Debout devant la fenêtre de son bureau, les jambes écartées, la pipe aux dents, le commissaire Barral regardait couler la Seine.
Un jour gris montait lentement sur un Paris frileux et mouillé, que balayait un vent aigre. Un vrai temps à cafard, d’autant plus que la gosse du commissaire était malade, qu’il avait passé la nuit à la soigner et que le médecin n’était pas satisfait. Ces maladies d’enfants, c’est tout ou c’est rien.
Barral était éreinté. Il ne parvenait à s’intéresser à rien. Il suivit distraitement une péniche qui descendait vers l’Océan. Un marinier courait sur le pont, à deux doigts de la flotte et lavait la barque à grande eau. Au-dessus de la Samaritaine, de gros nuages noirs, bousculés par le vent, se tordaient comme de la fumée. Sur les quais, des gens se pressaient vers le boulot. Neuf heures venaient de sonner.
La porte s’ouvrit, un type entra, posa un paquet de dossiers sur le bureau du commissaire et ressortit comme il était venu, avec un salut bredouillé.
Barral se retourna vers son bureau.
C’était comme s’il avait la gueule de bois. La fatigue pesait sur ses épaules. Il éprouvait une sorte de dégoût. Aujourd’hui, il en avait marre, vraiment marre. Ça faisait plus de dix ans qu’il venait tous les jours dans ce bureau, si on pouvait appeler ça un bureau.
C’était une petite pièce étroite, mansardée, au dernier étage de la Tour Pointue. Il y avait sur le mur un calendrier offert par un papetier et des photos extraites du Bulletin des Recherches, plus quelques circulaires. Un vieux classeur mal foutu contenait quelques dossiers et le fauteuil n’en pouvait plus. Tout ça sentait la pipe froide et l’Administration.
Pourtant, quand il était entré là, pour la première fois, voici dix ans, il avait cru entrer dans une sorte de paradis. Il venait d’être nommé commissaire et c’était le plus beau jour de sa vie, comme on dit. Aujourd’hui…
Aujourd’hui, il se rendait compte que ces murs suaient la médiocrité et le malheur. Qu’est-ce qu’il avait défilé, ici, comme pauvres diables, depuis dix ans ! Qu’est-ce qu’il n’avait pas entendu comme récits pitoyables et sordides !
On aurait été au printemps, il aurait trouvé un prétexte pour fiche le camp d’ici, aller faire un tour sur les quais, respirer l’odeur de l’eau, des vieux livres et des fleurs. Mais allez donc vous balader sous ce temps pourri de décembre, dans cette atmosphère de pluie et d’apocalypse, qui achevait de vous démoraliser !
Il alla s’asseoir à son bureau et compulsa les dossiers qu’on lui transmettait. Il y en avait trois et tous les trois se rapportaient à des histoires semblables et aussi classiques l’une que l’autre : trois règlements de comptes, ça ne faisait pas de doute. Ça avait commencé par un type, connu de la police sous le surnom de Bob, qui s’était fait mettre en l’air, rue Victor-Hugo, à Levallois. Un autre, appelé Henri Chaize, dit Riton, avait été mouché boulevard Ornano. Quant au troisième, Jean Délai, la mort était venue à sa rencontre, rue Victor-Massé.
Tous les trois, dans la même nuit. Même pas, dans un délai de trois heures. Et tous les trois avaient arrêté trois balles au vol. C’était à croire que ce chiffre trois était un symbole occulte.
Repris par le métier, le commissaire commença à étudier sérieusement les trois affaires. Il ne pensait pas qu’elles aient un point commun. Ces histoires-là, elles se produisent souvent dans le quartier de Pigalle. Il y a trop de types qui en veulent à d’autres.
La Tour Pointue se réveillait et commençait à grouiller. Les inspecteurs arrivaient au travail, s’interpellaient, quittaient le pardessus et prenaient possession de leur bureau. Ceux qui avaient une affaire en chantier prenaient contact avec leurs collègues et partaient en chasse.
Le commissaire ralluma sa pipe et se renversa dans son fauteuil. Au même moment, un jeune homme entra.
— Bonjour, patron. Comment ça va ?
