3.

Dans la rue, le vent essore la pluie des revers de son pardessus. Landsman se blottit dans l’entrée de l’hôtel. Deux hommes, l’un avec un étui à violoncelle attaché sur le dos, l’autre protégeant de ses bras un violon ou une viole, luttent contre les intempéries pour se diriger vers la Perle de Manille, sur le trottoir d’en face. La salle de concert a beau se trouver à dix rues de là et à un monde de cette extrémité de Max Nordau Street, la gourmandise d’un Juif pour le porc, surtout frit, est plus forte que la nuit ou la distance, ou même une bourrasque glacée venue du golfe d’Alaska. Landsman, à part lui, résiste à l’envie de retourner à la chambre 505, à sa bouteille de slivovitz et à son verre souvenir de l’Exposition universelle.

Finalement, il allume une papiros. Après une décennie d’abstinence, Landsman s’est remis à fumer voilà pas tout à fait trois ans. Sa femme était enceinte, à l’époque. C’était une grossesse très discutée et, par certains côtés, longtemps désirée – sa première grossesse – mais sans avoir été programmée. Comme pour beaucoup de grossesses trop longtemps discutées, on pouvait parler d’antécédents d’ambivalence chez le futur père. À dix-sept semaines et un jour – le jour où Landsman avait acheté son premier paquet de Broadway en dix ans –, ils avaient reçu de mauvais résultats. Quelques-unes, pas toutes, des cellules du fœtus, nom de code Django, comportaient un chromosome supplémentaire sur la vingtième paire. Mosaïcisme chromosomique, ça s’appelait. Ça pouvait causer de graves anomalies, ça pouvait aussi n’avoir aucun effet. Dans la littérature disponible une personne croyante pouvait trouver du réconfort, un incroyant une bonne raison de se laisser abattre. La façon de voir de Landsman – ambivalente, négative et dénuée de la moindre foi en quoi que ce soit – avait prévalu. Armé d’une douzaine de laminaires dilatables, un médecin avait brisé le sceau de la vie de Django Landsman. Trois mois plus tard, Landsman et ses cigarettes déménagèrent de la maison sur l’île Tshernovits que lui et Bina partageaient depuis près de quinze ans qu’ils étaient mariés. Non qu’il ne puisse pas vivre avec ce sentiment de culpabilité, mais il ne pouvait tout simplement pas vivre avec ça et Bina.

Un vieil homme, avançant à la manière d’une voiture à bras bringuebalante, zigzague vers la porte de l’hôtel. Petit, moins de 1,55 mètre, il traîne un énorme sac de voyage. Landsman considère le long manteau blanc, ouvert sur un costume trois-pièces de la même couleur, et le chapeau à larges bords, également assorti, rabattu sur ses oreilles. Une barbe et des papillotes chenues, à la fois mécheuses et fournies. Son sac : une antique chimère de cuir éraflé et de brocart taché. Tout le côté droit du corps de l’arrivant gîte de cinq degrés par rapport au gauche, tiré vers le bas par le bagage, qui doit contenir toute la collection de lingots de plomb du petit garçon d’antan. L’homme s’arrête et lève un doigt, comme pour poser une question à Landsman. Le vent joue avec ses favoris et le bord de son chapeau, arrachant à sa barbe, ses aisselles, son haleine et sa peau un riche bouquet de tabac froid, de flanelle mouillée et de transpiration, celui de qui vit dans la rue. Landsman remarque la couleur des bottines pointues surannées du vieil homme, ivoire jauni, assortie à sa barbe, avec des boutons montant sur les côtés.

Landsman se rappelle qu’il voyait souvent ce dingue, à l’époque où il a arrêté Tenenboym pour vol simple et recel. Le Yid n’était alors pas plus jeune, et il n’est guère plus vieux aujourd’hui. On l’appelait Élie, parce qu’il débarquait en toutes sortes de lieux improbables avec son pushke, son tronc des pauvres, et l’air indéfinissable d’avoir toujours quelque chose à dire.

— Mon chou, lance-t-il maintenant à Landsman. C’est bien l’hôtel Zamenhof, non ?

Son accent yiddish semble un brin exotique aux oreilles de Landsman, teinté de hollandais peut-être. Le petit homme est tordu et frêle, mais son visage, mis à part les pattes d’oie autour de ses yeux bleus, paraît juvénile et lisse. Dans ses yeux brûle même une lueur d’impatience qui étonne Landsman. La perspective d’une nuit au Zamenhof ne provoque pas si souvent un tel plaisir anticipé.

