31.

Landsman sort d’un rêve où il donne son oreille droite à manger aux pales des hélices d’un Cessna 206. Il remue sous une couverture humide, électrique mais débranchée, dans un local à peine plus large que le petit lit sur lequel il est affalé. D’un doigt, il palpe prudemment le côté de sa tête. Là où Fligler l’a sonné à l’origine, la chair est enflée et suintante. Son épaule gauche aussi le tue.

À une étroite fenêtre en face du lit, un store à lamelles métalliques laisse filtrer le gris désenchanté d’un après-midi de novembre dans le sud-est de l’Alaska. C’est moins une lumière qui en sourd qu’un résidu de lumière, un jour hanté par le souvenir du soleil.

Landsman tente de se redresser et découvre que, si son épaule le fait autant souffrir, c’est qu’on a eu la gentillesse de menotter son poignet gauche à un pied d’acier du sommier de son lit. Avec son bras en travers de la tête, Landsman s’est livré à une sorte de brutale chiropraxie sur son torse dans l’agitation de son sommeil. La même âme sensible qui l’a enchaîné a également pensé à lui retirer son pantalon, son veston et sa chemise, le réduisant une fois de plus à un homme en caleçon.

Il réussit à s’asseoir à la tête du lit, puis se laisse glisser du matelas en arrière, afin de pouvoir s’accroupir avec le bras gauche tendu à un angle plus naturel, sa main menottée posée par terre. Le sol, un linoléum jaune, de la couleur de l’intérieur d’un filtre de cigarette usagé, et aussi glacé qu’un stéthoscope de médecin légiste, présente une vaste collection de moutons et de chatons de poussière, ainsi que la tache grasse et velue d’une mouche noire. Les murs sont faits de parpaings recouverts d’une épaisse couche de peinture brillante bleu dentifrice. Sur celui voisin de la tête de Landsman, une écriture qui lui est familière a gravé un petit message à son intention dans la ligne de mortier entre deux parpaings : CELLULE DE DÉTENTION DUE AUX DONS GÉNÉREUX DE NEAL ET RISA NUDELMAN SHORT HILLS NEW JERSEY. Il a envie de rire, mais la vision en cet endroit du drôle d’alphabet de sa sœur lui donne la chair de poule.

En dehors du lit, le seul autre meuble est une corbeille métallique dans le coin proche de la porte. C’est un truc pour enfants, bleu et jaune avec un chien de B.D. en train de batifoler dans un champ de pâquerettes. Landsman la contemple un long moment, ne pensant à rien, sinon aux ordures des enfants et aux chiens de B.D. À l’obscur malaise que lui a toujours inspiré Pluto, un chien qui a pour maître une souris, confronté quotidiennement aux horribles mutations de Goofy. Un gaz invisible assombrit ses pensées, les gaz d’échappement d’un autobus stationné au beau milieu de son cerveau, moteur au ralenti.

Landsman reste accroupi près de son lit encore une ou deux minutes, rassemblant ses esprits comme un mendiant ramasse des pièces éparses sur le trottoir. Puis il tire le lit jusqu’à la porte et s’assied dessus. D’un geste à la fois méthodique et fou, il se met à taper dans la porte avec ses talons nus. C’est une porte blindée creuse ; sous les chocs, elle fait un bruit de tonnerre qui est agréable un moment, mais l’agrément perd vite de son charme. Ensuite, Landsman lance des cris sonores et répétés : « Au secours, je me suis coupé et je saigne ! » Il hurle jusqu’à être enroué, redouble de coups jusqu’à avoir mal aux pieds. À la fin, il se fatigue de hurler et de donner des coups. Il a envie de pisser, très envie. Il regarde la poubelle, puis la porte. Possible que ce soit les vestiges de drogue dans son système sanguin, ou la haine qu’il éprouve pour ce minuscule réduit où sa sœur a passé sa dernière nuit sur terre, ainsi que pour les hommes qui l’y ont enchaîné en caleçon. Peut-être tous ces hurlements de fureur ont-ils engendré une fureur réelle. Mais l’idée d’être forcé d’uriner dans une corbeille Shnapish le Chien met Landsman en rage.

