2.

En attendant l’arrivée du latkè, le novice de patrouille, Landsman frappe aux portes. La plupart des pensionnaires de l’hôtel Zamenhof sont de sortie pour la nuit, en chair et en os ou en esprit ; pour ce qu’il tire des autres, il aurait pu aussi bien frapper aux portes de l’Institut Hirshkovits pour les malentendants. Ils forment une bande nerveuse, embrouillée, grossière et grincheuse, les pensionnaires du Zamenhof. Ce soir, pourtant, aucun d’eux ne semble plus agité que d’habitude. Et aucun d’eux ne paraît non plus à Landsman être du genre à presser une arme de poing de gros calibre contre la nuque de son prochain et à le tuer de sang-froid.

— Je perds mon temps avec ces bisons, explique Landsman à Tenenboym. Et toi, tu es sûr de n’avoir remarqué personne ni quoi que ce soit de spécial ?

— Non, je suis désolé, inspecteur.

— Tu n’es pas Bison futé, Tenenboym.

— Sans contestation possible.

— La porte de service ?

— Les dealers passaient par là, répond Tenenboym. Nous avons dû poser une alarme. Je l’aurais entendue.

Landsman envoie Tenenboym téléphoner au gérant de jour et au remplaçant du week-end, couchés douillettement dans leur lit. Ces messieurs sont d’accord avec Tenenboym pour dire que, autant qu’ils le sachent, personne n’a appelé le mort ni demandé à le voir. Jamais, de toute la durée de son séjour au Zamenhof. Aucun visiteur, aucun ami, pas même le livreur de la Perle de Manille. Il y a bien une différence entre lui et Lasker, se dit Landsman : Landsman reçoit de temps en temps la visite de Romel, chargé d’un sac de papier brun rempli de lumpia, les petits beignets de Java.

— Je vais vérifier le toit, lance-t-il. Ne laisse partir personne, et préviens-moi si les latkès se décident à venir.

Landsman prend l’elevatoro jusqu’au septième, puis gravit pesamment un escalier de marches en béton bordées d’acier menant au toit du Zamenhof. Il arpente le périmètre, observe le toit du Blackpool, l’hôtel d’en face. Il scrute les corniches nord, est et sud, reporte ses regards sur les constructions voisines, six ou sept étages plus bas. La nuit forme une macule orange au-dessus de Sitka, mélange de brouillard et de halos de réverbères à vapeur de sodium, ayant la translucidité des oignons frits dans de la graisse de poulet. Les lampes des Juifs s’étirent du versant du mont Edgecumbe, à l’ouest, sur les soixante-douze îles remblayées du Sound, jusqu’à Shvartsn-Yam, Halibut Point, Sitka-sud et Nachtasyl, et même jusqu’à Harkavy et à l’Untershtot, avant d’être mouchées à l’est par la chaîne Baranof. Sur l’île Oysshtelung, le fanal du bout de Safety Pin – unique vestige de l’Exposition universelle – clignote pour le bénéfice des avions ou des Yids. Landsman hume l’odeur de poiscaille des conserveries, le relent de graillon des cuves à friture de la Perle de Manille, les gaz d’échappement des taxis, le parfum enivrant de feutre neuf qui vient de Grinspoon’s Felting, à deux rues de là.

— C’est beau là-haut, déclare Landsman après être redescendu à la réception, avec son cendrier porte-bonheur, ses canapés jaunis, ses fauteuils et ses tables balafrées auxquelles on voit parfois deux ou trois pensionnaires en train de tuer une heure en jouant à la belote. Je devrais monter plus souvent.

— Et le sous-sol ? suggère Tenenboym. Vous allez y jeter un coup d’œil ?

— Le sous-sol, répète Landsman, dont le cœur saute dans la poitrine à la manière d’un cavalier des échecs. Je crois que je ferais bien.

