6.

Alors qu’il sort sa voiture pour passer prendre Berko, Landsman bute sur le souvenir de ces vieux Yids en train de jouer aux échecs, ratatinés au fond du Café Einstein. À sa montre, il est six heures quinze du matin. Mais d’après le ciel, le boulevard désert et la boule d’angoisse qui pèse au creux de son estomac, c’est le cœur de la nuit. Si près du cercle arctique et du solstice d’hiver, il reste au moins deux heures avant le lever du soleil.

Landsman est au volant d’une Chevrolet Chevelle Super Sport 1971, qu’il a achetée dix ans plus tôt, dans un bel accès d’optimisme mêlé de nostalgie, et a rodée jusqu’à ce que ses vices cachés semblent indiscernables des siens. L’année de la sortie du modèle 1971, la Chevelle est passée de deux paires d’ampoules de phare à une seule. Actuellement, une de ces ampoules est grillée Landsman roule à l’aveuglette façon cyclope le long du front de mer. Droit devant lui se dressent les tours de Shvartsn-Yam, sur leur langue de terre artificielle au milieu du Sitka Sound, blotties dans les ténèbres tels des prisonniers regroupés par une puissante lance d’arrosage.

Les shtarkers russes ont développé le Shvartsn-Yam sur une terre véritablement explosive au milieu des années 1980, lors des premiers jours grisants de la légalisation des jeux de casino. Appartements en multipropriété, centres de vacances et garçonnières, c’était ça l’idée, avec le casino du Grand Yalta et ses tables animées au cœur de l’action. Mais, interdits par le Décret de défense des valeurs traditionnelles, les jeux d’argent légaux ne sont plus de mise ; aujourd’hui, le bâtiment du casino abrite un KosherMart, un Walgreens et une succursale Big Macher. Les shtarkers sont retournés aux combines de financement illégal des partis politiques, aux bureaux de paris et aux jeux de hasard clandestins. Noceurs et touristes ont cédé le pas à une population de personnages interlopes et d’immigrés russes, une poignée de Juifs ultra-orthodoxes et une bande de semi-professionnels bohèmes, amoureux de l’ambiance de fête gâchée traînant dans le voisinage, telle une guirlande de Noël accrochée à la branche d’un arbre dénudé.

La famille Taytsh-Shemets habite dans le Dnyeper, au vingt-troisième étage. Le Dnyeper est rond comme une pile de moules à tarte. Beaucoup de ses résidants, ignorant leurs vues imprenables sur le cône effondré du mont Edgecumbe, l’étincelante Safety Pin ou l’Untershtot illuminé, ont fermé leurs balcons arrondis au moyen de doubles fenêtres extérieures et de jalousies afin de gagner une pièce supplémentaire. Les Taytsh-Shemets les ont imités pour la venue du bébé, le premier. Désormais deux petits Taytsh-Shemets dorment là, rangés sur le balcon tels des skis au rancart.

Landsman gare sa Super Sport sur l’emplacement derrière les conteneurs d’ordures qu’il a fini par considérer comme le sien, même s’il pense qu’un homme ne devrait pas en arriver à ressentir de la tendresse pour une place de parking. Le simple fait de savoir où mettre sa voiture, vingt-trois étages plus bas qu’une invitation permanente à prendre le petit déjeuner, ne devrait jamais passer pour un retour au bercail dans le cœur d’un homme.

Il n’est pas tout à fait six heures et demie ; bien qu’il ait la certitude que tous les membres de la maisonnée sont réveillés, il décide de prendre l’escalier. La cage d’escalier du Dnyeper empeste le chou, le béton glacé et l’air marin. Arrivé en haut, il allume une papiros pour se récompenser de sa résistance et attend sur le paillasson des Taytsh-Shemets, tenant compagnie à la mézuza. Il a déjà craché un poumon en toussant et s’apprête à réserver le même sort à l’autre, quand Ester-Malke Taytsh ouvre la porte. Elle tient à la main un test de grossesse avec, au bout, une goutte de ce qui doit être de l’urine. Voyant que Landsman l’a remarqué, elle le fait prestement disparaître dans une poche de son peignoir.