Il traîne le lit jusqu’à la fenêtre et pousse de côté le store cliquetant. La vitre est en verre granité. Des rides d’un monde gris-vert contenues dans un lourd cadre d’acier. À une époque – peut-être jusqu’à très récemment –, il y avait un loquet, mais ses hôtes ont eu la prévoyance de le supprimer. Maintenant il ne reste plus qu’un seul moyen d’ouvrir la fenêtre. Landsman jette son dévolu sur la corbeille, tirant le lit d’avant en arrière derrière lui tel un symbole commode. Il lève la corbeille, vise et la jette dans le verre granité de la haute fenêtre. Elle rebondit vers Landsman, le heurtant en plein front. L’instant d’après, il a le goût du sang dans la bouche pour la deuxième fois de la journée ; un liquide chaud lui dégoutte sur la joue jusqu’à la commissure des lèvres.

— Espèce de salaud de Shnapish ! vocifère-t-il.

Il repousse le lit tout contre le mur en longueur puis, se servant de sa main libre, fait basculer le matelas du sommier, le dresse contre le mur opposé. Il empoigne alors le sommier et, dépliant les genoux, le soulève du sol. Il reste debout un moment, tenant le monstre branlant parallèle à son corps. Il vacille sous le poids soudain, qui n’est pas terrible mais éprouve tout de même ses forces. Il recule d’un pas, baisse la tête et enfonce le sommier dans la fenêtre. La pelouse verte et le brouillard s’impriment dans sa vision éblouie. Des arbres, des corbeaux, des abeilles de verre voletantes, les eaux vert-de-gris du détroit, un hydravion d’un blanc éclatant décoré de rouge. À ce moment-là, le lit échappe des mains de Landsman et jaillit dans l’air matinal entre les crocs de verre béants.

Au lycée, Landsman avait de bonnes notes en physique. Mécanique newtonienne, corps mobiles et immobiles, actions et réactions, gravitation et masse. Il trouvait plus de sens à la physique qu’à tout ce qu’on avait voulu lui enseigner d’autre. Un concept comme celui de la vitesse acquise, par exemple, la tendance d’un corps en mouvement à le rester. Landsman n’aurait donc pas dû être surpris que le sommier ne se contente pas de briser la fenêtre. Une secousse d’une violence à lui désarticuler l’épaule, et le voilà repris par l’émotion indicible qu’il a ressentie en tentant de grimper à bord de la limousine en mouvement de Mrs Shpilman : la soudaine conscience, comme un satori à l’envers, qu’il a commis une erreur grave, sinon fatale.

Landsman a une bonne étoile : il atterrit sur une congère. Une plaque qui a la vie dure, sournoisement cachée dans l’ombre du côté nord des bâtiments. La seule neige visible dans tout le complexe, et Landsman est tombé en plein dedans. Ses mâchoires claquent sous le choc, chaque dent faisant entendre sa sonorité particulière pendant que l’impact de son postérieur sur le sol dirige son orchestre newtonien avec le reste de son squelette.

Il sort la tête de la neige, la redresse. Un air froid lui coule dans la nuque. Pour la première fois depuis qu’il s’est envolé, il se dit qu’il gèle. Il se relève, le maxillaire encore vibrant. La neige strie son dos, telles des zébrures causées par un fouet de fer. Il trébuche et titube vers la gauche sous le poids du sommier, qui l’entraîne à se rasseoir dans la neige, à s’écrouler dedans, à plonger sa tête endolorie dans le tas immaculé et glacé. À fermer les yeux, à se relaxer.