— C’est exact. – Landsman offre une Broadway à Élie, qui en prend deux et en glisse une dans le reliquaire de sa poche de poitrine. – Eau chaude et eau froide. Shammès titulaire sur place.

— C’est toi le patron, chéri ?

Sa question arrache un sourire à Landsman. Il s’écarte, montrant la porte d’un geste.

— Le patron est à l’intérieur.

Mais le petit homme reste planté là, à se faire saucer, sa barbe ondoyant au vent tel un drapeau blanc. Il lève les yeux pour contempler la façade anonyme du Zamenhof, grise à la lumière trouble des réverbères. Étroit entassement de briques d’un blanc sale aux fenêtres percées en meurtrières, à trois ou quatre rues du tronçon le plus criard de Monastir Street, l’immeuble avait tout l’aspect d’un déshumidificateur. Son enseigne au néon clignote, mettant à la torture les ratés du Blackpool, de l’autre côté de la rue.

— Le Zamenhof, murmure le vieux, faisant écho aux lettres intermittentes de l’enseigne. Pas le Zamenhof. Le Zamenhof…

À ce moment-là, le latkè, un bleu du nom de Netsky, arrive en courant, tenant sa casquette de gardien de la paix, plate, ronde et à large visière.

— Inspecteur, articule le latkè, essoufflé, avant de gratifier le vieux d’un clin d’œil et d’un signe de tête. B’soir, grand-père. Bon, euh, inspecteur, excusez-moi, je viens de recevoir l’appel, j’ai été retenu un moment là-bas.

— Netsky sent le café et du sucre en poudre décore la manche droite de sa veste d’uniforme bleue. – Où est le Yid mort ?

— Au 208, répond Landsman, ouvrant la porte au latkè, puis se retournant vers le petit vieux : Tu entres, grand-père ?

— Non, murmure Élie, avec une pointe d’émotion que Landsman ne parvient pas à déchiffrer.

Cela pouvait être du regret comme du soulagement, ou encore l’obscure satisfaction d’un individu ayant un penchant pour la déception. La lueur captive des yeux du vieil homme cède la place à un film de larmes.

— C’était juste par curiosité. Merci, monsieur l’agent. Landsman, n’est-ce pas ?

— C’est inspecteur maintenant, corrige Landsman, très surpris que le vieux ait retrouvé son nom. Tu te souviens donc de moi, grand-père ?

— Je me souviens de tout, mon chou. – Élie plonge la main dans une poche de son manteau jaune délavé et en sort son pushke, petit cercueil de bois peint en noir, peu ou prou de la taille d’une boîte à fiches.

Sur le devant de la boîte, des mots en hébreu sont écrits à la peinture : L’ERETZ YISROËL. Le sommet présente une fente étroite pour recevoir des pièces ou un billet d’un dollar plié.

— Un modeste don ? reprend Élie.

La Terre promise n’a jamais paru plus lointaine ou inaccessible qu’à un Juif de Sitka. Elle se trouve à l’autre bout de la planète, un lieu misérable dirigé par des hommes unis seulement dans leur résolution à ne laisser entrer que le menu fretin d’une poignée de Juifs las. Depuis un demi-siècle, Arabes irréductibles et partisans de l’islam. Perses et Égyptiens, socialistes, nationalistes et monarchistes, panarabistes et panislamistes, fondamentalistes et parti d’Ali mordent à belles dents dans Eretz Yisroël et le rongent jusqu’à l’os. Jérusalem est une cité de murs couverts de sang et de slogans, de têtes fichées sur des poteaux téléphoniques. Les Juifs pratiquants du monde entier n’ont pas abandonné l’espoir de vivre un jour sur la terre de Sion. Mais les Juifs ont été jetés à la mer par trois fois déjà : en 586 avant l’ère chrétienne, en 70 de l’ère chrétienne et, avec une sauvagerie définitive, en 1948. Même pour les croyants, il est difficile de ne pas éprouver un sentiment de découragement sur leurs chances de pouvoir de nouveau glisser un pied dans l’entrebâillement de la porte.

Landsman sort son portefeuille et glisse un billet de vingt dollars dans le pushke d’Élie.

— Bonne chance, dit-il.

Le petit homme soulève son énorme sac, repart en traînant les pieds. Landsman tend le bras et le tire par la manche ; une question se formule dans son cœur, une question enfantine sur l’antique aspiration de son peuple à trouver asile. Élie se retourne avec un air de prudence experte. Peut-être Landsman est-il une espèce de perturbateur. Landsman sent sa question refluer comme la nicotine dans son système sanguin.

— Que transportes-tu donc dans ton sac, grand-père ? demande-t-il. Ça a l’air bien lourd.

