Balthazar appela le garçon et paya les verres. Au-dehors, la pluie dégringolait toujours, avec un bruit de soie.
Maintenant la pluie était de plus en plus hostile. Tout ce qui se passait au-dehors était menaçant. Toutes les ombres ressemblaient à des flics, à cause de leur capuchon.
Il hésita un instant, en ouvrant la porte, puis plongea dans le bruit. Des pick-up, en effet, braillaient dans tous les coins. Chaque bistrot essayait d’attirer la clientèle, en laissant croire qu’on s’amusait chez lui.
Mais ça n’intéressait personne. Les gens qui sortaient du cinéma n’avaient qu’une hâte : rentrer au plus vite chez eux. Ce temps catastrophé ne les incitait pas à errer au clair de lune. Certains, tout de même, les enragés, poussaient la porte d’un bar et essayaient, grâce à l’alcool, de retrouver une chaleur fictive. Quelques-uns sautaient carrément dans un taxi, tandis que les autres, serrant leur femme par la taille, se dirigeaient lentement vers le dodo.
Balthazar remonta à pas lents le boulevard Barbès, interpellé de temps en temps, par les filles. Mais lorsqu’il posait sur elles son regard vert, elles n’insistaient pas. Ce regard les glaçait. C’était une sorte de fluide qui portait tout le désespoir du monde, une sorte de colère et des menaces confuses.
Balthazar marchait toujours, comme un automate. Instinctivement, il se rapprochait de chez lui. Il y avait tellement d’années qu’il habitait Levallois que c’était devenu presque automatique.
De loin en loin, il entrait dans un bar, se faisait servir un cognac et l’avalait, cul sec. Puis il repartait, replongeait dans la pluie, sous la lumière froide des becs de gaz.
D’autres ombres le croisaient. Il les regardait venir à sa rencontre, plus noires que la nuit, passer sous les réverbères et continuer leur route, en marche vers leur destin, c’est-à-dire le logis pauvre, mal meublé, la femme maigre aux seins fatigués et les comptes, les éternels comptes du pauvre diable qui essaie, en raisonnant par l’absurde, d’équilibrer son budget.
Et la musique le suivait toujours. À la porte de chaque bar, elle éclatait, emplissait l’atmosphère. Elle venait la plupart du temps d’une sorte de frigidaire dans lequel, moyennant cent sous, on pouvait choisir son disque préféré. Un automate musical. Un violon sans âme.
Lorsqu’il avait dépassé la porte, la musique précédente s’effaçait lentement pour faire place à un autre orchestre.
Ça variait avec la clientèle. Dans les bistrots de putains, c’était tout ce qu’il y a de plus sentimental. Par contre, chez les midinettes et les ouvriers, ce qui régnait, c’était la chanson réaliste, la chanson, précisément, que Balthazar n’aimait pas. Le réalisme, il en avait par-dessus les oreilles, il lui sortait par les yeux.
Depuis qu’il vivait dans cette atmosphère de drogue, de filles et de coups de pétard, il avait compris. C’était peut-être parce qu’il avait l’habitude, mais il n’arrivait pas à trouver de la poésie dans cette salade. Ça sentait plutôt l’argent pourri, la savonnette, l’eau de Cologne à bon marché et le sang. Surtout le sang.
Et le sang, manque de pot, lorsqu’on en a tâté, ça vous suit partout. On le retrouve sur la boutique du teinturier et même dans le soleil couchant, au moment du crépuscule, à l’heure où rôde l’inquiétude. Et le plus vache, c’est que ça vous colle aux doigts, comme de la gomme. On a tendance à regarder constamment sa main.
Balthazar faillit entrer chez le bougnat d’où il s’était fait vider, deux heures auparavant. Il posa la main sur la poignée et tourna précipitamment les talons. C’était encore un ennemi, celui-là. Tout ce qu’il rencontrait ce soir, décidément c’était la haine.
Il traversa la rue presque en courant et poussa la porte du premier bar qui s’offrit à lui. C’était un de ces endroits mornes où ne fréquentent que de vieux habitués, à la recherche sans doute de souvenirs enfuis.
