13.

Zimbalist, le mayven des frontières, ce vieux con de lettré ! Il est fin prêt, quand une rumeur d’indiens sous forme de beau gosse canon pur muscle du Michigan déboule avec fracas à sa porte d’entrée. Le magasin de Zimbalist est un immeuble de pierre à la toiture de zinc, avec de grandes portes à roulettes, situé à l’extrémité de la plus vaste d’une platz pavée. La platz, qui commence étroite à un bout, s’élargit comme le nez d’un Juif de B.D. S’y jettent une demi-douzaine de rues tortueuses, qui suivent des pistes autrefois tracées par des chèvres ou des aurochs ukrainiens depuis longtemps disparus, en longeant des façades qui sont de fidèles copies des originaux ukrainiens perdus. Un shtetl revu par Disney, brillant et propre comme un certificat de naissance fraîchement contrefait. Un bric-à-brac artistique de maisons chocolat et jaune moutarde, bois et plâtre avec couvertures de chaume. En face du commerce de Zimbalist, au bout resserré de la platz, se dresse la demeure du premier rebbè de Verbov, lui-même fameux auteur de miracles. Trois cubes de stuc d’un blanc immaculé, avec des toits mansardés de tuiles d’ardoise bleutée et de hautes fenêtres étroites, fermées par des volets. Une réplique du logis originel – à Verbov – du grand-père de l’épouse de l’actuel rebbè, le huitième rebbè verbover, exacte jusqu’à la baignoire nickelée dans la salle de bains de l’étage. Même avant de se tourner vers le blanchiment d’argent, la contrebande et la corruption, les rebbè verbovers se distinguaient des autres par la splendeur de leurs gilets, l’argenterie française sur leurs tables de shabbat, les moelleuses bottes italiennes à leurs pieds.

Le mayven des frontières est de petite taille, menu, avec les épaules voûtées. Il a, disons, soixante-quinze ans, bien qu’il en paraisse dix de plus. Des cheveux gris cendre clairsemés et trop longs, des yeux sombres enfoncés et un teint pâle tirant sur le jaune comme un cœur de céleri. Il porte un gilet à fermeture Éclair avec un col à rabats et une paire de vieilles sandales en plastique bleu marine sur des chaussettes blanches trouées à l’emplacement du gros orteil gauche et de sa corne. Son pantalon à chevrons est maculé de jaune d’œuf, d’acide, de goudron, de résine époxy, de cire à cacheter, de peinture verte, de sang de mastodonte. Le visage du mayven est osseux, tout en nez et en menton, destiné par l’évolution à observer, sonder, aller droit aux interstices, aux brèches et aux défaillances. Sa belle barbe cendrée volette au vent tel du duvet d’oiseau accroché à une clôture de fil barbelé. En cent ans d’impuissance, ce serait la dernière figure vers laquelle Landsman se tournerait dans l’espoir d’un secours ou d’une information ! Mais Berko en sait plus sur l’existence des chapeaux noirs que Landsman n’en saura jamais.

Debout à côté de Zimbalist, devant la porte en pierre voûtée du magasin, un jeune licencié glabre tient un parapluie pour protéger la tête du vieux lettré. Le macaron noir du chapeau du jeune est déjà poudré d’un demi-centimètre de givre. Zimbalist lui prête l’attention qu’on prête à un arbre en pot.

— Tu es encore plus gros, dit-il en guise de salutation, tandis que Berko s’avance vers lui en plastronnant, gardant une ombre du poids de sa massue dans sa démarche. Tu prends la place d’un canapé.

— Professeur Zimbalist, dit Berko, balançant son casse-tête invisible. Vous, vous ressemblez à quelque chose tombé du sac d’un aspirateur.

— Huit ans que tu ne m’embêtes plus !

— Ouais, j’ai pensé à vous offrir des vacances.

