33.

De son bureau d’angle au rez-de-chaussée du poste de police de St. Cyril, l’inspecteur principal Dick a une belle vue sur le parking et ses six conteneurs Dumpster, étamés et cerclés comme des vierges de fer contre les ours. Derrière eux un champ subalpin, puis le mur du ghetto couronné de neige qui tient les Juifs en respect. Affalé sur le dossier de son fauteuil de bureau réduit aux deux tiers, bras croisés, le menton enfoncé dans la poitrine, Dick a les yeux fixés sur la fenêtre à deux battants. Non sur les montagnes ou le champ vert-de-gris dans le jour finissant, enfumé de volutes de brouillard, ni même sur les Dumpster blindés. Son regard ne va pas plus loin que le parking – pas plus loin que sa Royal Enfield Crusader 1961. Landsman connaît bien l’expression de Dick. C’est celle qui accompagne le sentiment que lui-même éprouve en regardant sa Chevelle Super Sport ou le visage de Bina Gelbfish. La tête d’un homme qui sent qu’il n’est pas né dans le bon monde. Il y a eu erreur, il n’est pas à sa place. De temps en temps il sait qu’il s’accroche, tel un cerf-volant à un câble téléphonique, à quelque chose qui semble lui promettre un foyer en ce monde, ou le moyen d’en trouver un. Une belle américaine fabriquée dans sa lointaine enfance, par exemple, ou une moto qui a appartenu jadis au futur roi d’Angleterre, ou encore le minois d’une femme plus digne d’amour que lui.

— J’espère que tu es habillé, lance Dick sans se détourner de la fenêtre. – La flamme mélancolique s’étant éteinte dans ses yeux, son visage est désormais de pierre. – … À cause des choses dont j’ai été témoin dans ces bois… Bon Dieu, il m’a presque fallu brûler ma putain de peau d’ours ! – Il feint un frisson. – La nation tlingit est loin de me payer assez pour compenser l’obligation de te regarder batifoler en petite tenue.

— La nation tlingit, répète Berko Shemets, faisant intrusion dans le mobilier du bureau de Dick et prononçant ces mots comme si c’était le nom d’une arnaque célèbre ou une déclaration sur l’emplacement de l’Atlantide. Comment ça ? Les salaires sont encore payés par ici ? Parce que Meyer vient juste de me dire que ce pourrait ne pas être le cas.

Dick se retourne avec une lenteur paresseuse. Un coin de sa lèvre supérieure se retrousse, découvrant quelques incisives et canines.

— Johnny le Yid, articule-t-il. Tiens, tiens. Nounours et tout le bataclan. Et il est visible que tu n’as eu aucun mal récemment à bénir le beignet philippin.

— Je t’emmerde, Dick, espèce d’avorton antisémite !

— Je t’emmerde, Johnny, toi et tes insinuations de dégonflé sur mon intégrité d’officier de police !

Dans son tlingit pittoresque mais un peu rouillé, Berko exprime le vœu de voir un jour Dick couché dans la neige, mort et sans chaussures.

— Va chier dans l’océan ! rétorque Dick dans un yiddish impeccable.

Ils s’avancent l’un vers l’autre, et le gros donne l’accolade au petit. Ils se frappent mutuellement le dos, cherchant les points tuberculeux de leur amitié moribonde, faisant résonner les profondeurs de leur ancienne inimitié comme un tambour. Pendant l’année de malheur qui avait précédé sa défection et sa reddition au côté juif de sa nature, avant que sa mère soit écrasée par un camion fou rempli de Juifs déchaînés, le jeune Johnny Bear avait découvert le basket et Wilfred Dick, alors arbitre de 1,27 mètre. Ce fut la haine au premier coup d’œil, le genre de grande haine romantique qui, chez les garçons de treize ans, est indiscernable de l’amour ou le plus près qu’ils puissent s’en approcher.

— Johnny Bear, reprend Dick. Quoi de neuf, espèce de sale géant juif ?