Là, il n’y avait pas de machine à musique, mais, par contre, sur une étagère au-dessus du bar, un poste de radio diffusait une vague musique douce.
Balthazar, d’abord, n’y prêta aucune attention. Il commanda un armagnac, histoire de changer. Peu à peu il sentait en lui grandir l’ivresse. C’était une sorte d’euphorie. Un optimisme nouveau coulait dans ses veines, gonflait ses tempes. Sa main ne tenait plus son revolver, qui lui semblait inutile. On ne tue pas un homme comme ça, bon Dieu ! Il oubliait la facilité avec laquelle il avait, lui, descendu les autres.
La serveuse était belle et il suivait des yeux sa croupe, qui ondulait sous sa jupe plissée. Une belle croupe, ma foi, des fesses rondes, que l’on devinait fermes.
Il se demanda s’il n’allait pas rester là jusqu’à la fermeture, prendre rencart avec la fille et la reconduire chez elle. C’étaient, comme qui dirait, les premiers pas. Après, ma foi, on se débrouille. Et si on est un peu adroit…
Une sorte de fanfare éclata soudain. C’était l’indicatif du dernier journal parlé de la journée.
Balthazar n’écoutait pas. Il suivait toujours les fesses de la fille. Ça devenait une obsession. Il avait envie de sauter le zinc et de prendre à pleines mains ces fruits offerts. Il sentait son désir se gonfler au milieu de son corps.
— « … Deux crimes ont suivi l’exécution du gangster qui se faisait appeler Bob, rue Victor-Hugo, à Levallois. Des patrouilles d’agents cyclistes ont trouvé deux autres individus baignant dans leur sang. L’un, place du Château-Rouge, l’autre à l’angle de la rue Victor-Massé et de la rue des Martyrs. Chaque fois, les témoins ont vu s’enfuir un homme jeune vêtu d’un imperméable cachou. D’après les renseignements qui nous sont parvenus la dernière victime se nommerait Délai. Tous ces crimes ont été commis, semble-t-il, par un même tueur. Selon la police, son arrestation est une question d’heures. Il serait, en effet, connu, des services de l’Identité judiciaire. »
— « À l’ONU le délégué de l’Inde, monsieur… »
— Arrêtez ça, dit Balthazar, âprement.
— Oui, monsieur, dit la fille, avec un sourire.
Peut-être qu’elle non plus n’aimait pas la radio. Et lorsqu’elle éteignit l’appareil, sa croupe apparut sous la robe, encore plus provocante.
— Vous vous appelez comment ? fit Balthazar, en s’efforçant de sourire aussi.
La fille se rapprocha et s’accouda au zinc, devant le jeune homme.
— Pourquoi me demandez-vous ça ?
— Parce que j’ai envie de le savoir.
— Suzanne, dit-elle, gravement. C’était le nom de ma grand-mère. Et vous ?
— Balthazar, ricana-t-il. Vous vous rendez compte ? Balthazar ! Mes parents devaient être drôlement bourrés, le jour où ils m’ont baptisé.
— C’est un joli nom.
— C’est un joli nom, lorsqu’on ne le porte pas.
— Ça dépend des goûts. Moi, il ne me déplaît pas.
— C’est vrai ?
C’était presque un cri d’espoir. Mais il se rendit compte brusquement du ridicule de l’histoire.
— On peut se voir, ce soir ?
Elle hésita…
— Je finis très tard, vous savez !
— À quelle heure ?
— On ferme à deux heures. Mais avant que j’aie fini, ça fait au moins trois heures.
— Je vous attendrai, promit Balthazar.
Et il se dirigea vers les toilettes.
En sortant, il se trouva nez à nez avec elle. Elle venait de la cuisine et elle apportait un sandwich à un client. Il la saisit par la taille et la serra contre lui. Ses lèvres frôlèrent les siennes.
— Toi ! gémit-elle, toi ! Pourquoi ne t’ai-je pas rencontré plus tôt ?
Balthazar paya et sortit après lui avoir fixé un rendez-vous dans un bar voisin ouvert toute la nuit.
— Le coup de foudre, pensait-il, satisfait, en évoquant Suzanne…
On a toujours des illusions.
Heureusement.