46.

— La raison pour laquelle tu n’as jamais progressé aux échecs, Meyerle, c’est que tu ne détestes pas assez perdre.

Échappé de l’hôpital avec une vilaine blessure superficielle et, sur lui, ces relents de soupe à l’oignon et de savon « senteurs d’hiver » typiques de l’hôpital de Sitka, Hertz Shemets est étendu sur la banquette du salon de son fils. Ses mollets maigres dépassent de son pyjama comme deux spaghettis non cuits. Ester-Malke a le ticket pour le gros fauteuil club de Berko, tandis que Bina et Landsman ont droit aux sièges de fortune, un tabouret pliant et l’accoudoir de cuir dudit fauteuil. Recroquevillée dans son peignoir, Ester-Malke a l’air endormi et hébété, la main gauche enfouie dans sa poche, tripotant quelque chose que Landsman suppose être le test de grossesse de la semaine précédente. Le chemisier de Bina sort de la ceinture de sa jupe, sa chevelure est en désordre ; l’effet produit tient du buisson, d’une variété de haie ornementale. Le visage de Landsman reflété dans la glace en trumeau accrochée au mur est un empâtement d’ombres et de peaux mortes. Seul Berko Shemets pourrait paraître élégant à cette petite heure du matin, installé sur la table basse devant la banquette, avec son pyjama gris rhinocéros, aux plis et aux revers soigneusement repassés, et ses initiales brodées sur la poche avec de la laine gris souris. Cheveux lissés, joues éternellement vierges de poils ou de rasoir.

— Je préfère perdre, en réalité, dit Landsman. Honnêtement, quand je commence à gagner, je me méfie.

— Je déteste ça, et surtout je détestais perdre face à ton père.

La voix d’oncle Hertz est un croassement amer, la voix de sa grand-tante qui appelle par-delà la tombe ou la Vistule. Fatigué, piteux, il a soif et il souffre, ayant refusé tout médicament plus fort que l’aspirine. L’intérieur de son crâne résonne comme un capot de voiture refermé violemment.

— … Mais perdre face à Alter Litvak, c’était presque aussi désagréable.

Les paupières de l’oncle Hertz papillonnent, puis s’abaissent. Bina tape dans ses mains – une, deux – et les yeux du blessé se rouvrent brusquement.

— Parlez, Hertz, ordonne Bina. Avant de vous endormir ou de tomber dans le coma ou je ne sais quoi. Vous connaissiez Shpilman.

— Oui, je le connaissais, dit Hertz, dont les paupières meurtries ont l’éclat veiné du quartz violet ou d’une aile de papillon.

— Comment l’avez-vous rencontré ? À l’Einstein Club ?

Il fait mine d’acquiescer puis, changeant d’idée, penche la tête de côté.

— Je l’ai connu quand il était gosse. Mais je ne l’ai pas remis quand je l’ai revu, il avait tellement changé. C’était un petit garçon replet. Adulte, il n’était pas gros mais maigre. Un junkie. Il a commencé à traîner à l’Einstein, il jouait aux échecs pour se procurer l’argent de la drogue. Je le voyais là-bas, Frank. Ce n’était pas le patser habituel. De temps en temps, je ne sais pas, je perdais cinq, dix dollars contre lui.

— Tu détestais ça ? demande Ester-Malke et, bien qu’elle ne sache absolument rien sur Shpilman, elle semble avoir anticipé ou deviné sa réponse.

— Non, répond son beau-père. Curieusement, ça m’était égal.

— Tu l’aimais bien.

— Je n’aime personne, Ester-Malke.

L’air peiné, Hertz s’humecte les lèvres, tire la langue. Berko se lève et prend une timbale en plastique posée sur la table basse. Il la porte aux lèvres de son père dans un tintement de glaçons, l’aide à vider la moitié de son contenu sans en renverser. Hertz ne le remercie pas. Il reste un long moment sans bouger. On entend l’eau couler dans son appareil digestif.

— Mardi dernier, reprend Bina avec un claquement de doigts. Voyons, vous êtes allé le voir dans sa chambre, au Zamenhof.

