36.

— Il y en avait une rousse, répond lentement Berko, un peu à contrecœur, l’air de celui qui n’a pas vu disparaître la pièce dans la paume alors qu’il n’a pas quitté des yeux les mains du prestidigitateur.

— Toute rousse ? insiste le vieux. Rousse de la corne à la queue ?

— Elle était déguisée, explique Berko. On a pulvérisé sur elle une sorte de pigment blanc. Je n’arrive pas à voir la raison pour laquelle on voudrait faire ça, à moins d’avoir quelque chose à cacher. Comme ce qu’elle était, tu sais. – Il cligne de l’œil. – Sans tare.

— Oh ! pour l’amour du ciel ! s’exclame le vieux.

— Qui sont ces gens, oncle Hertz ? Tu le sais, n’est-ce pas ?

— Qui sont ces gens ? répète Hertz Shemets. Des Yids, des Yids avec un plan ! C’est une tautologie, je sais.

Il ne parvient pas à se décider à allumer son cigare. Il le pose, le reprend, le repose. Landsman a l’impression qu’il soupèse un secret roulé serré dans sa feuille de tabac veinée de sombre. Une ligne de conduite, un délicat échange de pièces.

— Très bien, dit enfin Hertz, je vous ai donc menti. Voilà une nouvelle question pour vous. Meyer, tu te souviens peut-être d’un Yid. Quand tu étais petit, il traînait dans les parages de l’Einstein Club. Il blaguait souvent avec toi, tu représentais quelque chose pour lui. Un Yid qui s’appelait Litvak.

— J’ai revu Alter Litvak l’autre jour, lui apprend Landsman. À l’Einstein.

— Pas possible !

— Il a perdu la voix.

— Oui, il a eu un accident de voiture, la gorge écrasée par le volant. Sa femme a été tuée. Ça s’est passé sur Roosevelt Boulevard, là où la mairie avait planté tous ces aronias. Le seul qui n’est pas mort, c’est celui qu’ils ont percuté. Le seul et unique aronia du district de Sitka…

— Je me rappelle quand on a planté ces arbres, dit Landsman. Pour l’Exposition universelle.

— Ne me fais pas le coup de la nostalgie, proteste le vieux. Dieu sait que j’ai eu mon content de Juifs nostalgiques, à commencer par moi. On ne voit jamais d’Indien nostalgique.

— C’est parce qu’ils se cachent quand ils t’entendent approcher, réplique Berko. Les femmes et les Indiens nostalgiques. Tais-toi et parle-nous de Litvak.

— Il a travaillé pour moi, déclare Hertz. Pendant de nombreuses, très nombreuses années.

Sa voix devient blanche, et Landsman est surpris de constater que son oncle est en colère. Comme tous les Shemets, Hertz a hérité d’un tempérament volcanique, mais ça le desservait dans son travail. Aussi, à un moment, il l’avait mis en veilleuse.

— Alter Litvak était un agent fédéral ? s’enquiert Landsman.

— Non, pas du tout. Le gars n’a touché aucun traitement de l’administration, autant que je sache, puisque l’armée américaine l’a renvoyé dans ses foyers avec les honneurs il y a trente-cinq ans.

— Pourquoi es-tu si en colère contre lui ? attaque Berko, observant son père par les fentes de lampion de ses yeux.

Hertz est décontenancé par sa question et tente de le cacher.

— Je ne me mets jamais en colère, proteste-t-il, sauf avec toi, mon fils. – Il sourit. – Alors il fréquente toujours l’Einstein. Je l’ignorais. Il a toujours été plus un joueur de cartes qu’un patser. Il brillait davantage dans les jeux qui favorisent le bluff, la duplicité, la dissimulation.

Landsman se souvient du duo de jeunes gens aux airs de durs que Litvak lui a présentés comme étant ses petits-neveux. L’un d’eux se trouvait dans les bois de Peril Strait, s’avise-t-il, au volant de la Ford Caudillo, avec l’ombre sur la banquette arrière. L’ombre d’un homme qui ne voulait pas être vu de Landsman.

— Il était là, dit Landsman à Berko. À Peril Strait. C’était lui, le mystérieux occupant de la voiture.

— Que faisait Litvak pour toi ? demande Berko. Pendant toutes ces nombreuses, très nombreuses années ?

Hertz hésite, reportant ses regards de Berko sur Landsman et vice versa.

— Un peu de ci, un peu de ça. Toujours strictement confidentiel. Il possédait de multiples compétences. Alter Litvak est peut-être l’homme le plus talentueux que j’aie jamais rencontré. Il comprend les systèmes et l’autorité, il est patient et méthodique. Il était incroyablement fort, autrefois. Un bon pilote, un mécanicien expérimenté. Un extraordinaire sens de l’orientation. Très efficace dans l’enseignement, la formation. Merde !

