24.

Une cavité obscure, éclairée par des diodes bleues. Fraîche et sèche, parfumée avec une sorte de désodorisant au citron. Landsman sent sur lui une trace de cette odeur, une pointe citronnée d’espoir et d’énergie infinie. Ç’a peut-être été l’acte le plus stupide qu’il ait jamais commis, mais il fallait le faire. Pour l’instant, le sentiment du devoir accompli constitue la réponse à la seule question qu’il sait poser.

— Il y a du soda, dit la reine de l’île Verbov.

Elle est pliée comme un tapis de prière, lovée dans un coin sombre au fond de l’habitacle. Sa robe est grise, mais coupée dans une belle étoffe. La doublure de son trench révèle une marque à la mode.

— Buvez-le, ça ne me dit rien.

Mais Landsman tourne son attention vers le siège face à l’arrière, derrière le chauffeur, source d’ennuis la plus probable, où trône une femme de 1,80 mètre pour 100 kilos, vêtue d’un tailleur-pantalon en galuchat noir et d’un chemisier blanc sur blanc sans col. Les yeux de cette formidable personne sont gris, leur regard dur. Ils rappellent à Landsman le dos de deux cuillères dépolies. Elle porte une oreillette blanche accrochée au lobe de l’oreille gauche, et ses cheveux couleur sauce tomate sont coupés aussi court que ceux d’un homme.

— J’ignorais qu’il existait des Rudashevsky au féminin, persifle Landsman, accroupi sur la pointe des pieds dans le vaste espace séparant les banquettes en vis-à-vis.

— Je vous présente Shprintzl, répond son hôtesse du fond de la voiture.

Puis Batsheva Shpilman relève son voile. Le corps est frêle, peut-être même émacié, mais ce n’est pas à cause de l’âge, parce que le visage aux traits fins, bien que creux, est lisse, agréable à voir. Elle a des yeux bien écartés, d’un bleu mi-fatal, mi-crève-cœur. Sa bouche non fardée est rouge et pleine. Les narines de son nez long et droit s’arquent comme des ailes. Sa physionomie est si ravissante et si forte, et sa silhouette si ravagée, qu’on souffre de la regarder. Sa tête repose sur son cou aux veines apparentes tel un parasite étranger vivant aux dépens de son corps.

— Je me permets de vous faire remarquer qu’elle ne vous a pas encore tué.

— Merci, Shprintzl, dit Landsman.

— Pas de problème, répond Shprintzl Rudashevsky en anglo-américain, d’une voix évoquant un oignon roulant dans un seau.

Batsheva Shpilman montre du doigt l’autre bout de la banquette arrière. Sa main est gantée de velours noir, boutonné au poignet de trois petites perles noires. Landsman accepte sa proposition et se relève. La banquette est très confortable. Il sent la sueur glacée d’un whisky à l’eau imaginaire sous les extrémités de ses doigts.

— Elle n’a pas contacté non plus ses frères ou ses cousins dans les autres voitures, même si elle est en liaison avec eux, comme vous le voyez.

— Une famille unie, les Rudashevsky, dit Landsman, mais il comprend où elle veut en venir. Vous vouliez me parler.

— Je voulais vous parler ? dit-elle.

Ses lèvres songent bien à se retrousser à un coin, mais décident le contraire.

— C’est vous qui avez pénétré de force dans ma voiture.

— Oh, c’est une voiture ? Erreur de ma part, je croyais que c’était le bus 61.

La bouille ronde de Shprintzl Rudashevsky affiche une impassibilité philosophique, pour ne pas dire mystique. On dirait qu’elle mouille sa culotte et jouit de la situation.

— Ils s’informent de vous, chérie, dit-elle à son aînée avec une tendresse d’infirmière. Ils veulent savoir si tout est O.K.

— Dites-leur que je vais bien, Shprintzèlèh. Dites-leur que nous sommes sur le chemin de la maison… – Elle tourne ses doux yeux vers Landsman. – Nous vous déposerons à votre hôtel, je désire le voir… – Ils sont d’une couleur qu’il n’a jamais vue, ses yeux, d’un bleu qu’on trouve dans un plumage d’oiseau ou un vitrail. – Cela vous convient-il, inspecteur Landsman ?