— Je suis monté dans sa chambre. Il m’avait invité, il m’avait demandé de lui apporter le pistolet de Melekh Gaystick. Il voulait le voir. J’ignore comment il savait que je l’avais, je ne le lui ai jamais dit. Et il m’a raconté son histoire. Comment Litvak le poussait à jouer de nouveau au tsaddik pour embringuer les chapeaux noirs. Comment il s’était caché de Litvak, mais il était fatigué de se cacher, toute sa vie il s’était caché. Alors il a laissé Litvak le retrouver, mais pour le regretter aussitôt. Il ne savait pas quoi faire. Il ne voulait pas continuer à se camer, il ne voulait pas arrêter. Il ne voulait pas être ce qu’il était, il ne savait pas comment être ce qu’il était. Alors il m’a demandé si je voulais bien l’aider.

— L’aider comment ? le presse Bina.

Hertz fait la moue, hausse les épaules, et son regard glisse vers un coin sombre de la pièce. Il a près de quatre-vingts ans et jusqu’ici il n’a jamais rien avoué.

— Il m’a montré son satané problème, le mat en deux coups, répond-il. Il a dit qu’il le tenait d’un Russe, il a dit que si je trouvais la solution je comprendrais comment il se sentait.

— Zugzwang, dit Bina.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’enquiert Ester-Malke.

— C’est quand on n’a plus aucun bon coup possible, explique Bina. Mais il faut quand même bouger.

— Ah ! soupire Ester-Malke, roulant des yeux. Les échecs…

— Ça m’a rendu fou des jours et des jours, poursuit Hertz. Je ne peux toujours pas obtenir un mat en moins de trois coups.

— Fou en c2, lance Landsman. Point d’exclamation.

Hertz met ce qui paraît une éternité à Landsman pour réfléchir à la position, les yeux clos, mais le vieil homme finit par hocher la tête.

— Zugzwang, répète-t-il.

— Pourquoi, mon vieux ? Pourquoi pensait-il que tu ferais ça pour lui ? demande Berko. Vous vous connaissiez à peine.

— Il me connaissait, il me connaissait très bien, je ne sais vraiment pas comment. Il savait combien je détestais perdre, et que je ne pouvais pas laisser Litvak causer cette folie. Je ne pouvais pas. Tout ce à quoi j’ai travaillé toute ma vie. – Il doit avoir un goût amer dans la bouche, il fait une grimace. – Et maintenant regardez ce qui s’est passé. Ils l’ont fait…

— Tu es entré par le souterrain ? demande Landsman. Dans l’hôtel ?

— Quel souterrain ? Je suis entré par la grande porte. Je ne sais pas si tu as remarqué, Meyerle, mais ce n’est pas exactement un espace de haute sécurité, là où tu loges.

Un écheveau de deux ou trois minutes se dévide lentement. Exilés sur leur balcon fermé, Goldy et Pinky marmonnent, jurent et martèlent leurs lits comme les gnomes martèlent leurs forges profondément sous terre.

— Je l’ai aidé à se faire un fix, lâche finalement Hertz. J’ai attendu qu’il soit parti. Bien, bien parti. Puis j’ai sorti le feu de Gaystick. Je l’ai enveloppé dans l’oreiller. Le .38 de service de Gaystick. J’ai retourné le gosse sur le ventre. Dans la nuque. Ça a été rapide, il n’a pas souffert.

Il s’humecte encore les lèvres, et Berko est là avec une nouvelle gorgée d’eau fraîche.

— Dommage que tu n’aies pas pu faire un aussi bon boulot sur toi, dit Berko.

— J’ai cru faire ce qu’il fallait, que ça arrêterait Litvak. – Le vieil homme a des intonations plaintives, puériles. – Mais ensuite les salopards sont passés à l’action et ont décidé de continuer sans lui.

Ester-Malke débouche un bocal de verre rempli d’un mélange de noix qui traîne sur la table basse et s’en fourre une poignée dans la bouche.

— Ne croyez pas que je ne sois pas totalement interloquée et horrifiée par toutes ces histoires, les amis, dit-elle en se mettant péniblement debout. Mais je suis une future maman fatiguée dans son premier trimestre de grossesse, et je vais me coucher.