— C’est gentil. Dommage que tous les autres Juifs de cette maudite pelure de pomme de terre de district aient continué à me taper sur la cafetière toute la journée ! – Il se tourne vers le licencié au parapluie. – Du thé, des verres, de la confiture.

Le licencié marmonne en araméen une allusion à une abjecte obéissance tirée du Traité sur la hiérarchie des chiens, des chats et des souris, ouvre la porte au mayven des frontières ; ils entrent. C’est un espace d’un seul tenant, vaste et rempli d’échos, divisé théoriquement en un garage, un atelier et un bureau tapissé de placards à cartes en acier, de certificats encadrés et de tous les volumes reliés en noir des subtilités infinies du droit. Les grandes portes roulantes sont là pour permettre aux camions d’aller et venir. Au nombre de trois, à en juger d’après la traînée de taches d’huile sur le sol de ciment lisse.

Landsman est payé – et vit – pour remarquer ce qui échappe aux gens normaux, mais il lui semble ne pas avoir fait suffisamment attention à la ficelle jusqu’à son entrée dans le magasin de Zimbalist, le mayven des frontières. Ficelle, fil retors, filament, ruban, corde, cordon, cordelière, haussière et câble ; polypropylène, chanvre, caoutchouc, cuivre caoutchouté, Kevlar, acier, soie, lin, velours tressé. Le mayven des frontières connaît de vastes sections du Talmud sur le bout des doigts. Topographie, géographie, géodésie, géométrie, trigonométrie sont devenues des réflexes, comme de viser le long du canon d’un pistolet. Mais la vie et la mort du mayven des frontières tiennent à la qualité de sa ficelle. La majeure partie – mesurable en kilomètres, en verstes ou en paumes, à la manière du mayven – en est soigneusement enroulée sur des bobines accrochées au mur ou empilées tout aussi soigneusement, par tailles, sur des tiges métalliques. Le 4 reste s’entasse ici et là, tout entortillé. Ronces, peignures, énormes nœuds magiques épineux de ficelle et de fil de fer, roulant à travers le magasin comme de la mauvaise herbe.

— Voici mon coéquipier, professeur, l’inspecteur Landsman, annonce Berko. Vous voulez qu’on vous tape sur la cafetière, adressez-vous à moi !

— Un emmerdeur comme toi ?

— Ne me cherchez pas.

Landsman et le professeur échangent une poignée de main.

— Mais je le connais, dit le mayven des frontières, qui s’approche pour mieux regarder Landsman, le lorgnant comme si c’était un de ses dix mille tracés de frontières. Ça a pincé le maniaque Podolsky, ça nous a envoyé Hyman Tsharny en prison…

Landsman se raidit et agite la plaque métallique de son insigne de protection, prêt à recevoir un savon. Hyman Tsharny, un verbover blanchisseur de dollars patron d’une chaîne de boutiques vidéo, avait embauché deux shlosers philippins – des tueurs à gages – pour l’aider à bétonner une affaire délicate. Sauf que le meilleur indicateur de Landsman est Benito Taganes, le roi du beignet chinois à la philippine. Les informations de Benito ont conduit Landsman jusqu’au relais routier proche du terrain d’aviation où les malheureux shlosers attendaient un avion, et leur témoignage a permis de coffrer Tsharny malgré la plus grande résistance du plus solide Kevlar de salle d’audience qu’ait pu payer l’argent verbover. Hyman Tsharny est toujours le seul verbover du district à avoir jamais été reconnu coupable d’actes délictueux et condamné.

— Regarde-le.

Le visage de Zimbalist s’épanouit par le bas. Ses dents sont pareilles à des tuyaux d’orgue en os. Son rire évoque une poignée de fourchettes et de têtes de clous cliquetant par terre.

— … Il croit que ces gens m’intéressent, que leurs reins soient aussi ratatinés que leurs âmes ! – Le mayven s’arrête de rire. – Quoi ! Vous croyiez que j’en étais ?