— Tu sais qu’il y a une sonnette, non ? bougonne-t-elle derrière un rideau de cheveux emmêlés d’un brun brique, trop fins pour la coupe au carré qu’elle affectionne, et qui ont une façon à eux de lui barrer le visage, surtout quand elle balance des vannes. Je veux dire, ça marche aussi, la toux…

Elle laisse la porte ouverte, et Landsman planté sur l’épais paillasson de coco, où on lit CASSE-TOI. Landsman applique deux doigts sur la mézuza en entrant, puis lui donne un baiser négligent. C’est ce qu’on fait si l’on est croyant, tel Berko, ou un sale con d’esprit supérieur, tel Landsman. Il suspend son chapeau et son pardessus à un portemanteau en bois d’élan à côté de la porte d’entrée. Il suit dans le couloir le petit cul maigre d’Ester-Malke, drapée dans son peignoir-éponge blanc, et pénètre dans la cuisine. Celle-ci est étroite, aménagée façon cuisine de bateau : fourneau, évier et réfrigérateur d’un côté, placards de l’autre. Au bout, un bar garni de deux tabourets ouvre sur la salle à manger-salon. D’un gaufrier posé sur le comptoir sort de la fumée en forme de nuages de locomotive de B.D. La cafetière à filtre halète et crachote comme un policier juif décati après avoir grimpé dix étages.

Landsman se faufile jusqu’à son tabouret préféré, sans s’asseoir. De la poche de son veston en tweed, il sort un échiquier de poche, le déballe ; il l’a acheté au drugstore ouvert toute la nuit sur Korczak Platz.

— Boule est toujours en pyjama ? demande-t-il.

— Il s’habille.

— Et Boule Junior ?

— Il choisit la cravate.

— Et le dernier, comment s’appelle-t-il déjà ?

En fait, grâce à la vogue récente consistant à tirer des prénoms de patronymes existants, son nom est Feingold Taytsh-Shemets, mais on l’appelle Goldy. Il y a quatre ans, Landsman a eu l’honneur de tenir les jambes maigrichonnes de Goldy pendant qu’un très vieux Juif armé d’un couteau allait chercher son prépuce.

— Ah, oui ! Sa Majesté le bébé.

En guise de réponse, elle fait un signe de tête en direction du salon.

— Encore malade ?

— Il va mieux aujourd’hui.

Landsman contourne le bar américain, longe la table de la salle à manger recouverte d’une plaque de verre et se dirige vers le gros canapé blanc avec éléments pour voir l’effet produit par la télévision sur son filleul.

— Regarde qui c’est, dit-il.

Goldy porte son pyjama à ours polaire, le comble du chic rétro pour un petit Juif d’Alaska. Ours polaires, flocons de neige, igloos, l’imagerie du Nord si omniprésente quand Landsman était petit, tout ça revient à la mode. Sauf que, cette fois-ci, cela ne manque pas d’une certaine ironie. Des flocons, oui, les Juifs en ont trouvé ici, même si, grâce aux gaz à effet de serre, il y en a sensiblement moins que dans le temps. Mais pas d’ours polaires, pas d’igloos, pas de rennes. Juste un tas d’indiens teigneux, du brouillard, de la pluie et un demi-siècle d’un sentiment d’incongruité si aigu, enfoui si profondément dans l’organisme des Juifs, qu’il affleure partout, même sur les pyjamas de leurs enfants.

— Tu es prêt à travailler aujourd’hui, Goldele ? demande Landsman.

Il applique le dos de sa main sur le front du gamin. Tout à fait normal. La kippa Shnapish le Chien de Goldy pend de travers ; Landsman la défroisse et rajuste la pince à cheveux qui la maintient en place.

— Prêt à combattre le crime ?

— Bien sûr, mon oncle.

Landsman tend le bras pour serrer la main du petit garçon et, sans un regard, Goldy glisse sa menotte sèche dans celle de Landsman. Un minuscule rectangle de lumière bleutée surnage dans la couche de larmes des yeux marron foncé de Goldy. Landsman a déjà suivi cette émission avec son filleul sur la chaîne pédagogique. Comme quatre-vingt-dix pour cent de la télévision qu’ils regardent, celle-ci vient du Sud et est doublée en yiddish. Ce sont les aventures de deux enfants aux noms juifs qui ont l’air d’être à moitié indiens et n’ont apparemment pas de parents. Ce qu’ils ont, c’est une écaille de dragon magique, pure comme du cristal, et leur souhait, c’est qu’elle les aide à aller dans un pays de dragons aux tons pastel, distincts chacun par sa couleur et sa forme particulière de stupidité. Peu à peu, les enfants passent de plus en plus de temps avec leur écaille de dragon magique. Un beau jour, ils atteignent enfin le royaume de l’ineptie arc-en-ciel et ne reviennent plus ; le gérant de nuit de leur minable foyer d’accueil retrouve leurs corps avec une balle dans la nuque. Peut-être quelque chose s’est-il perdu dans la traduction, songe Landsman.

— Tu veux toujours être noz quand tu seras grand ? insiste Landsman. Comme ton père et ton oncle Meyer ?