— Je veux bien le veiller, mon cœur, dit Berko, avant d’ajouter : Au cas où il jouerait la comédie et essaierait de voler la télévision une fois qu’on sera endormis…

— Ne t’inquiète pas, dit Bina. Il est déjà en état d’arrestation.

Planté devant la banquette, Landsman regarde la poitrine du vieil homme se soulever et s’abaisser. Le visage de Hertz a les creux et les facettes d’une pointe de flèche taillée.

— C’est un méchant homme, dit Landsman, et il l’a toujours été.

— Oui, mais il a compensé ça en étant un père abominable. – Avec une tendresse mêlée de mépris, Berko fixe un long moment le vieil homme auquel son bandage donne l’air d’un pandit égaré. – Que vas-tu faire ?

— Rien. Que veux-tu dire par qu’est-ce que je vais faire ? répond Landsman.

— Je ne sais pas, tu as ce tic nerveux, on dirait que tu as quelque chose en tête…

— Quoi ?

— C’est ce que je te demande.

— Je ne vais rien faire du tout. Que puis-je faire ?

Ester-Malke raccompagne Bina et Landsman jusqu’à la porte d’entrée. Landsman met sa galette sur sa tête.

— Bon, dit Ester-Malke.

— Bon, répètent Bina et Landsman.

— Je remarque que vous deux partez ensemble.

— Tu veux que nous partions séparément ? réplique Landsman. Je peux prendre l’escalier et Bina descendra par l’ascenseur.

— Landsman, permets-moi de te dire quelque chose. Tous ces gens qu’on voit à la télévision manifester avec violence en Syrie, en Égypte ou à Bagdad… même à Londres. Brûler des voitures, mettre le feu à des ambassades. Tu as vu ce qui s’est passé à Yakobi ? Ils dansaient de joie, ces putain de tarés, ils étaient si contents de toute cette démence, tout le plancher s’est effondré sur l’appartement du dessous. Deux fillettes dormaient dans leurs lits, elles sont mortes écrasées. C’est le genre de merde auquel nous devons nous attendre maintenant. Des voitures brûlées et des danses homicides. Je ne sais pas où va naître mon bébé. Mon beau-père meurtrier et suicidaire dort dans mon salon. Pendant ce temps, je capte cette vibration très étrange de vous deux. Alors laissez-moi vous dire que si toi et Bina envisagez de vous remettre ensemble, excusez-moi, mais c’est tout ce dont j’ai besoin.

Landsman réfléchit aux paroles d’Ester-Malke. Un miracle semble toujours possible. Que les Juifs se reprennent et voguent vers la Terre promise pour se régaler de raisins géants et agiter leurs barbes au vent du désert. Que le Temple soit reconstruit, promptement et de notre temps. Que la guerre s’arrête, que la tranquillité, l’abondance et la vertu soient universelles et que l’humanité se repaisse du spectacle permanent de la coexistence pacifique du lion et de l’agneau. Tout homme sera un rabbi, toute femme un livre saint, et tout costume vendu avec deux paires de pantalons. La semence de Meyer, encore aujourd’hui, erre peut-être dans l’obscurité sur la voie de la rédemption, heurtant la membrane qui sépare l’héritage des Yids dont il est fait de celui des Yids dont les erreurs, les chagrins, les espoirs et les calamités sont entrés dans la fabrication de Bina Gelbfish.

— Peut-être vaut-il mieux que je prenne l’escalier, énonce Landsman.

— Tu vas en avant et tu le fais, Meyer, dit Bina.

Mais quand il arrive enfin en bas, il la retrouve au rez-de-chaussée, en train de l’attendre.

— Pourquoi as-tu mis tant de temps ? demande-t-elle.

— J’ai dû m’arrêter une ou deux fois en chemin.

— Il faut que tu cesses de fumer. Une fois de plus.

— Oui, je vais cesser…

Il sort son paquet de Broadway – quinze cigarettes encore à griller – et le jette en arc dans la poubelle de l’entrée comme on jette une pièce dans une fontaine pour faire un vœu. Il se sent un peu pris de vertige, un peu théâtral. Il est mûr pour un beau geste, une erreur lyrique. Maniaque est sans doute le mot juste.