À cet instant précis, il entend un léger chuintement de chaussures venant du coin de la bâtisse, comme une paire de gommes qui effaceraient les traces de leur passage. Une démarche déficiente, les cahots et les traînements de pied d’un boiteux. Landsman empoigne son sommier et le lève, puis recule contre les bardeaux du bâtiment. Dès qu’il aperçoit un bottillon de randonnée, le revers de tweed de la jambe de pantalon de Fligler, il pousse violemment le lit. Au moment où il tourne le coin, Fligler reçoit l’arête d’acier du sommier en pleine figure. Une main rouge de sang étend ses doigts en travers de ses joues et de son front. Sa canne voltige dans les airs, heurte le trottoir avec une note de marimba. Timide sans son meilleur ami, le sommier entraîne Landsman avec lui dans sa chute sur Fligler. L’odeur du sang de celui-ci emplit les narines du policier, qui se relève tant bien que mal, arrachant le sholem des doigts flasques de Fligler de sa main libre.

Il brandit l’automatique, envisageant de descendre l’homme à terre avec une certaine noirceur d’âme. Puis il jette un regard vers le corps de bâtiment, à cent cinquante mètres de distance. Plusieurs silhouettes sombres bougent derrière les portes-fenêtres de ce côté-ci. La porte s’ouvre à la volée, et les binettes trouées d’une bouche de grands et jeunes Yids envahissent l’entrée. Landsman leur envie leur capacité d’étonnement juvénile, mais lève quand même son arme dans leur direction. Ils plongent et reculent, et leur fuite révèle un homme grand et mince aux cheveux blonds. Le nouvel arrivant, fraîchement débarqué de son avion d’un blanc éclatant. Ses cheveux, c’est vraiment quelque chose, l’éclair d’un reflet sur une tôle. Des pingouins sur son pull, un pantalon large de velours. L’espace d’un instant, l’homme au pull aux pingouins fronce les sourcils à la vue de Landsman, l’air déconcerté. Puis quelqu’un le tire vers l’intérieur tandis que Landsman tente de le mettre en joue.

La menotte s’enfonce dans le poignet de Landsman, assez fort pour lui écorcher la peau. Il vise ailleurs, braquant son pistolet sur son bras gauche. Il tire un seul coup ; sa menotte se détache de la chaîne, bracelet à son poignet. Landsman met le sommier en terre avec un air de léger regret, comme si c’était le corps d’un domestique de la famille radoteur mais fidèle qui aurait bien servi les Landsman. Après quoi il fonce vers les bois, droit entre les arbres. Il doit y avoir au moins vingt jeunes Juifs en pleine forme lancés à sa poursuite, criant, jurant, donnant des ordres. Les premiers instants, il s’attend à voir l’éclair arborescent d’une balle dans sa cervelle et à s’effondrer sous son lent roulement de tonnerre. Mais rien de tel ne se passe, ils doivent avoir reçu l’ordre de ne pas tirer.

La dernière chose qu’il souhaite c’est qu’il y ait des remous.

Landsman se retrouve en train de courir sur un chemin de terre, propre et bien entretenu, balisé de cataphotes rouges fixés à des tiges métalliques. Il se rappelle le lointain carré de verdure qu’il avait aperçu du ciel, plus haut que les arbres et semé de tas de neige. Il se dit que ce sentier doit y conduire. En tout cas, il doit bien conduire quelque part.

Le policier court à travers bois. Le chemin est recouvert d’un épais tapis d’aiguilles sèches qui assourdit le bruit sourd de ses pieds nus. Landsman voit quasiment la chaleur quitter son corps en ondes miroitantes qui lui font une traîne. Il a un arrière-goût au fond de la bouche, comme un souvenir de l’odeur du sang de Fligler. Les maillons de la chaîne brisée pendent du bracelet en tintant. Quelque part, un pic-vert se tape la tête contre le flanc d’un arbre. La propre tête de Landsman travaille à plein régime, cherchant à se représenter ces hommes et leurs activités. Le professeur infirme, dont il porte le TEC-9. Le médecin au front de béton. La chambrée déserte. Le foyer d’accueil qui n’en était pas un. Les gars baraqués en train de faire le pied de grue dans le domaine. Le blondinet au pull aux pingouins qui ne tolère pas de remous.

