Quelque chose chatouillait la joue de Balthazar. Quelque chose d’inhabituel et qui sentait bon. Il ouvrit un œil et vit une chevelure brune posée sur le traversin, juste à côté de lui.
Il leva la tête et aperçut le visage endormi de Simone. Le drap avait glissé et découvrait ses seins. Elle avait gardé ses bras serrés autour du cou du jeune homme, comme elle s’était endormie juste après le plaisir.
Balthazar se dégagea lentement et essaya de se souvenir. La fatigue l’écrasait. Un jour gris glissait à travers les persiennes closes. Il devait être tard.
Il sauta du lit et regarda l’heure. Bon sang ! dix heures un quart ! Simone ne s’était même pas réveillée. Elle avait soupiré, s’était tournée de l’autre côté et rendormie immédiatement.
Balthazar passa rapidement ses frusques encore trempées. Il s’agissait de ne pas s’attarder ici. Il ne savait pas comment ça allait se passer et, en principe, tout devait s’arranger, au moins pour la journée. C’est seulement la nuit que les flics s’occupent des hôtels et de leurs locataires, pas le jour. Il était tranquille jusqu’au soir.
Seulement, c’était comme ça ; il ne pouvait plus rester dans une pièce fermée, maintenant ; il étouffait, il avait l’impression que chaque pas, derrière la porte, était celui d’un ennemi. Peut-être que c’était trop, déjà, un avant-goût de la cellule ?
Lorsqu’il fit couler l’eau du lavabo, Simone se réveilla. Elle s’étira et, lorsqu’elle l’aperçut, elle essaya de cacher ses seins. Mais elle se souvint sans doute de ce qui s’était passé quelques heures plus tôt. Son ventre lui faisait mal et ses cuisses étaient meurtries. Elle perdit d’un seul coup toute pudeur et s’assit sur le lit.
— Tu t’en vas déjà ?
— Et comment ! fit-il. On s’est endormis, mon petit chat. Pour moi, il vaut mieux que je ne reste pas trop longtemps, c’est dangereux.
— Attends-moi, dit-elle, je veux partir avec toi.
Il hésita. Elle ne l’intéressait guère, après tout. Et même, elle constituait un handicap. Une femme, c’est une catastrophe pour un homme traqué. Quand on est en cavale, il vaut mieux être seul.
Balthazar poussa les persiennes. Un jour triste entra dans la chambre qui, de ce fait, parut encore plus sinistre.
La fenêtre donnait sur la rue. L’homme se pencha. Elle était déserte. À peine si, de loin en loin, un passant frileux rasait les murs, les mains dans les poches, le col relevé, trottant vers quelles occupations ?
Seulement une voiture noire était arrêtée au bord du trottoir. Et cette bagnole, elle ne lui disait rien qui vaille, à lui, Balthazar. Ça pouvait aussi bien être une traction de la police. Elle était rangée à deux pas de la porte.
Balthazar recula et ferma à demi les persiennes. Il était comme une bête qui se cache dans son trou. Cette satanée trottinette avait démoli son optimisme.
Bien sûr, ça pouvait être un commerçant quelconque, un représentant, un bourgeois, un type sans importance ; mais cette voiture, il ne savait pas pourquoi, le terrifiait.
Il atteignit la bouteille de cognac qu’il avait fait monter, la veille, et s’en servit un grand verre. Puis il se laissa tomber sur le lit.
— Tu vas te faire du mal, dit Simone.
Il ne répondit même pas. Il avait besoin de soigner le mal par le mal. D’abord, étouffer la peur qui le reprenait et, ensuite, effacer ce goût de cendre que la gueule de bois lui mettait dans la bouche. Il savait qu’avec un verre d’alcool, il retrouverait son équilibre.
Simone était debout au milieu de la pièce, nue. Elle lui tournait le dos. Elle avait les épaules assez larges, de beaux bras, et une croupe évasée, comme une amphore. Il ne l’avait jamais vue ainsi. Elle avait été nue dans ses bras, bien sûr, mais pas comme ça. À ce moment-là, elle était couchée sur le dos, les jambes ouvertes, les seins érigés et son bras cachait son visage honteux.
Maintenant, il la connaissait toute, mieux même que cette nuit. Une bouffée de désir monta à son front et il sentit son visage s’empourprer. Il avait à nouveau envie d’elle.
Mais il y avait des pas dans l’escalier et tous ses nerfs se tendirent vers la porte, vers les bruits du palier.
— Vous croyez qu’il va faire des histoires, brigadier ? demanda un jeune inspecteur.