Berko lève les épaules en se frottant la nuque d’un air penaud, ce qui lui donne l’air d’un pivot de treize ans qui vient de voir une petite balle vicieuse gicler devant lui sur le trajet du panier.

— Ouais, Willie D., hé ! répond-il.

— Assieds-toi, espèce de gros salaud, ordonne Dick. Toi aussi, Landsman, avec tes vilaines taches de rousseur sur la raie du cul.

Berko sourit et tous s’asseyent, Dick de son côté du bureau, les policiers juifs du leur. Mis à part ledit bureau et son fauteuil, les deux sièges réservés aux visiteurs sont à échelle normale, ainsi que les rayonnages de livres et tous les autres meubles de la pièce. L’effet de fête foraine donne mal au cœur. Ou peut-être est-ce un autre symptôme du manque éprouvé par l’alcoolique. Dick sort ses cigarettes noires et pousse un cendrier en direction de Landsman. Il se renverse dans son fauteuil, pose ses bottes sur le bureau. Il porte sa chemise Woolrich les manches remontées ; ses avant-bras sont bruns et noueux. Des poils gris et bouclés passent la tête par son col ouvert, et ses lunettes chic sont rangées dans sa poche de chemise.

— Il y a tant de gens que je préférerais avoir en face de moi, déclare-t-il. Des millions, réellement.

— Alors ferme tes putain d’yeux, suggère Berko.

Dick l’écoute. Ses paupières sont sombres et luisantes, comme meurtries.

— Landsman, dit-il, apparemment content de ne plus les voir, comment as-tu trouvé ta chambre ?

— Les draps sentaient un peu trop la lavande pour mon goût, répond Landsman. Sinon je n’ai pas à me plaindre.

Dick rouvre les yeux.

— En tant qu’agent de la force publique dans cette réserve, j’ai eu la chance d’avoir relativement peu de relations avec les Juifs au cours des ans, commence-t-il. Oh ! Et avant qu’un de vous deux se creuse le sphincter sur mon prétendu antisémitisme, permettez-moi de stipuler d’entrée que je me fous et contrefous d’offenser vos culs de porcophobes ou non. Tout bien considéré, je dirais même que j’espère bien que ce sera le cas. Le gros en face de moi sait fort bien, ou il devrait savoir, que je déteste tout le monde également et sans discrimination, ni distinction de croyance religieuse ou d’A.D.N.

— Compris, acquiesce Berko.

— Nous sommes dans les mêmes dispositions à ton sujet, ajoute Landsman.

— Mon point de vue, c’est que les Juifs racontent des bobards. Mille et une couches stratifiées de politique et de craques polies pour en mettre plein les mirettes. Donc je crois exactement point barre deux pour cent de ce qui m’a été raconté par ce soi-disant Dr Roboy, dont les références, à propos, se révèlent légitimes mais salement plombées par la manière dont tu as fini par dévaler ce chemin en sous-vêtements, Landsman, avec un cow-boy juif qui te canardait par la fenêtre de sa voiture.

Landsman se lance dans ses explications, mais Dick lève une de ses mains de petite fille aux ongles propres et brillants.

— Laissez-moi finir. Ces messieurs, non, Johnny Bear, ce ne sont pas eux qui me versent mon salaire, je t’emmerde en long, en large et en travers. Mais par des moyens qu’il ne m’est pas donné de comprendre et sur lesquels je n’ai aucune envie de spéculer, ces messieurs ont des amis, des amis tlingit qui, eux, me versent mon salaire ou, pour être précis, siègent au conseil qui me le verse. Et si ces anciens et sages tribaux devaient me signifier qu’ils ne s’offenseraient pas si je réservais une chambre pour ton coéquipier ici présent et le gardais à vue sur les chefs d’infraction à la propriété privée et de cambriolage, sans oublier une poursuite d’enquête illégale et irrégulière, alors c’est ce que je me verrais contraint de faire. Ces écureuils juifs de Peril Strait, et je sais que vous savez qu’il m’en coûte de dire ça, pour le meilleur ou pour le pire ce sont mes putain d’écureuils juifs. Et leur installation, aussi longtemps qu’ils l’occupent, tombe sous le couvert et la protection de la police tribale. Même si, malgré tout le mal que je me suis donné pour tirer ton cul taché de son de là et te traîner ici, où je t’héberge à grands frais, même si ces Juifs ne semblent pas se désintéresser de vous…