Landsman a l’impression qu’on ne lui a jamais posé question plus caustique.

— Non, professeur, répond-il.

Landsman avait aussi quelques doutes sur la qualité de professeur de Zimbalist, mais ici, dans son bureau, au-dessus de la tête du licencié se battant avec sa bouilloire électrique, s’alignent les références et les certificats de la Yeshiva de Varsovie (1939), de l’État libre de Pologne (1950) et de Bronfman Manual & Technical (1955). Toutes ces attestations, haskamas et déclarations sous serment, chacune dans son sobre cadre noir, émanent de ce qui semble être l’ensemble des rabbins du district, de pacotille comme de première catégorie, de Yakobi à Sitka. Landsman feint de jeter un nouveau coup d’œil à Zimbalist, mais il est évident, à la grande kippa qui recouvre l’eczéma à l’arrière de son crâne avec broderie fantaisie au fil d’argent, que le mayven n’est pas un verbover.

— Je n’aurais pas commis cette erreur.

— Non ? Et épouser l’une d’elles, comme moi ? Auriez-vous commis cette erreur ?

— En matière de mariage, je préfère laisser autrui commettre des erreurs, répond Landsman. Mon ex-femme, par exemple.

D’un geste, Zimbalist les invite à contourner l’imposante table des cartes en chêne pour prendre deux chaises au dossier à barreaux cassés proches d’un énorme bureau à cylindre. Le licencié ne lui laisse pas assez vite le passage, aussi le mayven lui tire-t-il l’oreille.

— Qu’est-ce que tu fiches ? – Il saisit la main du jeune. – Regarde-moi ces ongles ! Fè ! – Il lâche sa main comme si c’était un bout de poisson avarié. – Allez, sors d’ici, branche la radio. Trouve-moi où sont passés ces idiots et pourquoi c’est si long.

Il verse de l’eau dans une théière et y jette une pincée de thé en vrac qui a un air suspect de ficelle déchiquetée.

— Un eruv, ils ont à patrouiller. Un seul ! J’ai douze hommes qui travaillent pour moi. Il n’y en a pas un qui ne soit pas foutu de se perdre en tentant de trouver ses orteils au fond de ses chaussettes !

Landsman s’est donné beaucoup de mal pour éviter d’avoir à comprendre des concepts tel celui d’eruv, mais il sait que c’est une combine rituelle juive typique, une arnaque sur le dos de Dieu, le salaud aux commandes. Ça a un rapport avec le fait de prétendre que les poteaux téléphoniques sont des montants de porte, et les fils des linteaux. On peut isoler une zone au moyen de poteaux et de ficelles et appeler ça un eruv puis, le jour du shabbat, faire comme si cet eruv que vous avez tracé – dans le cas de Zimbalist et de son équipe, à peu près le district entier – est votre maison. Ainsi, on peut contourner l’interdit du shabbat sur les transports dans un lieu public ou aller à la shul avec deux Alka-Seltzer en poche, et ce n’est pas un péché. Si l’on dispose d’assez de ficelles et de poteaux, et avec un usage un peu créatif des murs, clôtures, escarpements et cours d’eau existants, on peut nouer un cercle autour de presque n’importe quel lieu et appeler ça un eruv.

Mais il faut bien que quelqu’un pose des limites, surveille le territoire, entretienne les ficelles et les poteaux et protège l’intégrité des simulacres de murs et de portes contre les intempéries, le vandalisme, les ours et la compagnie de téléphone. C’est là qu’entre en scène le mayven des frontières. Il a accaparé tout le marché des ficelles et poteaux. Les verbovers l’ont choisi les premiers et, employant la manière forte, ont amené petit à petit les satmars, bobovers, loubavitch, gerers et toutes les autres sectes de chapeaux noirs à s’en remettre à ses services et à ses compétences. Quand la question se pose de savoir si un tronçon particulier de trottoir, de champ ou de rive de lac est contenu ou non dans un eruv, Zimbalist, bien que n’étant pas rabbin, est celui devant qui s’inclinent tous les rabbins. De ses cartes, ses équipes et ses bobines de corde d’emballage en propylène dépendent les états d’âme de tout Juif pieux du district. Selon certaines rumeurs, il est le Yid le plus puissant de la ville. Et voilà pourquoi il lui est permis de s’asseoir à son grand bureau en chêne à soixante-douze tablettes intérieures, au beau milieu de l’île Verbov, et de boire un thé en compagnie de l’homme qui a mis la main au collet de Hyman Tsharny.