— Flic ? Oui, répond Goldy sans enthousiasme. Un peu !

— Ça, c’est un bon garçon !

Ils se serrent de nouveau la main. Cette conversation est l’équivalent du baiser de Landsman à la mézuza, le genre de truc qui commence comme une blague et finit en poignée à laquelle se raccrocher.

— Tu te mets aux échecs ? lance Ester-Malke quand il regagne la cuisine.

— Dieu m’en préserve, rétorque Landsman.

Il grimpe sur son tabouret de bar et se bat avec les pions, les cavaliers et les rois miniatures de son jeu de poche, les disposant de manière à refléter l’échiquier laissé derrière lui par le soi-disant Emanuel Lasker. Il a du mal à distinguer les pièces ; chaque fois qu’il en porte une à hauteur de ses yeux pour mieux la voir, il la laisse tomber.

— Arrête de me regarder ainsi, dit-il à Ester-Malke, perdue en conjectures. Je n’aime pas ça.

— Mince, Meyer, réplique-t-elle, observant ses mains. Tu as la tremblote.

— Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

— Oui, oui.

Le hic avec Ester-Malke Taytsh, c’est que, avant de reprendre ses études, de devenir assistante sociale et d’épouser Berko, elle a connu une brève mais brillante carrière de paumée de Sitka-sud. Elle a deux criminels de petit calibre à son tableau de chasse, un tatouage déplorable sur le ventre et un bridge dans la bouche, souvenir du dernier homme à l’avoir maltraitée. Landsman la connaît depuis plus longtemps que Berko, l’ayant arrêtée pour vandalisme quand elle était encore au collège. Ester-Malke sait comment gérer un perdant, d’instinct et par habitude, et sans l’opprobre qu’elle jette sur sa propre jeunesse difficile. Elle va au réfrigérateur, en sort une bouteille de Bruner Adler, la décapsule et la tend à Landsman. Il la roule contre ses tempes sans sommeil, puis en avale une longue gorgée.

— Alors, dit-il, se sentant instantanément mieux. Tu as du retard ?

Elle affecte un air coupable à moitié théâtral, cherche son test de grossesse, mais laisse la main dans sa poche, serrant le bâtonnet sans le sortir. Landsman sait, parce qu’elle a abordé le sujet une ou deux fois, qu’Ester-Malke craint qu’il ne leur envie, à Berko et elle, leur florissant programme de reproduction et leurs deux beaux enfants. Et il les envie parfois avec amertume. Mais quand elle en parle, il se débrouille généralement pour nier.

— Merde ! s’exclame-t-il, alors qu’un fou ricoche sur le sol et disparaît sous le bar.

— Était-ce un noir ou un blanc ?

— Un noir, un fou. Merde ! Il a disparu.

Ester-Malke se dirige vers l’étagère aux épices, resserre la ceinture de son peignoir, étudie les options possibles.

— Tiens, dit-elle, sortant un bocal de truffes au chocolat. – Elle le dévisse, fait rouler une friandise sur sa paume et la tend à Landsman. – Prends ça.

Landsman est à genoux par terre, sous le bar. Il retrouve son fou et réussit à le planter dans son trou, h6. Ester-Malke remet le bocal en place et replonge la main droite dans le mystère de la poche de son peignoir. Landsman, lui, mange sa truffe au chocolat.

— Berko est au courant ?

Ester-Malke secoue la tête, se cachant derrière ses cheveux.

— Ce n’est rien, murmure-t-elle.

— Officiellement rien ?

Elle lève les épaules.

— Tu n’as pas regardé le résultat ?

— J’ai peur.

— Tu as peur de quoi ? intervient Berko, apparaissant à la porte de la cuisine, le jeune Pinchas Taytsh-Shemets – Pinky, comme il se doit – dans le creux du bras droit.

Voilà un mois, ils ont organisé une fête pour le petit, avec un gâteau et une bougie. « Ce qui devrait nous amener le troisième Taytsh-Shemets environ vingt et un, vingt-deux mois après le deuxième, calcule Landsman. Et sept mois après la rétrocession. Sept mois dans le monde inconnu à venir. Encore un petit prisonnier de l’histoire et du destin, un autre messie potentiel – car il naît un messie à chaque génération, selon les experts – pour gonfler les voiles de la folle caravelle des rêves d’Élie le prophète ! » La main d’Ester-Malke émerge de sa poche avec le test de grossesse ; d’un sourcil levé, sa propriétaire adresse un signal de Sitka-sud à Landsman.

— Elle a peur d’entendre ce que j’ai eu à bouffer hier, répond à sa place Landsman.