Landsman est un coriace à sa façon, habitué à prendre des risques. On l’a traité de dur à cuire et de casse-cou, de mamzer, de bâtard, de sale fils de pute. Il a défié des shtarkers et des psychopathes, s’est fait tirer dessus, bastonner, congeler, brûler. Il a cavalé après des suspects entre des façades flamboyantes lors de luttes urbaines contre les incendies et jusqu’au fin fond du pays des ours. Sommets, foules, serpents, maisons en feu, chiens dressés à flairer un policier, il les a tous ignorés ou a joué son rôle malgré eux. Mais quand il se trouve dans des lieux sombres ou exigus, Meyer Landsman retourne à l’état animal. Seule son ex-femme le sait, l’inspecteur Meyer Landsman a peur du noir.

— Vous voulez que je vienne avec vous ? propose Tenenboym d’un ton dégagé, mais avec une vieille poissarde raisonnable comme Tenenboym, on ne sait jamais.

Landsman feint de mépriser son offre.

— Passe-moi juste une saleté de torche, dit-il.

Le sous-sol exhale ses effluves de camphre, de fuel et de poussière froide mêlés. Landsman secoue un cordon qui allume une ampoule nue, retient son souffle et baisse la tête.

Au bas des marches, il traverse la réserve des objets trouvés, tapissée de plateaux perforés et munie d’étagères et de niches contenant le millier de choses abandonnées ou oubliées à l’hôtel. Chaussures orphelines, chapkas, une trompette, un zeppelin gonflable. Une collection de cylindres de gramophone en cire représentant la totalité des productions enregistrées de la chorale Orfeon d’Istanbul. Une hache de bûcheron, deux bicyclettes, un bridge fragmentaire dans un verre d’hôtel. Perruques, cannes, un œil de verre, mains d’exposition semées par un représentant en mannequins. Livres de messe, châles de prière dans leurs sacs à fermeture Éclair en velours, une idole exotique au corps de bébé grassouillet et à tête d’éléphant. Il y a un cageot en bois pour sodas rempli de clés, un autre avec tout l’assortiment des ustensiles de coiffure, des fers à friser aux recourbe-cils. Photos de famille idylliques encadrées. Un mystérieux tortillon de caoutchouc – peut-être un jouet sexuel ou un moyen contraceptif, ou encore le secret breveté d’une gaine. Un Yid a même laissé derrière lui une marte empaillée, luisante et lubrique, son œil de verre pareil à une perle d’encre durcie. Landsman sonde le cageot de clés au moyen d’un crayon. Il regarde à l’intérieur de chaque chapeau, cherche à tâtons le long des étagères derrière les livres de poche abandonnés. Il entend battre son cœur et reconnaît l’odeur d’aldéhyde de son haleine ; au bout de quelques minutes de silence, le bourdonnement du sang dans ses oreilles lui rappelle un bruit de voix. Il vérifie derrière les cumulus d’eau chaude, encordés l’un à l’autre par des liens d’acier tels des compagnons dans une aventure vouée à l’échec.

Ensuite, la buanderie. Quand Landsman tire sur le cordon pour allumer, il ne se passe rien. Il fait dix fois plus noir là-dedans ; il n’y a rien à voir, à part des murs nus, des patères cassées, des trous d’évacuation dans le sol. Le Zamenhof n’a pas fait sa propre lessive depuis des années. Landsman jette un coup d’œil dans les trous d’évacuation, où les ténèbres sont épaisses et graisseuses. Il sent une palpitation, comme un ver dans son ventre. Il fléchit les doigts et fait craquer ses vertèbres cervicales. À l’autre bout de la buanderie, une porte, c’est-à-dire trois planches clouées ensemble par une quatrième en travers, condamne un passage bas. Le battant de fortune présente un nœud de corde en guise de loquet et un taquet pour l’accrocher.

Un vide sanitaire. L’expression à elle seule suffit à terroriser l’inspecteur.

Il évalue la probabilité qu’un certain type de tueur – pas un professionnel, ni un véritable amateur, ni même un maniaque ordinaire – puisse se cacher dans cet espace. Possible, mais il serait très difficile à ce cinglé d’avoir attaché de l’intérieur la corde au taquet. Cette déduction suffit presque à le persuader d’oublier le vide sanitaire. À la fin, Landsman allume sa torche, la coince entre ses dents. Il remonte ses jambes de pantalon, puis se met à genoux. Rien que pour se mortifier. Parce que se mortifier, mortifier les autres, mortifier le monde entier, est le passe-temps et le seul héritage de Landsman et de ses pareils. D’une main, il dégaine son énorme petit S & W et, de l’autre, décroche le nœud de corde. D’un coup sec, il ouvre la porte du vide sanitaire.

