez de déshydratation, de tremblements, de palpitations, et vos pupilles sont dilatées. Votre taux de sucre sanguin est bas, ce qui m’indique que vous n’avez sans doute rien mangé. La perte d’appétit est un autre symptôme du manque. Votre pression artérielle est élevée et, à ce que je comprends, votre comportement récent semble avoir été complètement erratique, voire violent.

Landsman tire sur les pointes froissées de son col de chemise en chambray pour tenter de les lisser. Elles n’arrêtent pas de remonter, à la manière des stores de fenêtres bon marché.

— Docteur, déclare-t-il, d’un homme aux globes oculaires à rayons X à un autre, je respecte votre finesse d’esprit, mais je vous en prie, dites-moi, si l’Inde devait être supprimée et que, d’ici à deux mois, vous deviez être jeté, avec tous ceux que vous aimez, dans la gueule du loup sans avoir nulle part où aller, ni personne pour vous défendre, et que la moitié du monde venait de passer le dernier millénaire à essayer de massacrer des Hindous, ne pensez-vous pas que vous pourriez vous mettre à boire ?

— À boire ou à divaguer devant des médecins inconnus.

— La viande congelée ne rend pas plus sage le terre-neuve au cognac, rétorque mélancoliquement Landsman.

— Inspecteur Landsman.

— Oui, doc.

— Je vous observe depuis onze minutes et, pendant ce laps de temps, vous avez tenu trois longs discours. Des délires, appellerais-je ça.

— Oui, admet Landsman, à qui le sang monte pour la première fois au visage. Ça m’arrive parfois…

— Vous aimez faire des discours ?

— Ça va, ça vient.

— Des logorrhées.

— J’ai déjà entendu ce terme.

Pour la première fois aussi, Landsman remarque que le Dr Rau mastique discrètement quelque chose entre ses molaires. Une légère odeur d’anis émane de ses lèvres couleur rose fané.

Le médecin inscrit une note sur le diagramme de Landsman.

— Actuellement, voyez-vous un psychiatre ou suivez-vous un traitement contre la dépression ?

— La dépression ? Vous me trouvez déprimé ?

— C’est un mot comme un autre, répond le médecin. Je décèle des symptômes possibles. D’après ce que m’a dit l’inspecteur Dick et aussi d’après mon examen, il ne paraît pas à tout le moins impossible que vous puissiez souffrir d’un désordre émotionnel.

— Vous n’êtes pas la première personne à me dire ça, reconnaît Landsman. Je suis désolé de devoir vous l’annoncer.

— Suivez-vous un traitement ?

— Non, pas vraiment.

— Pas vraiment ?

— Non, je refuse.

— Vous refusez.

— J’ai… vous savez… peur de risquer de perdre mon mordant.

— Cela explique la boisson, alors, tranche le médecin, dont le ton sardonique a un parfum de réglisse. Il paraît qu’elle fait des merveilles pour le mordant. – Il va à la porte, l’ouvre, et un noz indien entre pour emmener Landsman. – Dans mon expérience, inspecteur Landsman, si vous permettez – Le médecin conclut sa logorrhée personnelle. –, les personnes qui s’inquiètent de perdre leur mordant souvent ne voient pas qu’elles l’ont déjà perdu depuis longtemps.

— Ainsi parle le pandit, commente le noz indien.

— Mettez-le sous les verrous, dit le médecin, jetant le dossier de Landsman dans le plateau fixé au mur.

Le noz indien a une tête pareille à un nœud de séquoia, avec la pire coupe de cheveux qu’ait jamais vue Landsman, une espèce d’hybride improbable entre la brosse et la banane. Par une suite de couloirs suivis d’un escalier de fer, il conduit Landsman à une cellule au fond de la prison St. Cyril. Une porte blindée ordinaire, sans barreaux. Les lieux sont raisonnablement propres et bien éclairés. Sur le lit superposé, un matelas, un oreiller et une couverture bien pliée. Les W.-C. ont un siège. Un miroir métallique est boulonné au mur.

— La suite réservée aux V.I.P., annonce le noz indien.

— Vous verriez l’endroit où j’habite, répond Landsman. C’est presque aussi luxueux qu’ici.

— Rien de personnel, ajoute le noz. Le principal voulait s’assurer que vous le sachiez.

— Où est le principal ?

— Il traite votre affaire. Nous avons enregistré une plainte de ces gens, il a neuf parfums de merde à traiter. – Un sourire dénué d’humour déforme sa figure. – Vous avez salement amoché ce petit boiteux de Juif…

— Qui sont-ils ? demande Landsman. Sergent, merde, que peuvent manigancer ces Juifs là-bas ?

— C’est un foyer d’accueil, répond le sergent avec la même brûlante absence d’émotion que le Dr Rau mettait dans ses questions sur l’alcoolisme de Landsman. Pour les jeunes Juifs difficiles, aux prises avec le fléau de la délinquance et des drogues. En tout cas, c’est ce qu’on m’a dit. Faites un bon petit somme, inspecteur.