Pour faire diversion, il sort de la poche de son veston l’exemplaire de Lasker des Trois cents parties d’échecs et le pose sur le bar, à côté de l’échiquier.

— Ça concerne ton junkie refroidi ? lance Berko, fixant l’échiquier.

— Emanuel Lasker, précise Landsman. Mais c’était juste le nom inscrit sur le registre. On n’a retrouvé absolument aucun papier sur lui. Nous ne savons pas encore qui c’était.

— Emanuel Lasker, ce nom me dit quelque chose.

Berko entre de biais dans la cuisine, en pantalon de costume et manches de chemise. Ledit pantalon est en mérinos gris bruyère à double pli, la chemise blanc sur blanc. À son cou pend, avec un magnifique nœud, une cravate bleu marine à motifs orange. La cravate est extra-longue, le pantalon ample et tenu par des bretelles également marine, mises à mal par le volume et la rondeur de l’estomac. Sous sa chemise, il porte le châle à franges ; à l’arrière de sa tête, une coquette yarmulka bleue surmonte ses crins d’un noir luisant, mais aucune barbe ne veut pousser sur son menton. On ne trouve de barbe sur le menton d’aucun des hommes de sa famille maternelle, même en remontant à l’époque où Corbeau a créé toutes choses (à part le soleil, qu’il a volé). Berko Shemets est pratiquant, mais à sa manière et pour des raisons personnelles. C’est un Minotaure, et le monde des Juifs est son labyrinthe.

Jeune géant qui marchait en traînant les pieds, connu sous le nom de Johnny Jew Bear, Johnny l’Ours juif, dans la maison du Monstre de la mer de la moitié Corbeau de la tribu des Cheveux-longs, il est venu vivre avec les Landsman dans leur bicoque d’Adler Street à la fin du printemps 1981. Cet après-midi-là, il mesurait 1,75 mètre dans ses mocassins ; il avait treize ans et seulement deux centimètres et demi de moins que Landsman à dix-huit ans. Jusqu’alors personne n’avait jamais parlé de ce garçon à Landsman ou à sa petite sœur. Et maintenant le gamin allait dormir dans la chambre qui avait autrefois servi au père de Meyer et de Naomi de vase de Klein pour la boucle infinie de ses insomnies.

— Mais enfin qui es-tu ? avait demandé Landsman à l’adolescent, tandis que celui-ci se faufilait de biais dans le salon, tordant une casquette à visière entre ses mains, embrassant toute la pièce de son regard sombre et brûlant.

Plantés dehors sur l’allée de devant, Hertz et Freydl s’invectivaient. Apparemment, l’oncle de Landsman avait négligé de signaler à sa sœur que son fils venait habiter chez elle.

— Je m’appelle Johnny Bear, répondit Berko. Je fais partie de la collection Shemets.

Hertz Shemets demeure un expert éminent de l’art et de l’artisanat indiens tlingit. À une époque, ce hobby ou ce passe-temps l’avait poussé à s’enfoncer dans les Indianer-Lands plus profondément que n’importe quel autre Juif de sa génération. Alors, oui, son étude de la culture indigène et ses expéditions dans ces terres servaient de couverture à son travail pour le COINTELPRO, le programme de contre-espionnage du F.B.I., pendant les années 1960. Mais ce n’était pas seulement une couverture. Hertz Shemets était vraiment attiré par le mode de vie indien. Il avait appris à harponner un phoque dans l’œil au moyen d’un crochet d’acier, à tuer et à préparer un ours, ainsi qu’à aimer le goût de la graisse du demi-bec autant que celle du shmalz. Et il avait engrossé Miss Laurie Jo Bear de Hoonah. Quand elle trouva la mort au cours des prétendues émeutes de la synagogue, son fils à moitié juif, objet de persécution et de mépris au sein de la moitié Corbeau, appela au secours le père qu’il connaissait à peine. C’était un zwischenzug, un coup intermédiaire, une péripétie imprévisible dans le déroulement réglé d’une partie. Il prit oncle Hertz au dépourvu.

— Que vas-tu faire, le chasser ? hurlait-il à la mère de Landsman. Ils font de sa vie un enfer là-haut. Sa mère est morte, assassinée par des Juifs…

Effectivement, onze indigènes de l’Alaska avaient péri dans l’émeute qui avait suivi l’explosion d’une maison de prières construite par un groupe de Juifs sur un terrain litigieux. Dans ces îles, il existe des poches où la carte tracée par Harold Ickes hésite et reste muette, des parties de la frontière réduites à l’état de pointillés. Les trois quarts d’entre elles sont trop reculées ou accidentées pour être habitées, ou encore gelées ou inondées toute l’année. Mais, au fil des ans, certaines de ces taches hachurées, choisies, plates et tempérées, se sont révélées irrésistibles pour des millions de Juifs. Les Juifs cherchent un espace vivable. Dans les années 1970, quelques-uns, surtout des membres de petites sectes orthodoxes, sont passés à l’acte.