Avec un léger étonnement, il contemple son cigare cassé en deux, une moitié dans chaque main. Il les laisse tomber dans son assiette striée de jus de viande et étend une serviette de table sur la preuve matérielle de son émotion.

— Le Yid m’a trahi, confie-t-il. Pour ce journaliste. Il a rassemblé des éléments contre moi pendant des années, puis a remis le tout à Brennan.

— Pourquoi a-t-il fait ça s’il était ton Yid ? dit Berko.

— Je ne peux vraiment pas répondre à ta question. – Hertz secoue la tête, confronté à ce casse-tête pour le restant de sa vie, lui qui les déteste tant. – Pour de l’argent peut-être, bien que je ne le sache pas intéressé. Certainement pas par conviction. Litvak n’a aucune conviction, aucune opinion. Aucune loyauté, sauf envers les hommes qui servent sous ses ordres. Il a vu comment ça se passait quand cette engeance a pris le pouvoir à Washington. Il savait que j’étais fini avant que je le sache moi-même. Il a décidé que le moment était mûr. Il était peut-être fatigué de travailler pour moi, il voulait la place pour lui. Même après que les Américains se sont débarrassés de moi et ont mis un terme à leurs activités officielles, ils avaient encore besoin d’un correspondant à Sitka. Ils ne pouvaient vraiment pas trouver mieux qu’Alter Litvak pour leur argent. Peut-être était-il simplement fatigué de perdre contre moi aux échecs, peut-être a-t-il vu une occasion de me battre et l’a-t-il saisie. Mais il n’a jamais été mon Yid. Le statut permanent n’a jamais rien signifié pour lui. Pas plus, j’en suis certain, que la cause qu’il soutient aujourd’hui.

— La génisse rousse, murmure Berko.

— Et alors l’idée, pardonne-moi, reprend Landsman, mais explique-moi tout. D’accord, vous avez une génisse rousse sans tare. Et d’une manière ou d’une autre vous la transportez à Jérusalem.

— Puis vous l’abattez, enchaîne Berko. Et vous la brûlez jusqu’à ce qu’elle soit réduite en cendres, vous faites une pâte avec les cendres et vous en oignez vos prêtres. Sinon ils ne peuvent pas entrer dans le sanctuaire, dans le Temple, parce qu’ils sont impurs. – Il consulte son père. – J’ai raison ?

— Plus ou moins.

— O.K., mais on arrive au truc qui m’échappe. N’y a-t-il pas là-bas… comment ça s’appelle ? hésite Landsman. Cette mosquée, sur la colline où se dressait le Temple ?

— Ce n’est pas une mosquée, Meyerle, corrige Hertz. C’est un sanctuaire, Qubbat As-Sakhrah, le Dôme du rocher. Le troisième site sacré de l’Islam. Construit au VIIe siècle par Abd Al-Malik, sur l’emplacement exact des deux temples juifs. Là où Abraham est venu sacrifier Isaac, là où Jacob a vu l’échelle s’élever jusqu’au ciel. Le nombril du monde. Oui, si vous vouliez reconstruire le Temple et restaurer les anciens rites pour hâter la venue du Messie, alors il vous faudrait faire quelque chose du Dôme du rocher. Il gêne…

— Des bombes, suggère Berko avec une nonchalance exagérée. Des explosifs. C’est ça, le marché avec Alter Litvak ?

— Des bombes explosives à effet de souffle, murmure le vieux, qui tend le bras pour prendre son verre, mais il est vide. Oui, le Yid est un spécialiste.

Landsman se rejette en arrière et se lève, décroche son chapeau de la porte.

— Il faut qu’on rentre, dit-il, il faut qu’on parle à quelqu’un. Il faut qu’on parle à Bina.

Meyer ouvre son téléphone, seulement il n’y a pas de réseau si loin de Sitka. Il se dirige vers le téléphone mural, mais le numéro de Bina le renvoie directement sur sa messagerie vocale.

— Tu dois retrouver Alter Litvak, laisse-t-il comme message. Le retrouver, le garder au chaud et ne pas le laisser s’échapper.

En se retournant vers la table, il voit le père et le fils toujours assis à la même place ; Berko soumet Hertz à la question sans rien dire. Il a les mains croisées sur les genoux tel un enfant bien élevé, sauf qu’il n’est pas bien élevé, et s’il garde les doigts entrelacés, c’est seulement pour les empêcher de tenter un mauvais coup. Au bout d’un intervalle de temps qui semble très long à Landsman, oncle Hertz baisse les yeux.

— La maison de prière de St. Cyril, articule Berko. Les émeutes.

— Les émeutes de St. Cyril, acquiesce Hertz Shemets.

— Nom de Dieu !

