Elle portait un imperméable clair et un béret noir. Ses cheveux pâles descendaient sur ses épaules et frangeaient son front. On aurait dit qu’elle arrivait de l’autre bout de la vie.
Elle portait en elle le mystère de ces êtres qu’on rencontre à ces heures-là dans les bars bruyants et pauvres, ces bars ouverts aux malchanceux, dans lesquels les misérables essayent de retrouver des êtres qui leur ressemblent et qui ne leur reprocheront pas leur détresse.
Elle jeta autour d’elle un regard affolé. Elle n’avait pas l’habitude de ces coins-là, ça se voyait. Et elle était d’autant plus gênée que tous les yeux arabes, aussitôt, se posèrent sur elle, essayèrent d’évaluer ses formes, ses seins et ses fesses. Même les quatre nègres, assis autour d’une table, se turent. L’un d’entre eux dit quelques mots et les autres se retournèrent.
La fille ne savait plus où se fourrer. Elle s’approcha timidement du bar et demanda un lait chaud.
— Dé quoué ? demanda Boule-de-Suif.
Visiblement ça l’épatait.
— Un lait chaud, répéta l’inconnue.
Balthazar essayait de se raccrocher à une image qu’il venait précisément de créer : un palmier penché sur des sables d’or, des gens à demi nus, une chaleur tropicale et la mer, la mer immuable qui s’étalait voluptueusement sur la plage.
Mais il ne pouvait détacher son regard de la fille. Elle apportait avec elle l’odeur du froid, le parfum de la rue et du métro. Ses cheveux humides luisaient sous son pauvre béret noir et ses doigts gourds de froid mouillaient sa cigarette.
Ce n’était pas un turf. Les turfs, ça se reconnaît tout de suite. Ça a des allures provocantes et un regard culotté. Celle-là, elle était maigre et effacée comme une affiche de l’année dernière. Elle buvait son lait goulûment et, peu à peu, on s’en rendait compte, la chaleur revenait dans elle. Et peut-être la vie.
Depuis combien de temps marchait-elle sous la pluie ? Depuis combien d’heures et de jours ? Elle rappelait ces chiens chassés qui s’en vont au trot et qui maintiennent leur allure jusqu’à ce qu’ils crèvent. Comme s’ils cavalaient vers un but bien déterminé, comme si, au bout de l’horizon promis, s’ouvrait pour eux une sorte d’auberge divine dans laquelle ils n’auraient plus jamais faim ni froid.
Elle fouilla sa poche, en sortit un peu de monnaie et paya tout de suite, comme si elle avait peur de ne plus pouvoir après.
Au fond de la salle, les conciliabules continuaient.
Tous les regards convergeaient vers la fille. Elle était la seule femme du bistrot et tous les désirs des mâles se tendaient vers elle, d’autant plus que tout le monde se rendait compte que cette poupée était sans défense.
Or, ici, à les entendre, il n’y avait que des caïds, ça se voyait à leurs triples semelles et à leurs airs suffisants. Une fillette comme celle-ci, ça se met dans la poche en moins de deux. Et il n’y avait pas de raison pour qu’on ne tente pas le coup. Qu’est-ce qu’elle venait chercher, à cette heure-ci, dans cet endroit ? Il y avait des frangines qui étaient descendues gratter sur le trottoir pour des imprudences moindres. C’était à celui qui l’aurait le premier.
Les Arabes, il faut bien le reconnaître, ce sont des gars qui, entre eux, sont drôlement solidaires. La plupart des types qui étaient là étaient déjà fournis au point de vue instruments de travail. Mais il y avait des jeunes qui manquaient de matériel, des apprentis, des débutants. Il fallait leur laisser leur chance.
C’est sans doute ce qu’ils avaient conclu entre eux, car c’est un jeune crouïa, en effet, qui se leva. Il vint se cloquer carrément entre Balthazar et la fille et se pencha sur le zinc.
— Li lait di la demoiselle, ci por moi, Mustapha. Ti comprends ?
L’autre comprenait fort bien et manifesta son approbation d’un signe de tête.
— Mais monsieur… dit la fille.
— Laisse faire, poupée, lisse faire. J’ti l’offr’. Ti veux pas boire aut’chos’ ?
La fille se pencha vers le patron. Elle avait l’air angoissé.