La construction d’une maison de prière à St. Cyril par la sous-fraction d’une fraction d’une secte originaire de l’île Lisianski a été un scandale aux yeux de nombreux indigènes. Elle fut saluée par des manifestations, des rassemblements, des hommes de loi et des protestations du Congrès contre cette nouvelle atteinte à la paix et à la justice par des Juifs arrogants du Nord. Deux jours avant sa consécration, quelqu’un – personne n’a jamais revendiqué cet acte ni été mis en examen – avait jeté un cocktail Molotov dans une fenêtre, réduisant le local en cendres. Les fidèles et leurs partisans envahirent alors la ville de St. Cyril, cassant les pièges à crabes, brisant les fenêtres du foyer de la Fraternité indigène d’Alaska, et provoquant un beau feu d’artifice en incendiant un entrepôt de chandelles romaines et de bombes cerises. Le chauffeur d’un camion plein de Yids furieux perdit le contrôle du véhicule et fonça dans l’épicerie où Laurie Jo travaillait comme caissière, la tuant sur le coup. Les Émeutes de la synagogue restent le nadir dans l’histoire amère et peu glorieuse des relations judéo-tlingit.

— Est-ce ma faute ? Est-ce mon problème ? hurlait en retour la mère de Landsman. Un Indien dans ma maison, il ne manquerait plus que ça !

Les enfants les écoutèrent un bon moment ; Johnny Bear attendait à la porte, donnant des coups de pied dans son sac de marin de la pointe de sa tennis.

— Heureusement que tu ne parles pas yiddish, avait dit Landsman à son cadet.

— Je n’ai pas besoin de le parler, connard, répondit Johnny le Juif. J’ai entendu cette daube toute ma vie !

Après que l’affaire fut réglée – et elle l’avait été avant même que la mère de Landsman eût jeté les hauts cris –, Hertz entra pour dire au revoir. Son fils le dépassait de cinq centimètres. Lorsqu’il prit le garçon dans ses bras pour une accolade brève et rigide, on aurait dit la chaise embrassant le canapé. Puis il s’écarta d’un pas.

— Je suis désolé, John, dit-il, agrippant son fils par les oreilles et serrant très fort pour scruter son visage comme un télégramme. Je veux que tu le saches. Et je ne veux pas que tu me regardes un jour en pensant que je suis autre chose que désolé.

— Je veux habiter chez toi, proféra le garçon d’une voix blanche.

— C’est ce que tu m’as laissé entendre. – Les mots étaient rauques, la manière rude, mais tout à coup, et cela avait frappé Landsman, un film de larmes brouilla les yeux d’oncle Hertz. – Je suis connu pour être un salopard fini, John. Tu risques d’être plus mal avec moi que si tu vivais dans la rue. – Il embrassa du regard le salon de sa sœur, les housses de plastique du mobilier, la sculpture pareille à du fil barbelé, le menora abstrait. – Dieu sait ce qu’on fera de toi ici !

— Un Juif, répondit Johnny Bear, et il était difficile de savoir s’il disait ça par fanfaronnade ou mauvais pressentiment : comme toi.

— Ça paraît improbable, soupira Hertz, j’aimerais bien les y voir. Au revoir, Johnny.

Il gratifia Naomi d’une petite tape sur la tête. Juste avant de sortir, il s’arrêta pour serrer la main de Landsman.

— Aide ton cousin, Meyerle, il va en avoir besoin.

— Il a l’air de pouvoir s’aider tout seul.

— Il a l’air, pas vrai ? acquiesça oncle Hertz. Il tient ça de moi, au moins.

Aujourd’hui, Ber Shemets, comme il a fini par s’appeler avec le temps, vit en Juif, porte la kippa et le châle de prière du Juif. Il raisonne en Juif, pratique la religion juive, engendre, aime sa femme et sert la collectivité en Juif. Il parle avec les mains, observe les interdits casher et arbore un pénis circoncis de travers (son père y avait veillé avant d’abandonner son bébé Ours). Mais, à le regarder, c’est un pur Tlingit. Yeux tartares, cheveux noirs et drus, faciès large, taillé pour la joie mais formé au métier du chagrin. Les Bears, les Ours, sont imposants, et Berko mesure 2 mètres en chaussettes pour 110 kilos. Il a une grosse tête, une grosse bedaine, de grands pieds et de grandes mains. Berko est grand et gros en tout, hormis le bébé dans ses bras qui sourit timidement à Landsman avec sa houppe de crins noirs dressés comme de la limaille de fer aimantée. Mignon comme un cœur, Landsman serait le premier à le reconnaître. Mais, même au bout d’un an, la vue de Pinky exacerbe toujours le point faible derrière le sternum de Landsman. Pinky est né jour pour jour deux ans après le terme prévu de Django. Le 22 septembre.