— Qu’est-ce qui te prend ? dit-il à Berko, se laissant tomber avec un chuintement de caoutchouc sur un cousin beignet gonflable et extrayant un paquet de Broadway d’une cartouche de cigarettes posée sur son bureau. Pourquoi cours-tu partout en terrifiant tout le monde avec ta massue ?

— Mon coéquipier a été déçu par l’accueil que nous avons reçu, répond Berko.

— Il y manquait la chaleur du shabbat, ajoute Landsman, s’allumant une de ses papiros. À mon humble avis.

Zimbalist fait glisser un cendrier triangulaire en cuivre à travers le bureau. Sur un des trois côtés, on lit KRASNY’S TOBACCO & STATIONERY, Tabac & Papeterie Krasny, qui est l’endroit où Isidor Landsman allait autrefois acheter son numéro mensuel de la Chess Review. La maison Krasny, avec sa bibliothèque de prêt, sa boîte à cigares encyclopédique et son prix annuel de poésie, a été éliminée par les grands magasins américains voilà des années. À la vue de ce simple cendrier, l’accordéon du cœur de Landsman soupire de nostalgie.

— J’ai donné deux ans de ma vie à ces gens-là, reprend Berko. On pourrait penser que certains d’entre eux se souviendraient de moi. Suis-je si facile que ça à oublier ?

— Laisse-moi te dire une chose, inspecteur. – Avec un nouveau chuintement de son beignet de caoutchouc, Zimbalist se relève pour verser du thé dans trois verres crasseux. – Vu la manière dont ils se reproduisent ici, les gens que tu as croisés dans la me aujourd’hui ne sont pas ceux que tu connaissais il y a huit ans, ce sont leurs petits-enfants. De nos jours, ils naissent enceints.

Il leur tend à chacun un verre fumant, trop chaud pour pouvoir être tenu. Landsman se brûle le bout des doigts. Ça sent l’herbe, les boutons de rose, avec une pointe de ficelle peut-être.

— Ils n’arrêtent pas de pondre de nouveaux Juifs, renchérit Berko, remuant une cuillerée de confiture dans son verre. Mais personne ne fait de place pour les mettre.

— C’est la vérité, acquiesce Zimbalist au moment où son fessier osseux claque le beignet gonflable. – Il fait la grimace, puis : Drôle de temps pour être juif !

— Pas ici, apparemment, intervient Landsman. La routine quotidienne sur l’île Verbov. Une B.M.W. volée dans chaque allée et un poulet parlant dans chaque marmite.

— Ces gens ne s’inquiètent que si le rebbè leur demande de s’inquiéter, poursuit Zimbalist.

— Ils n’ont peut-être aucun sujet d’inquiétude, dit Berko. Le rebbè a peut-être déjà réglé le problème…

— Je ne sais pas.

— Je n’y crois pas une seconde.

— Alois n’y croyez pas.

Une des portes du garage recule sur ses roulettes pour laisser entrer un camion blanc, un masque de neige scintillante sur son pare-brise. Quatre hommes en combinaison jaune dégringolent du camion, le nez rouge, la barbe remontée dans un filet noir. Ils commencent par se moucher et taper des pieds, et Zimbalist doit aller tempêter un moment. Il s’avère qu’il y a eu un problème près du réservoir de Sholem-Aleykhem Park ; un idiot de la mairie a érigé un mu de handball en plein milieu d’une entrée fictive entre deux poteaux électriques. Tous se dirigent à pas lourds vers la table aux cartes au centre de la pièce. Pendant que Zimbalist descend le plan concerné et le déroule, les membres de l’équipe tour à tour hochent la tête et gonflent leurs muscles frontaux en direction de Landsman et de Berko, après quoi toute l’équipe les ignore purement et simplement.