Après le départ du noz indien, Landsman rampe dans son lit, tire la couverture au-dessus de sa tête. Avant de pouvoir se retenir, avant même d’avoir le temps de sentir quelque chose et d’avoir conscience de le sentir, un sanglot se détache d’une profondeur intime de son être et emplit sa trachée-artère. Les larmes qui lui brûlent les yeux sont comme ses tremblements d’alcoolique : elles ne servent à rien, et il a l’impression de ne pas pouvoir les surmonter. Il plaque son oreiller sur son visage et comprend pour la première fois l’extrême solitude dans laquelle l’a laissé la mort de Naomi.

Pour se calmer, il revient à Mendel Shpilman sur son lit de la chambre 208. Il s’imagine étendu à sa place sur le lit escamotable, dans cette cellule tapissée de papier peint, en train de refaire les coups de la seconde partie d’Alekhine contre Capablanca à Buenos Aires en 1927, pendant que l’héro transforme son sang en un flot de sucre et son cerveau en une langue pendante. Donc. Autrefois il s’était vu tailler un costard de Tsaddik Ha-Dor, puis avait jugé que c’était une camisole de force. Très bien. S’était ensuivi un tas d’années perdues. Arnaque aux échecs pour se procurer l’argent de la drogue. Hôtels minables, où il tentait de se dérober aux destins incompatibles choisis pour lui par ses gènes et son Dieu. Puis, un jour, des individus le débusquent, lui secouent les puces et l’emmènent à Peril Strait. Un lieu médicalisé, des installations qui doivent leur construction aux Barry, Marvin et Susie de l’Amérique juive, et où on peut le désintoxiquer et le retaper. Pourquoi ? Parce qu’ils ont besoin de lui, parce qu’ils ont l’intention de le rendre utile. Et il veut bien les suivre, ces individus, il accepte de son plein gré. Naomi n’aurait jamais transporté Shpilman et son escorte si elle avait flairé une forme de contrainte dans sa mission. Il y a donc là-dedans quelque chose qui intéresse Shpilman – fric, espoir de guérison ou de gloire retrouvée, réconciliation avec sa famille, possible récompense en drogues… Mais quand il débarque à Peril Strait pour commencer sa nouvelle vie, quelque chose le fait changer d’avis. Quelque chose qu’il apprend, comprend ou voit. À moins qu’il n’ait seulement froid aux pieds. Il appelle au secours la femme qui a rendu service à quantité de gens, les plus paumés en général, parce qu’elle était la seule amie qu’ils avaient au monde. Naomi revient le chercher avec son avion, changeant son plan de vol en route, et trouve la fille du pâtissier pour l’emmener dans un motel bas de gamme. En récompense de son audace, ces mystérieux Juifs provoquent le crash de l’avion de Naomi. Puis ils se lancent à la recherche de Mendel Shpilman, qui a de nouveau touché le fond et se cache de ses autres moi possibles. Étendu là, dans sa chambre du Zamenhof, à plat ventre sur le lit, trop défoncé pour penser à Alekhine et à Capablanca ou à la défense indienne de la reine. Trop défoncé même pour entendre qu’on frappait à sa porte.

— Tu n’as pas besoin de frapper, Berko, dit Landsman. Je suis en prison.

Un cliquetis de clés retentit, puis le noz indien ouvre la porte. Berko Shemets se profile derrière lui. Il s’est habillé comme pour un safari dans le Grand Nord. Jean, chemise de flanelle, bottillons de randonnée en cuir à lacets, gilet de pêcheur brun-gris équipé de soixante-douze poches, sous-poches et sous-sous-poches. À première vue, malgré sa corpulence, il ressemble presque au trekkeur moyen de l’Alaska. On distingue mal l’insigne de joueur de polo qui orne sa chemise. À son habituelle calotte discrète, Berko a préféré un modèle surdimensionné, brodé et cylindrique, un fez pour nains. Berko en rajoute toujours sur son côté juif quand il est forcé de se rendre dans les Indianer-Lands. Landsman ne peut pas le voir de là où il est, mais son coéquipier porte probablement aussi ses boutons de manchettes en forme d’étoile de David.

— Je suis désolé, lui dit Landsman. Je sais, je suis toujours désolé, mais cette fois-ci, crois-moi, je ne pourrais pas l’être davantage.

— Nous en reparlerons, répond Berko. Viens, il veut nous voir.

— Qui veut nous voir ?

— L’empereur des Français.

Landsman se lève de son lit, va vers le lavabo, s’asperge le visage d’eau.

— Je suis libre de partir ? demande-t-il au noz indien en franchissant la porte de sa cellule. Vous me confirmez que je suis libre de partir ?

— Vous êtes un homme libre, dit le noz.

— Pince-moi, je rêve, murmure Landsman.

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