— Emanuel Lasker était un célèbre joueur d’échecs, explique Landsman à Berko, qui reçoit une tasse de café d’Ester-Malke et fronce les sourcils à travers la vapeur. Un Juif allemand, dans les années 1910 et 1920… – Entre cinq et six heures, Landsman a passé le temps à son ordinateur dans le poste de police lugubre pour voir ce qu’il pouvait dénicher. – Un mathématicien. Il a été battu par Capablanca, comme tous les autres à l’époque. Le livre se trouvait dans la chambre. Avec un échiquier, disposé ainsi.

Berko a des paupières lourdes et expressives, meurtries, mais quand il les abaisse sur ses yeux écarquillés, c’est un rayon de lampe torche filtrant par une fente. Un regard si froid et si sceptique qu’il peut pousser un innocent à douter de son propre alibi.

— Et qu’est-ce que tu crois ? répond-il, avec un regard entendu à la bouteille de bière dans la main de Landsman. Que la configuration des pièces sur le plateau… – La fente s’étrécit, le rayon s’intensifie. – est le nom codé de l’assassin ?

— Dans l’alphabet d’Atlantis, ironise Landsman.

— Oui, oui.

— Le Yid jouait aux échecs. Il se servait de ses tefillin comme garrot. Et puis quelqu’un l’a tué avec un luxe de précautions et de discrétion. Je ne sais pas. L’angle des échecs n’apporte peut-être que dalle, je ne peux rien en tirer. J’ai parcouru le bouquin entier, sans pouvoir retrouver la partie qu’il jouait, s’il jouait. Ces diagrammes, je ne sais pas, me donnent la migraine. J’ai la barre rien qu’à regarder l’échiquier, maudit soit-il !

La voix de Landsman sonne tout aussi creux et désespéré que son état d’esprit, ce qui n’était pas du tout dans son intention. Berko cherche le regard de sa femme au-dessus de la tête de Pinky, pour savoir s’il faut vraiment s’inquiéter pour son cousin.

— Tiens, Landsman. Si tu poses cette bière, dit Berko, tentant sans succès de ne pas prendre le ton du policier, je te laisserai tenir ce beau bébé. Qu’en dis-tu ? Regarde-le. Regarde-moi ces cuisses, allez. Touche-les. Pose ta bière, d’accord ? Et tiens-moi ce beau bébé une minute.

— Il est vraiment beau, balbutie Landsman.

Il descend la bouteille de trois centimètres. Puis il la pose, se tait, prend le bébé, le hume et ressent le déchirement de cœur habituel. Pinky sent le yaourt et la poudre de lessive, relevés d’une pointe de la lotion capillaire paternelle. Landsman emporte l’enfant jusqu’à la porte de la cuisine et essaie de ne pas respirer pendant qu’il regarde Ester-Malke détacher une plaque de gaufres du gaufrier. Elle se sert d’un vieux Westinghouse avec des poignées en bakélite en forme de feuilles, capable de débiter quatre gaufres croustillantes à la fois.

— Babeurre ? demande Berko qui étudie à son tour l’échiquier, caressant sa lourde lèvre supérieure d’un doigt.

— Quoi d’autre ? répond Ester-Malke.

— Du vrai ou du lait au vinaigre ?

— On a fait un test en double aveugle, Berko. – Ester-Malke tend à Landsman une assiette de gaufres en échange de son jeune fils, et même s’il n’a pas faim, Landsman est content de la diversion. – Tu ne vois pas la différence, tu as oublié ?

— Enfin, il ne sait pas non plus jouer aux échecs, ironise Landsman. Mais regarde-le faire semblant.

— Je t’emmerde, Meyer, gronde Berko. O.K., bon, sérieusement, c’est quelle pièce, le cuirassé ?

La folie familiale des échecs s’était éteinte ou avait redéployé ses forces quand Berko était venu vivre chez Landsman et sa mère. Isidor Landsman était mort depuis six ans, et Hertz Shemets avait reporté ses talents pour la feinte et l’offensive sur un échiquier plus large. C’est-à-dire qu’il n’y avait personne d’autre que Landsman pour apprendre à Berko à jouer, devoir qu’il négligea soigneusement.