— On raconte que le mayven a un plan des ficelles pour chaque ville où dix hommes juifs se sont trouvés nez à nez, glisse Berko à Landsman. Ce qui nous ramène carrément à Jéricho !

— C’est moi qui suis à l’origine de cette rumeur, dit Zimbalist, sans lever les yeux de son plan.

Il repère le site, et un des gars griffonne le mur de handball avec un moignon de crayon. À la hâte, Zimbalist trace une dérivation qui tiendra jusqu’au coucher de soleil du lendemain, un saillant dans le grand mur imaginaire de l’eruv. Il réexpédie ses gars dans le Harkavy pour poser un tuyau de plastique sur les côtés de deux poteaux de téléphone voisins, afin que les satmars qui habitent du côté est de Sholem-Aleykhem Park puissent promener leurs chiens sans mettre leur âme en danger.

— Excusez-moi, dit-il en revenant à son bureau. – Il frémit, puis : Je n’ai plus envie de m’asseoir. Bon, que puis-je pour vous ? Je doute fort que vous soyez venus jusqu’ici pour me poser une question sur le reshut harabim.

— Nous travaillons sur un homicide, professeur Zimbalist, dit Landsman. Et nous avons des raisons de croire que le défunt était peut-être un verbover ou avait des liens avec les verbovers, au moins à une époque.

— Des liens, répète le mayven, leur donnant un aperçu de ses stalactites en tuyaux d’orgue. Je suis au courant, je présume.

— Il logeait dans un hôtel de Max Nordau Street sous le nom d’Emanuel Lasker.

— Lasker ? Comme le joueur d’échecs ?

Un pli se forme sur le parchemin du front jaunâtre de Zimbalist et un frottement de silex et d’acier a lieu au fond de ses orbites : surprise, perplexité, la flamme du souvenir qui se ranime.

— Je me suis intéressé à ce jeu, explique-t-il. Il y a très longtemps.

— Moi aussi, confie Landsman. Ainsi que notre macchabée, jusqu’à sa dernière heure. À côté du corps, il y avait une partie en cours. Il lisait Siegbert Tarrasch, et il était connu des habitués de l’Einstein Club. Eux l’appelaient Frank.

— Frank, répète le mayven des frontières, donnant à ce nom un accent yankee. Frank, Frank, Frank. Était-ce son prénom ? C’est un patronyme juif courant, mais un prénom, non. Vous êtes sûrs qu’il était juif, ce Frank ?

Berko et Landsman échangent un regard rapide. Ils ne sont sûrs de rien. Les phylactères dans la table de nuit pouvaient être un coup monté ou un souvenir, quelque chose laissé par un occupant antérieur de la chambre 208. À l’Einstein Club, personne n’a déclaré avoir vu à la shul Frank, le junkie mort, oscillant au rythme de la prière Amidah.

— Nous avons des raisons de croire, redit calmement Berko, qu’il a pu, à un moment donné, être un Juif verbover.

— Quel genre de raison ?

— Il y avait deux beaux poteaux téléphoniques, répond Landsman. Nous les avons attachés avec une ficelle.