— Sors de là, dit-il, les lèvres sèches, haletant comme un vieux chnoque effarouché.

L’euphorie qu’il a ressentie sur le toit s’est refroidie tel un filament grillé. Ses nuits sont gâchées, sa vie et sa carrière une succession d’erreurs, sa ville une ampoule près de s’éteindre.

Il plonge la moitié supérieure de son corps dans le vide sanitaire. L’air y est glacé, empreint d’une âcre odeur de crottes de souris. Le rayon de sa lampe de poche dégoutte sur tout, noyant d’ombre autant de choses qu’il en révèle. Des murs de parpaing, un sol de terre battue, le plafond horriblement enchevêtré de fils électriques et de mousse isolante. Au milieu du sol, tout au fond, un disque de contreplaqué brut est encastré dans un cadre métallique circulaire, à ras de terre. Décidé à rester en bas autant qu’il peut, Landsman retient sa respiration, nage à contre-courant de sa panique. La terre autour du cadre est intacte. Une couche égale de poussière recouvre le bois comme le métal. Ni marque ni traînée. Il n’y a aucune raison de penser qu’un intrus l’ait tripoté. Landsman glisse les ongles entre le contreplaqué et le cadre, fait levier pour ouvrir la trappe rudimentaire. Sa torche illumine une tubulure d’aluminium fileté vissée dans la terre et hérissée d’échelons en acier. Le cadre s’avère être l’orifice même de la tubulure. Juste assez large pour un psychopathe adulte. Ou pour un flic juif souffrant de moins de phobies que Landsman. Il se cramponne à son sholem comme à une poignée, luttant contre la folle envie de tirer dans la gueule des ténèbres. Avec fracas, il rabat le disque de contreplaqué dans son cadre. Pas question de descendre là-dedans.

L’obscurité le suit dans l’escalier jusqu’à la réception, cherchant à le prendre au collet, lui tirant la manche.

— Rien, dit-il à Tenenboym en reprenant ses esprits.

Il donne au mot une joyeuse sonorité. Ce pourrait être une prédiction de ce que doit révéler son enquête sur le meurtre d’Emanuel Lasker, une expression de ce pour quoi, d’après lui, Lasker a vécu et est mort, une prise de conscience de ce qui restera de la ville natale de Landsman après la rétrocession.

— Rien…

— Vous savez ce que dit Kohn, rétorque Tenenboym. Kohn dit que nous avons un fantôme dans la maison. – Kohn est le gérant de jour. – Qui marche dans la merde sème la merde. Kohn s’imagine que c’est le fantôme du professeur Zamenhof.

— Si on avait donné mon nom à un dépotoir pareil, je le hanterais aussi.

— On ne sait jamais, observe Tenenboym. Surtout par les temps qui courent.

Par les temps qui courent, on ne sait jamais. À Povorotny, une chatte accouplée avec un lapin a bien mis bas d’adorables monstres dont les photos ont fait la une du Sitka Tog. En février, aux quatre coins du district, cinq cents témoins ont juré avoir observé deux jours de suite, dans le miroitement de l’aurore boréale, le profil d’un visage humain portant barbe et papillotes. Des discussions passionnées ont éclaté sur l’identité du sage barbu du ciel, le fait qu’il souriait ou non (ou s’il souffrait simplement d’une petite crise de flatulence), et sur le sens de cette étrange apparition. La semaine précédente seulement, au milieu de la panique générale et des plumes d’un abattoir casher de Zhitlovsky Avenue, un poulet s’est retourné contre le shoykhet au moment où celui-ci levait son couteau rituel et a annoncé en araméen l’avènement imminent du Messie. D’après le Tog, le poulet miraculeux a fait maintes autres étonnantes prédictions, bien qu’il ait négligé de citer la soupe dans laquelle, étant une fois de plus redevenu silencieux à l’instar de Dieu lui-même, il a tenu ensuite la vedette. Même le survol le plus superficiel du dossier, songe Landsman, montrerait qu’un drôle de temps pour être un Juif a toujours été aussi un drôle de temps pour être un poulet.

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