— Beurre ? lance Ester-Malke, versant une nouvelle louche de pâte dans les alvéoles de son gaufrier tandis que, à califourchon sur sa hanche, Pinky donne son avis sans y être invité.

— Pas de beurre.

— De la mélasse ?

— Pas de mélasse.

— Tu n’as pas vraiment envie d’une gaufre, n’est-ce pas, Meyer ? lance Berko, renonçant à feindre d’étudier l’échiquier et les déplacements des pièces dans l’ouvrage de Siegbert Tarrasch comme si celui-ci était à sa portée.

— Sincèrement non, avoue Landsman. Mais je sais que j’ai tort.

Ester-Malke rabat doucement le couvercle du gaufrier sur le gril.

— Je suis enceinte, dit-elle d’une voix étouffée.

— Quoi ? hurle Berko, levant les yeux du livre des surprises réglées. Merde !

Ce mot est dit en anglo-américain, langue préférée de Berko pour les blasphèmes et les gros mots. Il se met à mâcher la tablette de chewing-gum imaginaire qui semble apparaître dans sa bouche chaque fois qu’il est prêt à exploser.

— C’est génial, Ester, explose-t-il, c’est vraiment génial, tu sais ? Parce qu’il reste encore un tiroir de bureau qui ne contient pas de bébé dans cet appartement de merde !

Puis il agite Trois cents parties d’échecs au-dessus de sa tête et se prépare théâtralement à le lancer de l’autre côté du bar, dans le séjour-salle à manger. C’est son côté Shemets qui ressort. La mère de Landsman s’entendait aussi à jeter des objets sous l’empire de la colère, et les façons d’histrion de Hertz, ce client flegmatique, sont rares mais légendaires.

— Ma pièce à conviction, lui rappelle Landsman.

Berko lève le livre plus haut. Landsman répète :

— Ma pièce à conviction, merde !

Et Berko jette le livre, qui fend les airs, pages au vent, et heurte quelque chose avec un tintement, sans doute la boîte à épices en argent sur le dessus de verre de la table à manger. Le bébé avance la lèvre inférieure, accentue sa moue, puis hésite, reportant son regard de sa mère sur son père et vice versa. À la fin, il éclate en violents sanglots. Berko fusille Pinky du regard, se sentant trahi. Il contourne le bar pour ramasser la pièce maniée sans précaution.

— Qu’est-ce qu’a fait tatè ? murmure Ester-Malke au bébé, l’embrassant sur la joue et plissant le front devant le grand trou souligné de noir que Berko a laissé dans les airs derrière lui. C’est le méchant inspecteur Supersperme qui a lancé ce vieux livre inepte ?

— Bonne gaufre ! dit Landsman, posant son assiette intacte.

Il hausse la voix.

— Hé, Berko, je… euh… je crois que je vais attendre dans la voiture. – Il effleure la joue d’Ester-Malke de ses lèvres. – Dis à Comment-s’appelle-t-il-déjà qu’oncle Meyer se sauve.

Landsman se dirige vers les ascenseurs. Le vent siffle dans leurs puits. Le voisin, Fried, sort dans sa longue redingote noire ; ses cheveux blancs lissés en arrière se retroussent sur le col. Fried est chanteur d’opéra, et les Taytsh-Shemets ont le sentiment qu’il les regarde de haut. Mais c’est seulement parce que Fried leur a dit qu’il valait mieux qu’eux. Les Sitkaniks font en général attention à cultiver cette vision des choses chez leurs voisins, en particulier chez les indigènes et tous ceux qui vivent dans le Sud. Fried et Landsman montent ensemble dans l’ascenseur. Fried demande à Landsman s’il a trouvé quelques cadavres récemment, puis Landsman demande à Fried s’il a fait se retourner quelques compositeurs morts dans leurs tombes récemment, après quoi ils ne se disent plus grand-chose. Landsman regagne sa place de parking, monte dans son auto. Il met le moteur en marche et reste assis dans l’air chaud soufflé par le moteur. Avec l’odeur de Pinky dans son cou et le spectre sec et glacé de la main de Goldy dans la sienne, il joue gardien de but tandis qu’une équipe de regrets inutiles lance une offensive soutenue contre sa capacité à traverser une journée sans états d’âme. Il redescend de voiture et fume une papiros sous la pluie. Il tourne les yeux au nord, de l’autre côté de la marina, vers la lance d’aluminium tarabiscotée sur son île battue par les vents. Une fois de plus, il ressent une nostalgie lancinante de l’Exposition universelle, de l’héroïque ingénierie juive de Safety Pin (officiellement la tour Promesse du sanctuaire, mais nul ne l’appelle plus ainsi), et aussi du décolleté de la dame en uniforme qui déchirait les billets pendant l’ascension de la cabine jusqu’au restaurant aménagé au sommet. Puis il remonte en voiture. Quelques instants plus tard, Berko sort de l’immeuble ; on dirait une grosse caisse qui roule à l’intérieur de la Super Sport. Il tient le livre et le jeu d’échecs de poche dans une seule main, en équilibre sur sa cuisse gauche.