Pendant ce temps, un autre segment de son cerveau s’occupe à tenter d’établir la température de l’air – disons 2 à 3 °C – et, de là, à calculer ou à se remémorer une table qu’il avait peut-être vue jadis, indiquant en combien de temps l’hypothermie pouvait tuer un policier juif en caleçon. Mais les cellules motrices de ce grand organe ravagé, drogué et hébété lui ordonnent seulement de courir, encore et toujours.

Les bois s’arrêtent brusquement. Landsman déboule devant un hangar à machines : des panneaux gris d’acier moulé sans fenêtres, avec un toit de plastique ondulé. Une paire de réservoirs scrotaux se blottissent contre le flanc du bâtiment. Le vent est plus cinglant ici, Landsman sent comme un flot d’eau bouillante sur sa peau. Il court de l’autre côté du hangar, lequel se dresse au bout d’une étendue dénudée jonchée de paille. Dans le lointain, une bande d’herbe verte s’évanouit dans les rouleaux de brouillard. Un sentier de gravillons part du hangar, longe le champ nu. Cinquante mètres plus loin, le chemin bifurque : une branche se dirige vers l’est, vers cette bande de verdure ; l’autre va tout droit, avant de disparaître dans un bosquet d’arbres obscur. Landsman se retourne vers le hangar. Une grande porte à roulettes. Avec fracas, il la tire d’un côté. Appareil de réfrigération démonté, mystérieuses pièces détachées, mur recouvert d’une inscription arabe composée de longueurs de tuyau de caoutchouc noir. Et, juste à côté de la porte, un de ces véhicules électriques à trois roues appelés Zumzum (deuxième exportation du district, après les téléphones mobiles de marque Shoyfer). Celui-ci est équipé d’un plateau au fond tapissé d’une feuille de caoutchouc noir maculée de boue. Landsman se met au volant. Aussi glacées que soient déjà ses fesses, aussi glacé que soit le vent qui souffle du Yukon, le siège en vinyle de ce Zumzum l’est encore plus. Landsman enfonce le starter, appuie sur la pédale de l’accélérateur et, avec un bruit sourd et un ronronnement du différentiel, le voilà parti. Il grimpe bruyamment jusqu’à la bifurcation du chemin, hésite entre les bois et cette bande tranquille d’herbe verte qui s’évanouit dans le brouillard comme une promesse de paix. Puis il accélère à fond.

Juste avant de piquer dans le bosquet d’arbres, en regardant par-dessus son épaule, Landsman voit les Yids de Peril Strait le suivre dans une grosse Ford Caudillo noire, faire voler du gravier en tournant le coin du hangar à machines. Landsman ne sait pas d’où sort cette caisse, ni d’ailleurs comment elle est arrivée jusqu’ici, il n’a vu aucune voiture depuis le ciel. À cinq cents mètres derrière le Zumzum, elle n’a aucun mal à le rattraper.

Dans les bois, le gravier cède la place à une piste grossière en terre battue qui serpente entre de magnifiques épicéas de Sitka, immenses et mystérieux. Dans sa course ronronnante, Landsman distingue entre les arbres une haute clôture grillagée couronnée de tortillons de fil barbelé étincelants. Cette clôture d’acier est entrelacée de lamelles de plastique vert. Par endroits, une brèche apparaît dans la trame verte de la clôture. Grâce à ces brèches, Landsman entrevoit un autre hangar de tôle, une clairière, des poteaux, des traverses, un enchevêtrement de câbles. Un immense portique tendu d’un filet à grimper, de rouleaux distendus de fil de fer barbelé, de cordes à nœuds. Cela pouvait être des agrès, une forme de terrain thérapeutique pour patients en convalescence. C’est clair, et les occupants de la Caudillo lui apportaient peut-être simplement son pantalon !