Plongeant la main dans sa poche, il en sort une enveloppe et, à travers le bureau, passe un des polaroïds macabres du légiste Shpringer à Zimbalist, qui le tient à bout de bras, assez longtemps pour se mettre dans la tête que c’est la photo d’un cadavre. Il prend une profonde inspiration et fait la moue, se préparant à les gratifier d’une substantielle considération professorale de la pièce disponible. La photo d’un mort, à dire la vérité, c’est une pause dans le train-train de l’existence d’un mayven. Ensuite, il scrute l’image et, un instant avant qu’il retrouve la maîtrise complète de ses traits, Landsman voit Zimbalist prendre un bon coup à l’estomac ; ses poumons se vident d’air, le sang se retire de son visage. Dans les yeux du mayven, l’étincelle d’intelligence s’est éteinte. Le laps d’une seconde, Landsman contemple un polaroïd d’un mayven des frontières mort. Puis le visage du vieux retrouve des couleurs. Berko et Landsman patientent un peu, et puis encore un peu, et Landsman comprend que le mayven bataille de toutes ses forces pour rester maître de lui, se cramponner à la possibilité de prononcer ses prochaines paroles : « Inspecteurs, je n’ai jamais vu cet homme de ma vie », et de donner à celles-ci un accent de vérité plausible, incontestable.

— Qui était-ce, professeur Zimbalist ? demande Berko à la fin.

Zimbalist repose la photo sur le bureau et continue à la regarder, sans se soucier de ce que peuvent faire ses yeux ou ses lèvres.

— Oy ! ce gamin-là ! murmure-t-il. Ce gentil petit gars…

Il sort un mouchoir de la poche de son gilet à fermeture Éclair, sèche les larmes de ses joues et aboie une fois, un bruit horrible. Landsman ramasse le verre de thé du mayven et le vide dans le sien. De la poche de son pantalon, il sort la bouteille de vodka qu’il a confisquée dans les toilettes pour hommes du Vorsht le matin même. Il verse deux doigts d’alcool dans le verre de thé, puis tend celui-ci au vieux.

Zimbalist accepte la vodka sans un mot, l’avale d’un trait. Puis il remet son mouchoir dans sa poche et rend la photographie à Landsman.

— J’ai appris à ce gamin à jouer aux échecs, déclare-t-il. Quand cet homme était gamin, je veux dire. Avant qu’il soit grand. Excusez-moi, je dis n’importe quoi…

Il tend la main pour prendre une autre Broadway, mais il les a déjà toutes grillées. Il met un temps à comprendre, reste assis là à fureter dans l’emballage d’un doigt recourbé, comme s’il cherchait une cacahuète dans un paquet de Cracker Jack. Landsman lui offre de quoi fumer.

— Merci, Landsman, merci.

Mais ensuite, sans un mot, il se borne à regarder se consumer sa papiros. Du fond de ses orbites caverneuses, il jette un coup d’œil interrogateur à Berko, puis risque un regard de joueur de cartes à Landsman. Il est déjà en train de se remettre du choc. De tenter de tracer la carte de la situation les frontières qu’il ne peut pas traverser, les portes qu’il ne doit pas franchir au péril de son âme. Le crabe velu et tacheté de sa main tend une de ses pattes vers le téléphone de son bureau. Dans un instant, une fois encore la vérité et l’obscurité de l’existence auront été remises à la garde des hommes de loi.

La porte du garage grince et ferraille ; avec un gémissement de gratitude, Zimbalist commence à se ressaisir, mais cette fois-ci Berko se lève avant lui. Il pose une main pesante sur l’épaule du vieil homme.

— Rasseyez-vous, professeur, dit-il. De grâce, allez-y mollo si vous voulez, mais, je vous en prie, reposez votre cul sur ce beignet – Il laisse sa main où elle est, lui inflige une légère pression et, d’un signe de tête, montre le garage. – Meyer.

Landsman traverse l’atelier en direction du garage et brandit sa plaque de policier. Il s’avance directement dans la trajectoire du camion comme si sa plaque était vraiment un symbole capable d’arrêter un Chevrolet de deux tonnes. Le conducteur freine brutalement, le crissement des pneus se répercute contre les murs de pierre glacés du garage. Le conducteur baisse sa vitre ; il a la panoplie complète de l’équipe de Zimbalist : barbe tenue dans un filet, combinaison jaune, froncement de sourcils bien marqué.