— … Mais ce n’est pas ce qui m’a aidé à tenir.

— Tu es sérieusement mal en point, ose me dire que tu n’es pas mal en point, à faire le dur et le macho alors que tu devrais être à l’hôpital ! – Elle lève les deux mains pour tâter des doigts la trachée de Landsman, prête comme toujours à l’étrangler pour lui montrer son inquiétude. – Tu es si mal en point que ça, espèce d’idiot ?

— Seulement en esprit, ma douce, répond Landsman, même s’il estime possible que la balle de Rafi Zilberblat n’ait pas atteint que son crâne. J’ai juste marqué une ou deux pauses pour penser, ou ne pas penser, je n’en sais rien. Chaque fois que j’essaie de… tu sais… respirer à peine dix secondes, avec l’air plein de cette horreur à laquelle nous donnons notre bénédiction, je ne sais pas, j’ai l’impression d’étouffer légèrement.

Landsman s’écroule sur une banquette dont les coussins couleur ecchymose dégagent un fort remugle alaskéen de tabac froid, mêlé d’une complexe odeur de sel, mi-mer démontée, mi-sueur imprégnant la doublure d’un feutre mou en laine. Le hall d’entrée du Dnyeper est tout en velours violacé et croûte dorée, cartes postales des grandes stations balnéaires de la mer Noire à l’époque tsariste, agrandies et coloriées à la main. Des dames avec leurs chiens de manchon sur des planches inondées de soleil. De grands hôtels qui n’ont jamais accueilli un seul Juif.

— Le marché que nous avons conclu forme une boule dans mon estomac, poursuit Landsman. Ça ne passe pas.

Les mains sur les hanches, Bina roule des yeux, lance un coup d’œil vers la porte. Puis elle le rejoint, laisse glisser son sac à terre et s’affale à côté de son ex-mari. Combien de fois, s’émerveille-t-il, peut-elle en avoir assez de lui, et pourtant ne pas en avoir tout à fait assez ?

— Je ne peux pas croire que tu aies accepté, dit-elle.

— Je sais.

— C’est moi qui suis censée être la lèche-botte de service.

— Parlons-en.

— La lèche-cul.

— Ça me tue.

— Meyer, si je ne peux même pas compter sur toi pour que tu dises aux gros bonnets d’aller se faire voir, pourquoi te garder dans les parages ?

Alors il tente de lui expliquer les considérations qui l’ont conduit à passer sa version personnelle du marché. Il cite quelques-unes des petites choses de Sitka – les conserveries, les violonistes, la marquise du Baranof Theater… – qu’il était content de préserver quand il s’est entendu avec Cashdollar.

— Toi et ton satané Cœur des ténèbres ! s’exclame Bina. Je ne reverrai plus jamais ce film. – Elle réduit sa bouche à un trait dur. – Tu as oublié un truc, ducon, sur ta jolie petite liste. Il te manquait un article, dirais-je.

— Bina.

— Il n’y a pas de place pour moi sur ta liste ? Merde ! Parce que j’espère que tu sais que tu es en tête de la mienne ?

— Comment est-ce possible ? balbutie Landsman. Je ne vois vraiment pas comment ça se pourrait.

— Pourquoi non ?

— Parce que, tu sais, je t’ai trahie, je t’ai laissée tomber. J’ai l’impression de t’avoir lâchement laissée tomber.

— De quelle manière ?

— À cause de ce que je t’ai obligée à faire à Django. Je ne sais pas comment tu peux même supporter de me voir.

— Obligée à faire ? Parce que tu crois m’avoir obligée à tuer notre bébé ?

— Non, Bina, je…

— Laisse-moi te dire une chose, Meyer. – Elle saisit sa main, enfonce ses ongles dans sa peau. – Le jour où tu auras autant de pouvoir sur mes actes, ce sera parce qu’on te demandera si j’ai droit au cercueil en sapin ou à un simple linceul blanc. – Elle lâche sa main, puis la reprend et caresse les petites demi-lunes enflammées qu’elle a imprimées dans sa chair. – Oh, mon Dieu ! Ta main, je suis désolée. Meyer, je suis désolée.