— Pas très fort. Elle a passé une mauvaise nuit.
L’inspecteur hocha la tête et alla s’asseoir derrière un bureau minuscule, dans un coin de la pièce, juste sous la mansarde. Il fallait qu’il prenne garde à ne pas se lever trop brusquement s’il ne voulait pas s’assommer contre le mur en plan incliné. Mais c’était un coin qu’il aimait bien parce qu’il trouvait qu’il faisait intime. Et puis il était près du radiateur.
Le commissaire réfléchissait. Bob, Riton, Délai. Ça lui disait quelque chose. Et un autre nom lui revenait à la mémoire. Pas exactement un nom, un son, comme lorsqu’on cite la moitié d’un vers classique, l’autre moitié s’impose immédiatement à l’esprit.
Bob, Riton, Délai… Bob, Riton, Délai, Moreno…
Ça y était. Moreno. La phrase reconstituée ressemblait au rythme du chemin de fer.
Moreno avait été abattu il y avait une dizaine de jours et l’enquête avait tellement piétiné que les flics avaient fini par abandonner. Après tout, la perte n’était pas très grande, ça ne faisait jamais qu’un fumier de moins.
L’Espagnol avait lui aussi été descendu, rue de l’Élysée-des-Beaux-Arts, presque en public, à onze heures du soir. À ce moment-là, la rue est pleine de filles qui attendent le client. Mais, aux coups de feu, elles s’étaient barrées. L’homme, avant l’arrivée de la police, avait dix fois eu le temps de s’esquiver, par les petites rues qui foisonnent dans ce coin-là. Et naturellement, les filles qui avaient vu le type s’étaient bien gardées d’en parler. Elles ne tenaient pas à être mêlées à cette affaire. Et quand un témoin dit qu’il n’a rien vu, allez donc prouver le contraire.
Bref, le gars s’était esbigné et, après quelques jours d’enquête coûteuse, on avait décidé d’arrêter les frais. On n’avait pas plus d’indices le dernier jour que le premier. Tout ce qu’on savait c’est que le Moreno était espagnol, exactement de Lerida, qu’il était venu en France au moment de l’effondrement de la République. Il était garçon de café. Il avait travaillé un certain temps à Bordeaux, puis on l’avait perdu de vue. Il habitait en hôtel, rue Marcadet. Il ne recevait personne, ne foutait rien et on ne savait rien non plus des gens qu’il fréquentait. Le plein cirage, quoi. Allez continuer une enquête avec des éléments pareils.
Des Moreno, en France, il y en a des flopées. Sur le moment, ça avait d’autant moins rappelé quelque chose à Barral qu’il n’avait jamais vu le type auparavant. Mais maintenant, l’exécution des trois autres zigomars ouvrait des horizons nouveaux. Bob, Riton, Délai, Moreno…
La bande à Scipioni. Cette fois, on tenait le bon bout.
— César, dit Barral, demandez-moi une voiture et trois hommes. On va aller voir Scipioni, rue Choron.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Il y a quelqu’un qui est en train de faire de l’épuration dans le gang de Scipioni. Je ne sais pas qui c’est, mais ça doit être un sacré phénomène, celui-là.
— Quel genre d’épuration ?
— Il en a fusillé trois la nuit dernière. Notez bien que c’est un service qu’il nous rend. Scipioni, avec sa clique, il y avait longtemps qu’il me courait. Mais c’est un type organisé, pas moyen de le jointer. Il paraît qu’il y en a un qui a trouvé le défaut de la cuirasse.
Le commissaire enfila son pardessus et, avant de partir, bourra une nouvelle pipe.
— Je me demande ce qu’ils ont bien pu fabriquer pour tomber sur un bec pareil. Maintenant, à part Scipioni, il ne reste d’entier que René et Nestor. Je ne parle pas d’Auguste, c’est une brute, pas plus. On va essayer de les sauter tous. Ils doivent être malades, il faut en profiter. Vous êtes armé ?
— Non.
— Prenez votre feu. Ces gars-là sont coton. On ne sait pas comment ça peut tourner.
Dans la cour, l’air sentait le renfermé et la mousse pourrie. L’auto franchit le porche à toute allure et plongea dans la vie de Paris.