— Quoi de neuf, inspecteur ? s’enquiert-il.

— Va faire un tour, ordonne Landsman. On discute. – Il tend le bras vers le panneau des expéditions et empoigne le licencié boudeur par le col de sa redingote, le balance comme un chiot du côté passager du camion et fait coulisser la porte latérale, puis le pousse délicatement à l’intérieur. – Et emmène ce petit morveux avec toi.

— Patron ? vérifie le conducteur auprès du mayven des frontières.

Au bout d’un moment, Zimbalist hoche la tête et congédie son chauffeur d’un signe de la main.

— Mais où dois-je aller ? demande le chauffeur à Landsman.

— Je ne sais pas, répond Landsman, qui tire la porte du camion pour la refermer. Va m’acheter un beau cadeau !

Landsman tape sur le capot du camion, qui recule pour ressortir dans la tempête de points blancs tricotés tels les fils du mayven en travers des façades d’imitation et du ciel d’un gris étincelant. Le policier tire la porte et la referme sans la verrouiller.

— Nu, si vous commenciez par le début ? lance-t-il à Zimbalist en reprenant place sur sa chaise à barreaux cassée. – Il croise les jambes, allume une autre papiros pour chacun d’eux deux et ajoute : Nous avons tout notre temps.

— Allez, professeur, renchérit Berko. Vous connaissez la victime depuis qu’il est petit, pas vrai ? Tous ces souvenirs doivent tourner en rond dans votre tête aujourd’hui. Aussi mal que vous vous sentiez, vous vous sentirez mieux si vous vous mettez à table.

— Ce n’est pas ça, proteste le mayven des frontières. C’est… ce n’est pas ça.

Il accepte la papiros allumée des doigts de Landsman. Cette fois, il en fume les trois quarts avant de reprendre la parole. C’est un Yid éduqué : il aime avoir ses pensées en ordre.

— Il s’appelle Menachel, commence-t-il, Mendel. Il a ou avait trente-huit ans, un an de plus que vous, inspecteur Shemets, mais vous êtes nés le même jour, le 15 août, c’est exact ? Hein ? C’est ce que je pensais. Vous voyez ? Voici mon meuble à cartes. – Il tapote sa calvitie. – Les cartes de Jéricho, inspecteur Shemets, oui, de Jéricho et de Tyr.

Le tapotement de son meuble à cartes échappe légèrement à son contrôle ; il fait tomber la yarmulka de sa tête. Quand il lui remet la main dessus, de la cendre tombe en cascade sur son pull-over.

— Le Q.I. de Mendel atteignait 170, poursuit-il. Dès huit ou neuf ans, il savait lire l’hébreu, l’araméen, le judéo-espagnol, le latin et le grec. Déchiffrer les textes les plus difficiles, les problèmes les plus épineux de logique et de raisonnement. À l’époque, Mendel était déjà un bien meilleur joueur d’échecs que je pouvais jamais espérer l’être. Il avait une mémoire extraordinaire des parties connues ; il n’avait qu’à lire une fois une transcription et il était ensuite capable de la reproduire sur un échiquier ou dans sa tête, coup après coup, sans erreur. Quand il a été plus grand et qu’on ne le laissait plus jouer autant, il réfléchissait tout seul à des parties célèbres. Il devait en connaître trois ou quatre cents par cœur.

— C’est ce qu’on disait aussi de Melekh Gaystick, dit Landsman. Il avait un esprit fait pour les échecs.