La voiture noire se trouve désormais à moins de deux cents mètres de lui. Le passager de devant abaisse sa vitre et sort se percher sur le haut de la portière, se tenant d’une main à la galerie pour ne pas tomber. Son autre main, remarque Landsman, se prépare à décharger une arme de poing. C’est un jeune homme barbu aux cheveux blonds et ras en costume noir, avec une cravate aussi discrète que celle de Roboy. Il prend son temps pour tirer, calculant la distance toujours décroissante. Un éclair fleurit autour de sa main, l’arrière du Zumzum explose avec une détonation suivie d’une pluie d’éclats de fibre de verre. Landsman pousse un cri et lève le pied de l’accélérateur. Voilà ce qui s’appelle ne pas faire de remous !

Poursuivant son élan, il cahote encore sur deux à trois mètres avant de s’arrêter. Le jeune homme qui pend de la fenêtre de la Caudillo relève son bras armé pour évaluer l’effet de son tir. Le trou déchiqueté dans l’habitacle en fibre de verre du Zumzum déçoit sans doute le pauvre gosse. Mais il peut se réjouir du fait que sa cible mouvante soit devenue fixe. Son prochain coup va être beaucoup plus facile. Le gosse abaisse de nouveau le bras avec une lenteur, une patience presque ostentatoires, cruelles. Dans sa minutie et son attitude parcimonieuse envers les balles, Landsman reconnaît la marque d’un entraînement rigoureux et le désir d’éternité d’un athlète.

Telle l’ombre d’un drapeau, la capitulation flotte sur le cœur de Landsman. Il n’a aucun moyen d’échapper à la Caudillo, pas dans un Zumzum mitraillé qui dans un bon jour culmine à vingt-sept kilomètres à l’heure. Une couverture chaude, peut-être une tasse de thé brûlant, voilà qui lui paraît une récompense adaptée à l’échec. La Caudillo fonce à toute vitesse vers lui, puis s’immobilise en dérapant dans un nuage d’aiguilles de pin. Trois de ses portières s’ouvrent, trois hommes en descendent, de jeunes Yids mal dégrossis, costumes mal coupés et chaussures noir météorite, qui braquent leurs pistolets automatiques sur Landsman. Les armes semblent vibrer dans leurs mains comme si elles contenaient des bêtes sauvages ou des gyroscopes. Les tireurs ont du mal à se retenir. Des durs, cravates au vent, la barbe bien taillée autour du menton, avec de petites soucoupes au crochet pour calottes.

La portière arrière du côté le plus proche reste obstinément fermée, mais derrière Landsman distingue la silhouette d’un quatrième homme. Les petits durs s’avancent vers lui dans leurs costumes assortis, avec leurs coupes de cheveux proprettes.

Landsman se lève et se retourne, les mains en l’air.

— Vous êtes des clones, hein ? lance-t-il pendant que les trois petits durs l’entourent. À la fin du film, on s’aperçoit toujours que c’est des clones.

— La ferme, ordonne le plus rapproché des petits durs, recourant à l’anglo-américain.

Landsman est prêt à s’incliner quand il entend le bruit de quelque chose d’à la fois fibreux et pâteux qu’on déchirerait lentement en deux. Le temps qu’il vérifie dans les yeux des petits durs qu’ils l’entendent aussi, ce bruit devient plus aigu et se transforme en un bruissement régulier : une feuille de papier prise dans l’hélice d’un ventilateur. Le vacarme s’intensifie et gagne en feuilleté. Une toux hachée de vieil homme, le son métallique d’une lourde clé contre un sol de ciment glacé. La flatulence d’un ballon crevé qui file à travers le séjour, renversant une lampe sur son passage. Entre les arbres apparaît une lumière intermittente, aussi tremblante qu’un bourdon. Brusquement, Landsman sait ce que c’est.

— Dick, profère-t-il simplement, non sans surprise, tandis qu’un frisson le secoue jusqu’à la moelle.