— Berko…

— Nom de Dieu ! Les Indiens ont toujours dit que c’étaient les Juifs qui l’avaient fait sauter !

— Tu dois comprendre la pression qu’on nous mettait, se défend Hertz. À l’époque.

— Oh, je comprends, répond Berko. Tu peux me croire, la logique du contrepoids, la petite différence…

— Ces Juifs, ces fanatiques, les gens qui pénétraient dans les zones contestées, ils mettaient en danger le statut de l’ensemble du district, confirmaient les pires craintes des Américains sur ce que nous ferions s’ils nous accordaient un statut permanent.

— Euh ! Ouais, O.K. Et maman ? Elle mettait aussi le district en danger ?

Alors l’oncle Hertz parle, ou plutôt le souffle qui sort de ses poumons par la porte de ses dents ressemble à une parole humaine. Il fixe ses genoux et émet ce son une nouvelle fois. Landsman comprend qu’il dit être désolé, qu’il s’exprime dans un langage qu’on ne lui a jamais appris.

— Tu vois, je pense que je l’ai toujours su, gronde Berko, se levant de table pour aller prendre son chapeau et son manteau à la patère. Parce que je ne t’ai jamais aimé. Dès la première minute, espèce de salaud. Viens, Meyer.

Landsman suit son coéquipier à l’extérieur. En franchissant la porte, il doit s’écarter afin que Berko puisse revenir sur ses pas. Ce dernier jette de côté son chapeau et son pardessus. Il se frappe la tête deux fois des deux poings. Puis il broie une sphère invisible, grosso modo de la taille du crâne de son père, entre ses doigts tendus.

— Toute ma vie j’ai essayé, profère-t-il à la fin. Je veux dire, merde, regarde-moi !

Il arrache la calotte de sa tête et la tient en l’air, la contemplant avec une soudaine horreur comme si c’était la chair de son cuir chevelu. Il la lance en direction du vieux. Elle rebondit sur son nez, puis tombe sur le tas composé par la serviette de table et les bouts de cigare dans le jus d’élan.

— Regarde-moi cette merde !

Berko empoigne le devant de sa chemise, l’ouvre d’une secousse dans une pluie de boutons. Il expose le simple carré blanc de son châle à franges, le gilet pare-balles le plus léger au monde, son Kevlar blanc sacré, bordé d’une bande de bleu cachalot.

— Je déteste cette saloperie ! – Il passe le châle par la tête, hausse les épaules et l’ôte en hâte, ce qui le laisse en tee-shirt blanc. – Tous les putain de jours de ma vie, je me lève le matin, mets cette merde sur mes épaules et fais semblant d’être quelque chose que je ne suis pas, quelque chose que je ne serai jamais ! Pour toi.

— Je ne t’ai jamais demandé de pratiquer la religion, proteste le vieux sans lever les yeux. Je ne crois pas t’avoir jamais forcé…

— Ça n’a rien à voir avec la religion, le coupe Berko. Ça a tout à voir avec les pères, nom de Dieu !

C’est par la mère, bien sûr, que l’on est ou que l’on n’est pas juif. Berko le sait. Il le sait depuis le jour où il a débarqué à Sitka, il le voit chaque fois qu’il se regarde dans la glace.

— Tout ça, c’est absurde, continue le vieux en marmonnant dans sa barbe. Une religion d’esclaves. S’attacher, cet attirail S.M. ! Je n’ai jamais porté ces idioties de ma vie !

— Non ? s’exclame Berko.

La rapidité avec laquelle Berko déplace sa masse de la porte de la cabane à la table à manger prend Landsman au dépourvu. Le temps qu’il comprenne ce qui se passe, Berko a jeté le sous-vêtement rituel sur la tête du vieux. Il enserre celle-ci d’un bras tandis que, de l’autre, il enroule les franges nouées autour, dessinant avec les fins brins de laine le contour du visage du vieux. On dirait qu’il emballe une statue pour expédition. Le vieux lance des coups de pied, griffe l’air de ses ongles.

— Tu n’en as jamais porté, hein ? gronde Berko. Merde, tu n’en as jamais porté ! Essaie le mien ! Essaie le mien, connard !

— Arrête. – Landsman vient au secours de l’homme dont la dépendance à la tactique sacrificielle a mené directement, sinon de manière prévisible, à la mort de Laurie Jo Bear. – Berko, allez, arrête maintenant.

Il prend Berko par le bras, le tire en arrière et, après s’être interposé entre les deux, entreprend de pousser le colosse vers la porte.

— D’accord. – Berko jette les mains en l’air et laisse son cousin le pousser d’un mètre dans cette direction. – O.K., j’ai fini. Bas les pattes, Meyer.

