Au sortir de l’hôtel, Balthazar alluma une cigarette. Sa main ne tremblait pas. Il était très calme. Tout ce qui venait de se passer et même tout ce qui était arrivé, depuis le crépuscule, lui semblait irréel, invraisemblable. C’était comme ces cauchemars, dont on n’arrive pas, au réveil, à effacer le souvenir.
Il marchait comme un somnambule, le regard fixe. Mais tous ses muscles étaient à sa disposition. Dans la foule qui commençait à mincir, il passait inaperçu.
En outre, dans sa bouche, il avait ce terrible goût de sang et de cendre que donne l’alcool et, que rien ne pouvait enlever.
Il ne se demandait même pas ce qu’il allait faire. La question ne se posait plus. Maintenant, il était nettement foutu et, ce qui était pire, il le savait. Il savait que sa route se dirigeait vers l’aube et qu’elle finirait au bout de la nuit, lorsque les chimères auraient plié bagage et que la réalité reprendrait sa place.
Il pleuvait toujours. Une petite pluie froide et furtive. C’était par un temps pareil et par une nuit comme celle-ci qu’il avait rencontré Gisèle. Il y avait combien de temps ? Il n’en savait plus rien. Et d’ailleurs cela avait-il tellement d’importance ?
Il marchait toujours, croisait des ivrognes, des passants trop gais, des couples fatigués qui regagnaient hâtivement leur domicile.
Peu à peu, la nuit devenait plus déserte, à mesure qu’il approchait de Barbès. Des filles, sous les porches, recroquevillées sous des parapluies, lui souriaient ou l’interpellaient. Mais il passait. Il n’avait plus envie des filles. Il avait envie de soleil. Tout ce qu’il souhaitait maintenant, c’était de reposer ses regards sur une mer bleue, allongé à l’ombre d’un palmier. Demain, il partirait vers le Midi. Ce n’était pas très compliqué. Il y avait des bus qui vous emmenaient à Nice pour moins de quatre sacs. Là-bas, il se débrouillerait. De toute manière, il ne se défendrait pas plus mal qu’à Paris. Ce qu’il fallait, c’était avoir le courage de s’arracher à cette atmosphère de brouillard, de limonade et de crapule. Ailleurs, il serait libre et aussi neuf qu’un premier communiant.
Cette pensée lui donna des forces nouvelles. Il releva la tête et accéléra le pas. Il oubliait sa fatigue, sa rancœur et sa haine. Il oubliait même qu’il ne savait pas où poser sa tête, ce soir.
Ce serait bien le diable si les flics le cherchaient là-bas. Ils devaient penser qu’il resterait à Paris. Il y a des destinées auxquelles on n’échappe pas. Et il sortirait de tout ce pastis avec la plus grande des facilités. Il fallait recommencer, voilà ; il fallait revenir sur ses pas et reprendre la vie par le bon bout. Il connaissait des tas de copains qui avaient été à l’école ou à la caserne avec lui, qui avaient son âge, par conséquent, et qui s’en tiraient parfaitement. Il fallait scier avec Pigalle, avec les filles trop fardées, les boîtes de nuit et les bars louches. Toute la question était là.
La pluie, peu à peu, s’épaississait et, peu à peu, les rues se vidaient. Dans l’espace d’un quart d’heure, ce quartier, si animé, ressembla à une ville morte. C’était samedi, les gens étaient partis se coucher, pleins de l’ivresse factice que les cinémas, les théâtres ou les cabarets leur avaient donnée. Demain, c’est-à-dire tout à l’heure, ce serait dimanche. Ils feraient la grasse matinée dans les bras de la femme qu’ils aimaient ou qu’ils désiraient et devant eux s’ouvrirait une journée nouvelle, gonflée elle aussi de plaisirs, comme un fruit mûr. On pourrait toujours marcher dans leur corridor, on pourrait toujours frapper à leur porte, ça n’aurait aucune importance, ils n’attendaient personne, et surtout pas les flics.
Bien sûr, Balthazar s’en rendait compte. Il n’était pas le seul, à l’heure actuelle, à traîner sur ses talons la meute déchaînée des flics. Mais les autres, ils avaient des planques, des copains prêts à les héberger, tout un choix d’espoirs déployés devant eux, comme un éventail de cartes.