La lumière est une vieille lampe à six volts, guère plus puissante qu’une grosse torche, faible et vacillante dans l’obscurité de la forêt d’épicéas. Le moteur qui pousse cette lumière vers le groupe de Yids est un V-Twin customisé. À chaque nouvelle ornière de la route, on entend les amortisseurs de devant.

— Qu’il aille se faire foutre, gronde un des petits durs. Et sa putain de boîte d’allumettes de moto aussi !

Landsman a eu vent de différentes histoires sur l’inspecteur principal Willie Dick et sa moto. Certains affirment que celle-ci a été fabriquée pour un millionnaire de Bombay de stature plus menue que la moyenne, d’autres qu’elle avait été offerte à l’origine au prince de Galles pour son treizième anniversaire, d’autres encore qu’elle avait appartenu dans le temps à un nain casse-cou d’un cirque du Texas ou d’Alabama ou de quelque autre bled exotique de ce genre. À première vue, c’est une Royal Enfield Crusader, un modèle de série 1961, gris métallisé au soleil et dont les fantastiques chromes ont été amoureusement restaurés. Il faut s’en approcher, ou la voir à côté d’une moto de taille normale, pour s’apercevoir qu’elle a été construite à une échelle réduite aux deux tiers. Willie Dick, bien qu’adulte et âgé de trente-sept ans, ne mesure que 1,44 mètre.

Dans un vrombissement Dick dépasse le Zumzum, s’arrête en grinçant, coupe le vénérable moteur anglais. Il descend de sa moto, s’avance vers Landsman avec un air fanfaron.

— Qu’est-ce que c’est que ce con ! siffle-t-il, retirant ses gants, des gantelets de cuir noir du genre de ceux portés par Max von Sydow interprétant Erwin Rommel.

Vu sa stature d’enfant, sa voix est incroyablement grave et bien timbrée. Sans se presser, il décrit un cercle approbateur autour de la fine fleur de la police juive.

— Inspecteur Meyer Landsman ! – Il se retourne vers les petits durs, passe en revue leur dureté. – … Messieurs.

— Inspecteur principal Dick, répond celui qui a dit à Landsman de la fermer, un garçon avec un air d’ex-taulard, affûté, furtif, une brosse à dents aiguisée pour couper comme un couteau. Qu’est-ce qui vous amène par nos parages ?

— Avec tout le respect que je vous dois, monsieur Gold – c’est Gold, hein ? ouais ! –, ce sont mes putain de parages.

Dick sort du cercle formé autour de Landsman, écarquille les yeux pour tenter de distinguer l’ombre qui observe de derrière la portière fermée de la Caudillo. Landsman ne peut avoir aucune certitude, mais quel que soit le mystérieux passager, il ne paraît pas assez corpulent pour être Roboy ou le blondinet au pull aux pingouins. Une petite silhouette voûtée, discrète et attentive.

— J’étais là avant vous et j’y serai encore après que vous serez partis, vous, les Yids !

L’inspecteur principal Wilfred Dick est un Tlingit pur jus, un descendant du chef Dick, responsable de la dernière victime enregistrée dans l’histoire des relations russo-tinglit puisqu’il avait abattu un sous-marinier russe naufragé et à demi mort de faim qu’il avait surpris en train de dévaliser ses casiers à crabes à Stag Bay, en 1948. Willie Dick est marié et a neuf enfants d’une première épouse que Landsman n’a jamais vue. Naturellement, elle passe pour être une géante. En 1993 ou 1994, Dick a terminé avec succès la course en traîneau à chiens Iditarod, arrivant neuvième sur quarante-sept finalistes. Il est titulaire d’un doctorat en criminologie de l’université Gonzaga de Spokane, État de Washington. Son premier acte de mâle adulte de la tribu a été de caboter, dans un vieux baleinier bostonien, de son village natal de Stag Bay au commissariat central de la police tribale d’Angoon, afin de convaincre le commissaire de ne pas tenir compte, dans son cas, des critères de taille minimale requis pour être officier de la police tribale. Les explications de son succès sont calomnieuses, salaces, difficiles à croire, quand ce n’est pas les trois à la fois. Willie Dick possède toutes les tares habituelles des hommes très petits et très intelligents : vanité, arrogance, esprit de compétition trop poussé, mémoire des blessures et des humiliations. Mais il est également honnête, tenace et intrépide, et il doit un service à Landsman : Dick a aussi la mémoire des services rendus.