Landsman se détend, lâche son coéquipier. Berko fourre son tee-shirt dans la ceinture de son pantalon et commence à reboutonner sa chemise, mais tous les boutons ont valdingué. Il abandonne, lisse le blaireau noir de ses cheveux d’une large paume de main, se penche pour récupérer son chapeau et son manteau tombés à terre et sort. La nuit, elle, entre en volutes avec le brouillard dans la cabane sur pilotis au-dessus des eaux.

Landsman se retourne vers le vieux qui est resté assis la tête emmaillotée dans le châle de prière, pareil à un otage qui n’est pas autorisé à voir les visages de ses ravisseurs.

— Tu veux un coup de main, oncle Hertz ?

— Ça ira, répond le vieux d’une voix inaudible, assourdie par le tissu. Merci.

— Tu veux rester comme ça ?

Le vieux ne répond pas. Landsman remet son chapeau et sort à son tour.

Ils sont en train de remonter dans l’auto quand ils entendent le coup de feu, une détonation qui dresse la carte des montagnes dans les ténèbres, les illumine d’échos qui se répercutent alentour avant de s’éteindre.

— Merde, dit Berko.

Il est de retour dans la cabane avant que Landsman ait même atteint le perron. Le temps que Landsman se rue à l’intérieur, Berko s’est accroupi à côté de son père qui a pris une étrange posture près de son lit, une foulée de coureur de haies, avec une jambe remontée vers la poitrine et l’autre tendue derrière lui. Dans sa main droite, il tient encore mollement un revolver noir à canon court et, dans sa main gauche, le châle rituel. Berko allonge les membres de son père, le retourne sur le dos et cherche son pouls jugulaire. Il y a une tache rouge et luisante sur la tempe droite du vieux, juste au-dessus du coin de l’œil. Des cheveux roussis collés par le sang. Un piètre coup, apparemment.

— Oh, merde, répète Berko. Oh, merde, papa. Tu as gagné.

— Il a gagné, confirme Landsman.

— Papa ! crie Berko, avant de baisser la voix en un grincement guttural et de gémir quelque chose, un ou deux mots, dans la langue qu’il a jadis laissée derrière lui.

Ils arrêtent le saignement, compriment la blessure. Landsman cherche la balle des yeux et trouve le trou de ver qu’elle a creusé dans la cloison de contreplaqué.

— Où s’est-il procuré ça ? demande Landsman, ramassant le revolver. – C’est une arme ordinaire, aux arêtes émoussées, un vieux modèle. – Le .38 spécial police ?

— Je n’en sais rien. Il possède un tas d’armes, il aime les armes à feu. C’est le seul truc que nous avions en commun.

— À mon avis, c’est l’arme utilisée par Melekh Gaystick au Café Einstein.

— Ça ne me surprendrait pas du tout, acquiesce Berko.

Il charge le fardeau de son père sur ses épaules. Ils le descendent à deux jusqu’à l’auto et l’étendent à l’arrière sur un amas de serviettes. Landsman allume la sirène secrète qu’il a peut-être utilisée deux fois en cinq ans. Puis ils repartent à l’assaut de la montagne.

Il y a bien un poste de secours à Nayeshtat, mais beaucoup n’en sont pas sortis vivants, aussi décident-ils de le conduire à l’hôpital de Sitka. Sur le trajet, Berko appelle sa femme. Il lui explique, de manière pas très cohérente, que son père et un certain Alter Litvak ont été indirectement responsables de la mort de sa mère durant les pires violences judéo-indiennes des soixante ans d’histoire du district, et que son père vient de se tirer une balle dans la tête. Il la prévient que son cousin et lui vont déposer le vieil homme aux urgences de l’hôpital de Sitka, parce qu’il est policier, merde, et qu’il a un boulot à faire et que le vieux peut aller crever, pour ce que ça lui fait. Ester-Malke semble n’avoir aucune objection aux termes de ce projet et Berko coupe la communication. Les cousins s’enfoncent pendant dix ou quinze minutes dans une zone sans couverture de réseau ; quand ils en ressortent sans avoir échangé une parole, ils sont presque à la périphérie de la ville, et le shoyfer sonne.

— Non, dit Berko. – Puis, en élevant le ton : Non.

Il écoute le raisonnement de sa femme un peu moins d’une minute. Landsman ne sait pas ce qu’elle peut lui dire, si elle prêche le sermon de l’éthique professionnelle, du savoir-vivre ou du pardon, ou encore celui du devoir d’un fils envers son père, qui transcende ou précède tous les autres. À la fin, Berko secoue la tête, jette un coup d’œil sur la banquette arrière où est allongé le vieux Juif.

— D’accord.

Il referme son téléphone portable.

— Tu n’as qu’à me déposer à l’hôpital, dit-il, vaincu. Appelle-moi quand tu auras trouvé ce putain de Litvak.

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