— En parlant de logorrhées, dit Landsman à Berko, avant de s’adresser à Dick : Ils ont un médecin là-bas, je crois vraiment que tu devrais le consulter.

— Mais, bien que je rêve de t’envoyer te faire pendre le cul à un crochet par ton ex-femme, Landsman, reprend à toute allure Dick, et malgré tous mes efforts, je ne peux me résoudre à vous laisser partir sans vous poser une question, même en sachant d’avance que vous êtes tous deux des Juifs qui se posent là, et que toute réponse que vous me fournirez va seulement s’ajouter aux couches de bobards qui m’aveuglent déjà de leur insoutenable éclat juif.

Ils attendent sa question, et elle arrive. L’attitude de Dick se durcit. Toute trace de verbosité ou de taquinerie disparaît de son langage.

— Nous parlons d’un homicide ?

— Oui, répond Landsman, pendant que Berko, lui, dit :

— Officiellement, non.

— De deux homicides, insiste Landsman. Deux, Berko. J’inclus aussi Naomi.

— Naomi ? s’étonne Berko. Meyer, qu’est-ce que c’est que cette connerie ?

Landsman reprend toute l’histoire depuis le début, sans omettre aucun élément significatif, des coups frappés à la porte de sa chambre du Zamenhof à son entretien avec Mrs Shpilman, de la fille du roi de la tourte qui l’a orienté vers les archives de l’administration fédérale de l’aviation à la présence d’Aryeh Baronshteyn à Peril Strait.

— Hébreu ? s’étonne Berko. Des Mexicains qui parleraient hébreu ?

— J’ai eu cette impression, insiste Landsman. Ce n’est pas non plus l’hébreu de synagogue.

Landsman reconnaît l’hébreu à l’oreille. Mais l’hébreu qu’il a appris porte la marque de la tradition, c’est celui que ses ancêtres ont emporté avec eux pendant les millénaires de leur exil européen, huileux et salé tel un filet de poisson fumé pour conservation, avec une chair au fort parfum de yiddish. Ce type d’hébreu n’est jamais employé dans la conversation, il ne sert qu’à parler à Dieu. Si c’était de l’hébreu que Landsman avait entendu à Peril Strait, ce n’était pas la vieille langue des harengs salés mais un dialecte corsé, un langage rempli de pierres et d’alcali. Pour lui, il ressemblait à l’hébreu apporté par les sionistes en 1948. Ces Juifs endurcis du désert s’y étaient accrochés farouchement dans leur exil mais, comme pour les Juifs allemands avant eux, ils furent submergés par l’abondant tumulte yiddish, ainsi que par la douloureuse association de leur langue avec un échec et un désastre récents. Pour autant que sache Landsman, ce type d’hébreu a disparu, hormis chez quelques derniers irréductibles qui se retrouvent tous les ans dans des salles solitaires.

— Je n’ai saisi qu’un ou deux mots. Ils parlaient vite et je ne pouvais pas suivre. C’est ça l’idée, je pense.

Il leur parle de son réveil dans la chambre où Naomi a gravé son épitaphe sur un mur, de la caserne, du stage d’entraînement et des groupes de jeunes gens oisifs armés.

Et pendant qu’il parle, Dick est malgré lui de plus en plus intéressé. Il pose des questions, fourre son nez dans l’affaire avec une passion instinctive et têtue pour le grabuge.

— J’ai connu ta sœur, dit-il alors que Landsman termine sur son sauvetage dans les bois de Peril Strait. J’ai été désolé au moment de sa mort. Et ce sacré emballeur de caramels a l’air d’être exactement le genre de corniaud perdu pour lequel elle aurait risqué ses fesses !