Landsman confirme que cela lui convient tout à fait. Pendant que Shprintzl Rudashevsky murmure dans un micro caché, sa patronne abaisse la cloison et donne pour instruction au chauffeur qu’il les conduise au carrefour de Max Nordau et de Berlevi.

— Vous avez l’air assoiffé, inspecteur, reprend-elle, remontant la cloison. Vous êtes sûr de ne pas vouloir un soda ? Shprintzèlèh, servez à monsieur un verre de soda.

— Merci, madame, je n’ai pas soif.

Les yeux de Batsheva Shpilman s’écarquillent, puis s’étrécissent avant de s’élargir de nouveau. Elle dresse l’état des lieux de son interlocuteur, comparant avec ce qu’elle sait déjà ou a entendu dire sur lui. Son regard est vif et impitoyable. Elle ferait probablement un excellent inspecteur.

— Pas de soda ? insiste-t-elle.

Ils tournent dans Lincoln Avenue et roulent le long du front de mer, dépassant l’île Oysshtelung et la promesse non tenue de la Safety Pin, pointée vers l’Untershtot. En neuf minutes, ils arrivent au Zamenhof. Ces yeux extraordinaires qui sont les siens le noient dans un flacon d’éther, le clouent à un plateau de liège.

— Si, d’accord. Pourquoi pas ? répond Landsman.

Shprintzl Rudashevsky lui sert une bouteille glacée de soda. Landsman l’applique contre ses tempes, puis prend une gorgée qu’il déglutit avec une sensation de vertu médicinale.

— Je n’ai jamais été assise aussi près d’un inconnu en quarante-cinq ans, inspecteur, déclare Batsheva Shpilman. C’est très mal, je devrais avoir honte.

— Surtout étant donné le choix de vos compagnons, dit Landsman.

— Vous permettez ? – Elle abaisse sa moire de soie noire, et son visage s’abstrait de la conversation. – Je me sens plus à l’aise.

— Faites comme vous voudrez.

— Nu, soupire-t-elle, son voile ondulant avec sa respiration. Très bien. Oui, je voulais vous parler.

— Je voulais aussi vous parler.

— Pourquoi ? Pensez-vous que j’ai tué mon fils ?

— Non, madame, pas du tout. Mais j’espérais que vous pourriez savoir qui l’a fait.

— Alors il a été assassiné ! déclare-t-elle, un léger frémissement dans la voix, comme si elle avait pris Landsman en défaut.

— Euh, eh bien, oui ! Il a été assassiné, madame. Votre mari ne vous a… Que vous a dit votre mari ?

— Ce que m’a dit mon mari, répète-t-elle, donnant à ces mots une tonalité rhétorique, façon titre de libelle. Vous êtes marié, inspecteur ?

— Je l’ai été.

— Votre mariage a échoué ?

— On peut le dire ainsi, j’imagine. – Il réfléchit un instant. – J’imagine même qu’on ne peut pas le dire autrement.

— Mon mariage est une réussite totale, déclare-t-elle, sans aucune trace de vantardise ou de fierté. Comprenez-vous ce que ça veut dire ?

— Non, madame, répond Landsman. Je ne suis pas sûr de comprendre.

— Dans tout mariage, il se passe des choses, commence-t-elle, secouant la tête et faisant trembler son voile. Un de mes petits-fils était à la maison aujourd’hui, avant les obsèques. Neuf ans. J’ai allumé la télévision pour lui dans la salle de couture, on n’est pas censé le faire, mais quelle importance ? Le petit shkots s’ennuyait. Je me suis assise dix minutes avec lui pour regarder. C’était cette émission de dessins animés, le loup qui pourchasse le coq bleu…

Landsman affirme la connaître.

— Alors vous savez, poursuit-elle, que le loup en question peut courir dans les airs. Il sait voler, mais seulement tant qu’il croit toucher le sol. Dès qu’il regarde en bas et voit où il est, comprend ce qui lui arrive, alors il tombe et s’écrase par terre.

— J’ai déjà vu ce truc, acquiesce Landsman.