— Melekh Gaystick, murmure Zimbalist. Gaystick était un phénomène. La manière de jouer de Gaystick n’était pas humaine. Il avait un esprit pareil à une sorte d’insecte, la seule chose qu’il savait faire, c’était de vous grignoter. Il était grossier, sale, mesquin. Mendel n’était pas du tout comme ça. Il confectionnait des jouets pour ses sœurs, des poupées avec du feutre et des pinces à linge, une maison à partir d’une boîte de céréales. Les doigts toujours pleins de colle, une pince à linge dans la poche avec un visage dessiné dessus. Je lui donnais de la ficelle pour les cheveux. Huit petites sœurs tout le temps accrochées à lui. Un canard apprivoisé qui le suivait partout comme un chien. – Les commissures des lèvres brunes de Zimbalist se relèvent. – Croyez-le ou non, un jour j’ai organisé une rencontre entre Mendel et Melekh Gaystick. Ce genre de chose était encore possible. Gaystick était toujours fauché et endetté, et il aurait joué contre un ours à moitié ivre s’il y avait de l’argent à la clé. Le gosse avait douze ans à l’époque, Gaystick vingt-six. Cela se passait l’année avant qu’il remporte le championnat de Saint-Pétersbourg. Ils ont disputé trois parties dans mon arrière-boutique, qui à l’époque, vous vous en souvenez, inspecteur, était dans Ringelblum Avenue. J’ai proposé cinq mille dollars à Gaystick pour jouer contre Mendel. Le gosse a gagné la première partie et la belle. À la deuxième, il avait les noirs et a imposé un match nul à Gaystick. Oui, Gaystick n’était que trop heureux que la rencontre soit tenue secrète.

— Pourquoi ? est curieux de savoir Landsman. Pourquoi les parties devaient-elles rester secrètes ?

— À cause du gosse, répond le mayven des frontières. Celui qui est mort dans une chambre d’hôtel de Max Nordau Street. Pas un palace, j’imagine…

— Un établissement pouilleux, confirme Landsman.

— Il se shootait à l’héroïne ?

Landsman hoche la tête et, au bout d’une ou deux pénibles secondes, Zimbalist hoche à son tour la sienne.

— Oui, bien sûr. Nu ! La raison pour laquelle j’ai été contraint d’organiser cette rencontre en secret, c’était parce qu’il était interdit à ce gosse de jouer contre des étrangers. D’une manière ou d’une autre, je n’ai jamais su comment, le père de Mendel a eu vent de la rencontre avec Gaystick. J’étais concerné de près. Malgré le fait que ma femme était une parente de son père, j’ai failli perdre son haskama, ce qui à l’époque était la base de mes affaires. J’ai construit toute mon activité sur sa recommandation.

— Le père. Ne me dites pas que… c’est Heskel Shpilman, intervient Berko. L’homme qu’on voit sur la photo serait donc le fils du rebbè verbover ?

Landsman remarque à quel point tout est calme dans cette bâtisse de pierre de l’île Verbov enfouie sous la neige avec l’obscurité qui tombe, tandis que la semaine profane et le monde qui l’a profanée se préparent à plonger dans les flammes de deux bougies assorties.

— C’est exact, dit enfin Zimbalist. Mendel Shpilman, son fils unique. Il avait un frère jumeau qui est mort-né. Par la suite, ce malheur a été interprété comme un signe.

Landsman s’anime :

— Un signe de quoi ? Qu’il serait un prodige ? Qu’il finirait junkie dans un hôtel sordide de l’Untershtot ?

— Non, répond Zimbalist. Ça, personne ne l’imaginait.

— On disait… autrefois on disait…, commence Berko.

Ses traits se crispent, comme s’il savait que ce qu’il dirait ensuite allait irriter Landsman ou susciter son mépris. Il rouvre ses yeux bruns, laisse un ange passer. Il ne peut se résoudre à répéter la rumeur.

— Mendel Shpilman. Mon Dieu ! J’en ai entendu, des histoires.

— Un tas d’histoires, confirme Zimbalist. Des histoires infondées jusqu’à ce qu’il ait vingt ans.

— Quel genre d’histoires ? s’exclame Landsman, irrité comme de juste. Des histoires à quel sujet ? Dites-moi déjà, merde !

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