Lui, il n’avait rien. Il ne lui restait que la pluie, les rues vides, les marches forcées, jusqu’à l’aube. S’il entrait dans un hôtel, il se ferait faire aux pattes aussi sec. À cette heure-ci, son signalement devait être diffusé à toutes les polices. Les hirondelles qui passaient, à l’abri de leur pèlerine, sous la pluie, le cherchaient et les cars de poulets qui longeaient le trottoir essayaient de le reconnaître.
Il en était sûr. Comme tous les types traqués, il s’imaginait qu’il était devenu comme qui dirait le nombril de la terre et que tout le monde s’intéressait à lui.
Il était tard. La plupart des bars étaient fermés et les magasins éteignaient leur vitrine, dont la lumière s’arrêtait pile, grâce à un système de minuterie.
Il ne rencontrait plus que des ivrognes, des couples transis à la recherche d’une chambre. La fille avait tellement hésité que, maintenant, pour trouver une carrée, c’était salement coton.
Et aussi des Arabes qui traînaient leur misère et leurs projets sur les trottoirs luisants. Eux, on aurait dit que la pluie ne les incommodait pas. Ils restaient debout sous l’averse, stoïquement, et discutaient à perte de vue, dans leur langue, d’affaires mystérieuses et dérisoires.
Sous le métro de la Chapelle, deux hommes se battaient, sauvagement. Mais leurs gestes étaient lents et gauches. Tous les deux devaient être ivres au dernier carat.
Balthazar marchait toujours, mais il commençait à avoir froid. Il aurait donné son âme pour sentir une goutte d’alcool glisser dans son gosier. Peut-être, après tout, que Gisèle avait raison. Il était devenu alcoolique. Chez certains individus, il faut des années d’accoutumance. Chez d’autres, ça vient tout d’un coup, comme une insolation.
Chez lui, c’était venu tout d’un coup, précisément. Maintenant, il lui fallait sa dose. Et cette dose, chaque jour, devenait de plus en plus forte. Et, ce qui était pire, de plus en plus indispensable.
Il ne s’en rendait pas compte, naturellement. Celui qui lui aurait dit qu’il était en train de sombrer, il ne l’aurait pas cru. Il se trouvait parfaitement normal.
À dire vrai, il n’avait pas eu de veine. Il faisait partie de ces milices de malchanceux qu’on rencontre, la nuit, dans les bars de noctambules, sans boulot, sans femme, sans amour et, parfois, sans logis. Il n’était pas responsable. Les responsables, c’étaient les autres, la Société, les patrons, les entités confuses. Le pire des crétins cherche toujours, non pas une excuse, mais une justification à son crétinisme. Des fois, on fait même appel à l’hérédité…
Ici, Balthazar, était un homme comme tout le monde. Lui aussi cherchait à s’expliquer à travers les autres. Seulement maintenant, il y avait quelque chose de plus grave. Ce soir, il avait peur. Une terrible peur et qui n’était pas, elle, une frousse de cauchemars, basée sur des fantômes. C’était du vrai, du sûr, de la chair vive.
De toute manière, il était marron. D’un côté les flics, de l’autre Scipioni. Ils n’étaient pas plus indulgents les uns que les autres. Avec Scipioni, au moins, ce serait vite fini. Quatre ou cinq langues de feu qui lèchent le brouillard, des cris, des galopades, et bonsoir ! Balthazar se retrouverait chez saint Pierre et, du haut du ciel, il regarderait sa pauvre dépouille étendue sans vie sur le trottoir.
Peut-être qu’à ce moment-là, il aurait le droit de rigoler.
Une espèce de bistrot sordide, bourré jusqu’à la gueule de bicots trop bien habillés et de nègres rutilants, acceptait encore les amateurs.
Balthazar poussa la porte et s’accouda au zinc. Il était ruisselant et, dans la poche de son imperméable, le revolver pesait trop.
— Qu’est-ce que c’est ? grogna un gros type en se penchant vers lui.
Il était trop gras et il avait un drôle d’accent, quelque chose de syrien ou en tout cas d’oriental, mais pas d’arabe.
— Cognac, murmura Balthazar.
L’autre ne répondit même pas. À cette heure-là et dans ce milieu, ce n’était pas la peine de se fatiguer. Il posa un verre devant Balthazar, saisit une bouteille sur une étagère de faux macassar et servit.
— Cinquante francs, dit-il, immédiatement, because la confiance.
Balthazar paya et se tourna vers la rue. Les glaces ici aussi, étaient embuées et, au-delà de la rue, peu à peu, on voyait s’éteindre des lumières, comme des étoiles frappées de mort subite.
C’est à ce moment-là qu’elle entra.