— Excuse-moi pour tout ça, dit-il. Quel con, hein ?

— Ne t’en fais pas.

— Il va nous falloir un logement plus grand.

— Exact.

— Quelque part.

— Toute l’astuce est là.

— C’est une bénédiction.

— Un peu ! Mazl-tov, Berko.

Les félicitations de Landsman sont si ironiques qu’elles en sont sincères, et elles sont si sincères qu’elles ne peuvent que sonner faux ; son coéquipier et lui restent assis là un moment sans bouger, à les écouter se cristalliser.

— Ester-Malke dit qu’elle est si fatiguée qu’elle ne se souvient même pas avoir couché avec moi, confie Berko avec un profond soupir.

— Peut-être que vous ne l’avez pas fait.

— Tu veux dire que c’est un miracle ? Comme les poulets parlants de la boucherie…

— Oui, oui.

— Un signe et un prodige.

— On peut voir les choses ainsi.

— À propos de signes, reprend Berko.

Il ouvre Trois cents parties d’échecs, l’exemplaire perdu depuis belle lurette par la bibliothèque municipale de Sitka, cherche la troisième de couverture et sort la fiche de retour de la pochette qui y est collée. Derrière la fiche se trouve un instantané couleur brillant de trois centimètres sur cinq, avec une bordure blanche. La photographie représente un écriteau, un rectangle de plastique noir gravé de six lettres romanes blanches et, dessous, d’une flèche tournée vers la gauche. Le signe pend à deux longueurs de chaînette fixées au carré blanc crasseux d’une tuile acoustique.

— TOURTE, lit Landsman.

— C’est tombé pendant mon examen musclé de la pièce à conviction, semble-t-il, explique Berko. J’imagine que ce devait être coincé dans la pochette de la fiche, sinon tu l’aurais remarqué, avec ton œil perçant de shammès. Tu reconnais ?

— Oui, dit Landsman, je connais l’endroit.

À l’aéroport qui dessert la ville glaciale de Yakobi – terminus d’où vous partez, si vous êtes un Juif en quête de modestes aventures, pour vous enfoncer dans le modeste grand nord du district –, caché tout au bout du bâtiment principal, un modeste établissement propose des tourtes, et seulement des tourtes, à la mode américaine. Ce n’est rien de plus qu’une devanture ouvrant sur une cuisine équipée de cinq fours étincelants. À côté de la devanture pend un tableau blanc, où quotidiennement les propriétaires – un couple de natifs du Klondike et leur mystérieuse fille – inscrivent la liste des spécialités du jour : crème de mûre, de pomme-rhubarbe, de pêche ou de banane. La tourte est bonne, fameuse à sa modeste manière. Tous ceux qui sont passés par l’aérodrome de Yakobi le savent ; le bruit court même que des gens prennent l’avion de Juneau ou de Fairbanks, ou d’encore plus loin, pour venir s’en gaver. La défunte sœur de Landsman était friande de la crème de noix de coco, en particulier.

— Alors, nu ? s’impatiente Berko. Alors, qu’est-ce que t’en penses ?

— Je le savais, répond Landsman. Dès l’instant où j’ai mis le pied dans la chambre et où j’ai vu Lasker étendu là, je me suis dit : « Landsman, toute cette affaire va tourner autour d’une question de tourte. »

— Tu penses donc que ça ne signifie rien.

— Rien ne signifie rien, répond Landsman.

Tout d’un coup, il se sent oppressé, la gorge serrée, les yeux brûlants de larmes. Peut-être est-ce le manque de sommeil ou l’excès de temps passé en compagnie de son verre souvenir. Ou peut-être encore est-ce la soudaine image de Naomi adossée dehors, à un mur de cette boutique anonyme et inexplicable, en train d’engloutir une part de tourte à la noix de coco sur son assiette en carton avec une fourchette en plastique. Les yeux clos, les lèvres pincées et maculées de blanc, elle se régale d’une bouchée de croûte, de crème de fruit et de crème anglaise avec une jouissance tout animale.

— Merde, Berko ! J’aimerais bien en avoir un bout en ce moment.

— J’avais la même pensée, approuve Berko.

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