— Un livre.

— Rien qu’un livre ?

— Il est très gros.

— Une longue histoire ?

— Très longue.

— De quoi parle-t-elle ?

— Du Messie, répond Élie. Maintenant, je te prie de retirer ta main.

Landsman le lâche. Le vieux redresse le dos, lève la tête. Ses yeux embués s’éclaircissent ; il a l’air fâché, dédaigneux, tout sauf vieux.

— Le Messie arrive, déclare-t-il.

Ce n’est pas tout à fait un avertissement, pourtant, pour une raison ou une autre, ses paroles qui se veulent une promesse de rédemption manquent de chaleur.

— Ça tombe bien, rétorque Landsman, agitant le pouce en direction du hall de l’hôtel. Ce soir, nous avons une chambre de libre.

Élie semble blessé, ou peut-être juste dégoûté. Il ouvre sa boîte noire, regarde à l’intérieur. Il sort le billet de vingt dollars que lui a donné Landsman et le lui rend. Puis il ramasse son sac, enfonce son chapeau blanc informe sur sa tête et s’éloigne péniblement sous la pluie.

Landsman froisse le billet, puis le fourre dans sa poche revolver. Il écrase sa papiros d’un coup de talon et rentre dans l’hôtel.

— Qui est ce dingue ? interroge Netsky.

— On l’appelle Élie, il est inoffensif, répond Tenenboym de derrière le grillage d’acier du guichet de la réception. On le voit parfois dans les parages. Toujours en train de faire de la retape pour le Messie. – Tenenboym se triture les molaires au moyen d’un cure-dents en or. – Écoutez, inspecteur, je suis censé ne rien dire. Mais autant vous tenir informé. La direction envoie un courrier demain.

— Je meurs d’impatience d’en connaître le contenu, dit Landsman.

— Le propriétaire a vendu à une société de Kansas City.

— Ils nous giclent.

— Peut-être bien que oui, peut-être bien que non, répond Tenenboym. Personne n’a de statut clair. Mais il n’est pas exclu que vous ayez à quitter les lieux.

— C’est ce que va dire la lettre ?

Tenenboym hausse les épaules.

— Elle a été écrite par un avocat.

Landsman poste Netsky, le latkè, à l’entrée.

— Ne leur dicte pas ce qu’ils ont dit ou entendu, lui rappelle-t-il. Et ne les bouscule pas, même s’ils ont l’air de le mériter.

Menashe Shpringer, le légiste qui tourne avec l’équipe de nuit, s’engouffre dans le hall en pardessus noir et toque de fourrure, suivi d’un bruit de pluie crépitante. D’une main, Shpringer tient un parapluie dégoulinant. De l’autre, il tire un caddy chromé auquel sa boîte à outils en vinyle et une poubelle de plastique avec des trous en guise de poignées sont attachées au moyen d’un tendeur. Shpringer est une bouche d’incendie, avec ses jambes arquées et ses bras simiesques reliés à son cou sans profit apparent pour ses épaules. Son visage se compose presque entièrement de bajoues, et son front ridé fait penser à une de ces ruches en forme de dôme qu’on voit représenter l’industrie sur des gravures médiévales. Sur la poubelle, des mots en lettres bleues proclament : PIÈCES À CONVICTION.

— Tu quittes la ville ? lance Shpringer.

De nos jours, cette apostrophe n’est pas rare. Beaucoup de gens ont en effet quitté la ville ces deux dernières années, ils ont fui le district pour la liste restreinte des lieux qui veulent bien les accueillir – ou qui sont fatigués d’entendre parler de pogroms de seconde main et espèrent en organiser un eux-mêmes. Landsman répond qu’il ne va nulle part, autant qu’il sache. Les trois quarts des lieux qui accueillent des Juifs exigent d’eux qu’ils aient un parent proche déjà résident. Tous les parents proches de Landsman sont morts ou font face eux aussi à la rétrocession.

— Alors permets-moi de te dire adieu pour toujours, reprend Shpringer. Demain soir à la même heure, je me dorerai au chaud soleil du Saskatchewan.

— Saskatoon ? devine Landsman.

— Moins trente aujourd’hui, précise Shpringer. C’était la température maximale.

— Change d’optique, dit Landsman. Tu pourrais loger dans cette taule.

— Le Zamenhof. – Fouillant dans sa mémoire, Shpringer sort le dossier de Landsman et fronce le sourcil devant son contenu. – C’est juste. Home sweet home, hein ?

— Il me convient dans mon actuel mode de vie. Shpringer a un petit sourire d’où a disparu toute trace de compassion.

— Tu peux me conduire au défunt ?

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