— Mais qu’attendaient-ils de Mendel Shpilman, ces Juifs et leur visiteur qui n’aime pas les remous ? intervient Berko. Voilà le passage qui m’échappe. Que fabriquent-ils là-bas ?

Aux yeux de Landsman, ces questions sont inévitables, logiques, des questions clés, mais elles semblent refroidir les ardeurs de Dick pour leur affaire.

— Vous n’avez rien de tangible, dit-il, la bouche réduite à un trait d’union exsangue. Et permets-moi de te dire, Landsman, avec ces Juifs de Peril Strait, on est loin du compte. Ils ont tant de poids derrière eux, messieurs, je vous assure, ils pourraient vous tailler un diamant dans un étron fossilisé.

— Que sais-tu sur eux, Willie ? demande Berko.

— Je sais que dalle.

— L’occupant de la Caudillo, lance Landsman. Celui à qui tu es allé parler. Il était aussi américain ?

— Je dirais que non, un raisin sec de Yid. Il n’a pas voulu me dire son nom. Et je ne suis pas censé faire d’enquête. Étant donné que la politique officielle de la police tribale en ce qui concerne cet endroit, comme je crois l’avoir peut-être déjà mentionné, est « je sais que dalle ».

— Allez, Wilfred, plaide Berko. Il est question de Naomi.

— J’en suis conscient. Mais j’en sais assez sur le compte de notre Landsman – merde, j’en sais assez sur les inspecteurs de la brigade des homicides, point – pour savoir que, sœur ou pas sœur, on n’est pas là pour découvrir la vérité. On n’est pas là pour rectifier l’histoire. Parce que vous et moi, messieurs, nous savons que l’histoire est ce que nous décidons qu’elle est et, aussi belle que nous la rendions, à la fin ce n’est pas une histoire qui changera quelque chose pour les morts. Ce que tu veux, Landsman, c’est rendre la monnaie de leur pièce à ces salauds. Mais ça ne risque pas de se produire. Tu ne les auras jamais. Merde, c’est impossible !

— Willie boy, insiste Berko. Mets-toi à table. Ne le fais pas pour lui, ne le fais pas non plus parce que sa sœur Naomi était une fille géniale.

Le silence qui suit ses paroles fournit à Dick une troisième raison de les mettre au parfum.

— Tu es en train de me dire que je devrais le faire pour toi.

— Oui, je le dis.

— À cause de tout ce que nous avons représenté autrefois l’un pour l’autre au printemps de notre existence.

— Je n’irais peut-être pas jusque-là.

— Merde, c’est tellement touchant ! déclare Dick, se penchant en avant pour enfoncer le bouton de son interphone. Minty, sors ma peau d’ours de la poubelle et apporte-la-moi ici, afin que je puisse gerber dessus. – Il relâche le bouton avant que Minty puisse répondre. – Et peau de balle, je ne le fais pas pour toi, inspecteur Berko Shemets. Mais parce que j’aimais bien ta sœur, Landsman, je ferai le même nœud à ta cervelle que ces écureuils ont fait à la mienne et te laisserai te démerder avec le sens de cette histoire de merde.

La porte s’ouvre. Entre une jeune femme obèse, la moitié aussi grande que son patron, portant la cape en peau d’ours comme si celle-ci contenait le négatif photographique du corps ressuscité de Jésus-Christ. Dick saute sur ses pieds, empoigne la cape et, avec une grimace, comme s’il craignait d’être contaminé, l’attache autour de son cou avec la lanière.

— Trouvez-moi un manteau et un chapeau pour monsieur, ordonne-t-il, agitant le pouce en direction de Landsman. Quelque chose qui dégage une bonne puanteur d’entrailles de saumon ou de muscat. Vous n’avez qu’à prendre le manteau de Marvin Kalag, il a tourné de l’œil sur l’A7.

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