Bien sûr, Landsman est lui aussi désolé. Il s’est déjà excusé plusieurs fois auprès d’elle, seul et en public, oralement et par écrit, selon les règles avec un langage modéré et dans des accès impulsifs : Désolé je suis désolé je suis vraiment vraiment désolé. Oui, il s’est excusé de sa folie, de son comportement erratique, de ses crises de mélancolie et de ses cuites, du cercle de ses années d’exaltation et de désespoir. Il s’est excusé de l’avoir quittée, et de l’avoir suppliée de le reprendre, et aussi d’avoir cassé la porte de leur ancien appartement quand elle avait refusé. Il s’est abaissé, il a déchiré ses vêtements et a rampé aux pieds de Bina. La plupart du temps, en femme tendre et attentionnée, elle a prononcé les mots que Landsman souhaitait entendre. Il l’a priée pour qu’il pleuve et elle lui a administré des douches froides. Mais ce qu’il lui faut vraiment, c’est une inondation pour laver sa vilenie de la face de la terre. Ça ou la bénédiction d’un Yid qui ne bénira plus personne.

— Ce n’est rien, dit Landsman.

Bina se lève, va droit à la poubelle de l’entrée et repêche le paquet de Broadway de Landsman. De la poche de son manteau, elle sort un Zippo tout cabossé, portant l’insigne du 75e régiment de Rangers, et allume une papiros pour chacun des deux.

— On a fait ce qui nous semblait bien à l’époque, Meyer. On disposait de quelques faits, on connaissait nos limites et on appelait ça un choix. Mais nous n’avions pas le choix. Tout ce que nous avions, c’était, je ne sais pas, trois malheureux indices et une carte de nos limites. Et les choses qu’on connaissait, on ne pouvait pas y toucher. – Elle sort le shoyfer de son sac et le tend à Landsman. – Et en ce moment même, si tu me demandes mon avis, et j’ai dans l’idée que tu allais le faire, tu n’as pas non plus vraiment le choix.

Comme il se contente de rester assis en tenant le téléphone, elle ouvre celui-ci d’une pichenette et compose un numéro, puis le lui remet dans la main. Il le porte à son oreille.

— Dennis Brennan, répond le principal et unique occupant du bureau de Sitka de ce grand quotidien américain.

— Brennan, c’est Meyer Landsman à l’appareil.

Landsman hésite encore. De son pouce, il couvre le micro du portable.

— Dis-lui d’amener sa grosse tête jusqu’ici et de nous regarder arrêter ton oncle pour homicide volontaire, souffle Bina. Dis-lui qu’il a vingt minutes.

Landsman essaie de mettre en balance le destin de Berko, de son oncle Hertz, de Bina, des Juifs, des Arabes, de toute cette malheureuse planète sans feu ni lieu contre la promesse qu’il a faite à Mrs Shpilman et à lui-même, même s’il a perdu toute foi dans le destin et les promesses.

— Rien ne m’obligeait à attendre que tu aies traîné ta peau jusqu’en bas de cet escalier dégueulasse, ajoute Bina. J’aurais pu franchir cette satanée porte.

— Ouais, alors pourquoi ne l’as-tu pas fait ?

— Parce que je te connais, Meyer. J’ai vu ce qui t’est passé par la tête pendant que tu étais là-haut à écouter Hertz. J’ai vu que tu avais envie de dire quelque chose. – Elle pousse le portable vers les lèvres de Meyer et effleure celles-ci des siennes. – Alors vas-y et dis-le. Je suis fatiguée d’attendre.

Depuis des jours Landsman pense qu’il a raté sa chance avec Mendel Shpilman, que dans leur exil mutuel à l’hôtel Zamenhof, sans même le savoir, il a foiré son unique chance de rédemption. Mais il n’y a pas de messie de Sitka. Landsman n’a pas d’autre foyer, pas d’autre futur, pas d’autre destin que Bina. La terre qui leur a été promise, à elle et à lui, a seulement pour frontières les franges de leur dais de mariage, les coins écornés de leurs cartes d’adhérents à une confrérie internationale dont les membres transportent leur patrimoine dans une besace, et leur monde au bout de la langue.

— Brennan, dit Landsman. J’ai une histoire pour vous.

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