— J’essaie d’imaginer ce que vous mijotez, espèces d’enragés d’Hébreux, et chacune de mes théories est plus nase que la dernière, déclare-t-il.

— Cet homme est un de nos patients, répond Gold. Il voulait sortir un peu trop tôt, c’est tout.

— Donc vous alliez lui tirer dessus, enchaîne Dick. C’est une putain de méchante thérapie, les gars ! Merde ! Rigoureusement freudienne, hein ?

Il se retourne vers Landsman et le toise des pieds à la tête. Le visage basané de Dick est beau dans son genre : les yeux intenses opérant sous le couvert d’un front empreint de sagesse, le menton creusé d’une fossette, le nez droit et régulier. La dernière fois que Landsman l’a vu, Dick n’arrêtait pas de sortir de sa poche de chemise une paire de lunettes pour lire et de les poser sur son nez. Maintenant il cède à la sénilité et a adopté une fine monture italienne en acier gratté noir, le genre arboré dans les interviews sérieuses par les guitaristes de rock anglais vieillissants. Il porte un jean noir bien raide, des bottes mexicaines assorties et une chemise écossaise rouge et noir au col ouvert. Sur ses épaules, comme d’habitude, il a jeté une courte cape, tenue en place par une lanière de cuir tressé, confectionnée avec la peau d’un ours qu’il a lui-même chassé et tué. Il a beau être un dandy, Willie Dick – il fume des cigarettes noires –, c’est un excellent enquêteur dans les affaires d’homicide.

— Jésus-Christ, Landsman ! Tu ressembles à un putain de fœtus de cochon mariné que j’ai vu un jour en bocal ! D’une main, il dénoue la lanière tressée et fait glisser sa cape d’un coup d’épaule, puis jette celle-ci à Landsman. L’espace d’un instant, elle est froide comme l’acier sur le corps de ce dernier puis, celui d’après, merveilleusement chaude. Si Dick garde son sourire narquois, à l’intention de Landsman – seul Landsman s’en aperçoit –, il éteint jusqu’à la dernière lueur d’humour de ses yeux.

— J’ai parlé à ton ex-femme, dit-il dans un quasi-chuchotement, la voix qu’il prend pour menacer les suspects et intimider les témoins. Après avoir eu ton message. Merde ! Tu as encore moins le droit d’être ici qu’un putain de rat-taupe africain aveugle. – Il élève la voix de manière presque théâtrale. – Inspecteur Landsman, que vous ai-je dit que j’allais faire à votre cul de Juif la prochaine fois que je vous prendrais à cavaler en territoire indien sans vêtements ?

— Je… je… ne me souviens pas, répond Landsman, pris d’un violent tremblement de gratitude et de froid mêlés. Vous a… avez dit tant de choses !

Dick se dirige vers la Caudillo et frappe à la portière close comme s’il voulait entrer. La portière s’ouvre ; Dick reste planté derrière et discute à voix basse avec celui qui est assis au chaud à l’intérieur. Au bout d’un moment, Dick revient et lance à Gold :

— Le responsable désire vous parler.

Gold contourne la portière restée ouverte pour parler au responsable. À son retour, on dirait qu’on lui a retiré les sinus par les oreilles et qu’il en veut à Landsman pour ça. Il adresse un signe de tête à Dick.

— Inspecteur Landsman, reprend Dick. Merde, je crains fort que vous ne soyez en état d’arrestation.

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