— C’est pareil dans un mariage réussi, dit la femme du rabbi. J’ai passé ces cinquante dernières années à courir dans les airs. Sans regarder en bas. En dehors de ce qu’exige Dieu, je ne parle jamais à mon mari. Ou vice versa…

— Mes parents étaient parvenus au même arrangement, confie Landsman, qui se demande si son couple avec Bina aurait pu durer plus longtemps si tous deux avaient suivi la voie traditionnelle. Sauf qu’ils ne se tracassaient pas beaucoup pour les exigences de Dieu…

— J’ai appris la mort de Mendel par mon gendre, Aryeh. Or cet homme ne me raconte que des mensonges.

Landsman entend quelqu’un qui saute sur une valise de cuir, bruit qui se révèle être le rire de Shprintzl Rudashevsky.

— Allez-y, dit Mrs Shpilman. Je vous en prie, dites-moi tout.

— Allons-y, nu ! Votre fils a été tué par balle. D’une manière qui… Bon, pour être franc, madame, il a été exécuté. – Landsman est content de la séparation du voile, quand il prononce ce mot. – Par qui, ça, impossible de le dire. Nous avons appris que des individus, deux ou trois, recherchaient Mendel en s’informant autour d’eux. Ces hommes n’étaient peut-être pas très gentils. Ça remonte à quelques mois. Nous savons qu’il prenait de l’héro quand il est mort. Il n’a donc rien senti à la fin. Pas de douleur, je veux dire.

— Rien, vous avez dit, le corrige-t-elle.

Deux taches, plus noires que la soie noire, s’étalent sur le voile.

— Continuez.

— Je suis désolé, madame, pour votre fils. J’aurais dû dire ça en premier.

— J’ai été soulagée que vous n’en fassiez rien.

— Nous pensons que celui qui a commis le coup n’était pas un amateur. Mais regardez, je l’avoue, depuis vendredi matin nous n’allons plus ou moins nulle part avec notre enquête sur la mort de votre fils.

— Vous ne cessez de dire « nous », relève-t-elle. Ce qui signifie naturellement le commissariat central de Sitka…

À ce moment-là, il regrette de ne pas voir ses yeux. Parce qu’il a la certitude qu’elle joue avec lui. Qu’elle sait qu’il n’a aucune légitimité derrière lui.

— Pas exactement, réplique Landsman.

— La brigade criminelle, alors.

— Non.

— Vous et votre coéquipier.

— Mais non !

— Eh bien alors, je ne vois pas. Qui est ce « nous » qui ne va nulle part dans l’enquête sur la mort de mon fils ?

— À ce stade ? Je… hum… C’est en quelque sorte une enquête théorique.

— Je vois.

— Menée par une entité indépendante.

— Mon gendre prétend que vous avez été suspendu parce que vous êtes passé par notre île, passé par notre maison. Vous avez insulté mon mari, vous lui avez reproché d’être un mauvais père pour Mendel. Aryeh m’a dit qu’on vous avait retiré votre plaque.

Landsman roule le cylindre glacé de son verre de soda contre son front.

— Oui, enfin, cette entité dont je vous parle, reconnaît-il, elle ne se préoccupe pas vraiment de plaques.

— Seulement de théories !

— C’est ça.

— Telles que ?

— Telles que… Très bien, en voici une : Vous étiez en relation occasionnelle, peut-être même régulière avec Mendel. Vous aviez de ses nouvelles, vous saviez où il était. Il vous téléphonait de temps à autre, il vous envoyait des cartes postales. Vous l’avez peut-être même vu quelquefois, en cachette. Ce petit trajet secret en auto-stop que vous et votre amie Rudashevsky m’offrez si gentiment, par exemple, me donne des idées en ce sens…

— Je n’ai pas revu mon fils, mon Mendel, depuis plus de vingt ans, confie-t-elle. Maintenant je ne le verrai plus jamais.

— Mais pourquoi, madame Shpilman ? Que s’est-il passé ? Pourquoi a-t-il quitté les verbovers ? Qu’a-t-il fait ? Y a-t-il eu une rupture ? Une dispute ?

Elle ne répond pas tout de suite, on dirait qu’elle lutte intérieurement contre une longue habitude, celle de ne rien dire sur Mendel à personne, encore moins à un policier laïque. À moins qu’elle ne résiste au plaisir grandissant qu’elle prend, à son corps défendant, à évoquer à haute voix la mémoire de son fils.

— J’avais préparé un si beau mariage pour lui, murmure-t-elle.

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