— Monsieur, dit-elle, en poussant vers lui la monnaie qu’elle avait sortie de sa poche. Payez-vous, je vous prie.
— Ci payé, dit le bic.
Balthazar regarda la fille et le patron. Cette face de Silène trop gras le dégoûta.
— Y a rien de payé, dit-il, c’est moi qui banque.
Du coup, le patron se demanda de quel côté il fallait se ranger. Mais il ne se le demanda pas longtemps. Balthazar était mal fringué, c’était la première fois qu’on le voyait ici, et Mustapha devait ménager sa clientèle. Il haussa les épaules et fit le sourd.
Balthazar sentit peser sur lui le regard de deux prunelles affolées. L’inconnue ne savait plus où se fourrer.
— N’ayez pas peur, dit-il en souriant. Je m’en charge.
Elle sourit aussi timidement. Et ce sourire le regonfla. Il avait enfin trouvé la justification qu’il cherchait, depuis le début de la nuit. Maintenant il était prêt à se faire écharper plutôt que de lâcher prise. Il se sentait en pleine euphorie.
Quelqu’un lui envoya un coup de coude dans les côtes et il se retourna pour se trouver nez à nez avec le jeune Arabe.
— Toi, dit le crouïa, mêle-toi di ci qui te regard’. Laiss’tomber. Fous le camp.
— Tu rigoles, bébé ?
— Ji rigol’pas di tôt !
Balthazar serra les mâchoires.
— Moi non plus, ji rigol’pas di tôt, répondit-il, en imitant l’accent de l’autre. Et je ne veux pas qu’on me cherche des crosses. Maintenant je te conseille de dire à ton Mustapha que s’il n’accepte pas la galette que la gosse lui offre pour son lait, moi je ne paye pas non plus mon verre. On te laissera la tournée sur les reins.
Le jeune type pâlit de rage.
— Et qu’est-ce qué ti es, toi, nadin bebek ?
— Un passant, répliqua Balthazar. Mais pas un mac, c’est pas mon genre, t’as pigé ? Moi, les macs, je les considère comme des tantouzes. Combien tu prends pour te faire…
Il s’interrompit net. Les autres bicots s’étaient levés et s’approchaient sournoisement de lui. C’était le moment de faire gaffe. Jamais la situation n’avait été aussi critique. Ces types-là pardonnaient difficilement ce qu’ils considéraient comme une entrave à la liberté du travail. Dans ces cas-là, un coup de surin, ça se ramasse plus facilement qu’un mégot, et après, personne ne sait rien, personne n’a rien vu, et d’ailleurs, tout le monde est arrivé après. Du reste, la police ne ferait guère de salades si Balthazar se faisait abîmer. Avec ce qu’on lui reprochait !
Il valait mieux ne pas faire de gestes brusques, qui auraient tout déclenché. Ce n’était pas l’envie qui lui manquait de casser un verre et de labourer la sale gueule du patron, en guise de hors-d’œuvre, mais ce n’était pas recommandé.
— Mettez-vous dans le coin, murmura Balthazar, à la fille.
Elle obéit. Il était le seul Européen du bistrot, elle se rendait compte qu’il avait pris sa défense et elle avait confiance.
Elle se glissa dans l’angle, entre le zinc et la caisse et ne broncha plus. Elle ne voyait plus devant elle que la sale gueule du patron et le large dos de Balthazar. Il était, lui, campé au milieu du passage, les mains aux poches, le chapeau sur la nuque. Pas un bic n’avait réussi à passer derrière lui. Et aucun ne réussirait, c’était plus que sûr.
Le jeune Arabe commençait à gesticuler et à brailler des tas d’insultes, dans sa langue maternelle. Deux types le retenaient, qui essayaient faussement de le calmer, mais s’efforçaient de l’exciter au contraire. Balthazar connaissait la musique. Mais ce n’était pas lui qui était dangereux, c’étaient les autres.
Et, tout à coup, Balthazar vit une lame dans la main d’un des Arabes. Mais son mauser, déjà, luisait au bout de ses doigts.
— Minute, dit-il. Rengaine ton surin, patate. Sans quoi, j’étends la moitié de la baraque, et ça sera vite fait.
L’Arabe, pas dégonflé pour autant, leva son couteau. Balthazar tira et il y eut un hurlement.