— Non. C’est un pauvre type, mais de toute manière, il vaut mieux prendre des précautions. Il y a des mecs qui perdent la tête et le diable seul sait de quoi ils sont capables à ce moment-là.
L’inspecteur fit glisser la culasse de son Saint-Étienne et le glissa dans la poche de son pardessus.
C’était un gars qui avait trop lu de romans policiers. Il était farci d’une littérature où il n’était question que de poursuites, de fusillades, de tueurs, d’agents secrets et de caïds de quelque chose.
Depuis qu’il était à la Grande Maison, il n’avait connu rien de semblable. Rien que des affaires comme celle-ci, par exemple : l’arrestation d’un petit comptable d’entreprise qui a fait la malle avec le pognon du patron pour pouvoir entretenir une putain de Montparnasse.
Et si encore elle était belle, cette putain ! On se demandait ce qui l’avait pris, ce pauvre gars, marié avec une femme qui valait dix fois l’autre, même au point de vue beauté, propriétaire d’un pavillon à Fontenay. Tout pour être heureux, quoi. Tout ce qui, en tout cas, le rendrait heureux, lui, le jeune inspecteur fauché et timide.
— Comment qu’il s’appelle, déjà ?
— Benoist. Henri Benoist. Il perche au trente-six, au troisième étage.
Le taulier ne savait plus que faire. Ce n’est jamais marrant de voir les poulets débarquer dans une boîte et tout mettre en l’air. Ça ne fait pas sérieux et ça fait cavaler les clients. Sans compter qu’il n’était pas tellement en règle, lui. Notamment le jeune homme qui était couché avec Simone n’avait pas rempli sa fiche, ce matin, en la raccompagnant. Ce qu’ils pouvaient faire ensemble, il s’en foutait. Il n’était pas payé pour veiller sur la vertu de ses clientes. Et d’ailleurs, la vertu des filles, lorsqu’elles sont majeures, ça fait partie du domaine public. Mais cette histoire de fiche de police…
— Allons-y, dit le brigadier.
Balthazar colla son oreille à la porte. Les pas montaient toujours, et ils étaient nombreux. On frappa rudement à une porte de l’étage au-dessous.
Il y eut des trépignements, un murmure, puis une voix rude cria :
— Ouvrez ! Police !
Balthazar blêmit et recula. Il ne savait plus où se fourrer. Il n’avait aucune issue. Il était coincé dans cette chambre comme un renard dans son trou.
Il sauta sur ses vêtements, passa son veston et fourra sa cravate dans sa poche.
— Il faut que je passe, dit-il. Il faut que je passe à tout prix.
Simone, assise sur le lit, le regardait avec des yeux de folle.
— Reste là, dit-elle, je t’en supplie, reste là. Ils ne t’arracheront pas à moi, ce n’est pas possible !
— Tu les connais mal, dit Balthazar, en sortant son mauser de sa poche.
Il se fouilla et mit un nouveau chargeur.
— Qu’est-ce que tu fais ? hurla la fille. Ils vont te tuer !
— Ils me tueront de toute façon.
Balthazar enleva le cran d’arrêt et entrouvrit la porte. La police se répandait dans l’immeuble, frappait partout.
— Ils me cherchent, dit Balthazar. Ils vont me trouver.
Il était pris, tout à coup, d’une rage froide, la plus dangereuse, celle qui ne se paie pas de mots. Il jeta le battant contre le mur et apparut sur le palier.
Trois flics, en file indienne, montaient l’escalier. Ils étaient à mi-étage lorsqu’ils virent Balthazar, hagard, debout, les cheveux en broussaille et le mauser à la main.
L’un d’eux tira vivement la main de sa poche, mais avant qu’il ait eu le temps de lever son flingue, Balthazar tirait.
L’inspecteur leva les bras et tomba en arrière.
Balthazar fit un bond et essaya de se cacher derrière un pan de mur, au sommet de l’escalier. Mais le deuxième flic ouvrit le feu.
C’était comme si Balthazar avait reçu un coup de bâton sur la tête, juste entre les deux yeux. Brusquement, il devint aveugle et il sentit sa vie qui s’enfuyait. Partout, sur tout son corps, de monstrueuses abeilles le brûlaient et le pénétraient.
Il plongea en avant.
Derrière lui, Simone, collée au mur, au fond de la chambre, hurlait comme une folle. Les flics se ruaient dans l’escalier, le revolver en batterie.
Dehors, il pleuvait toujours et les passants, qui commençaient à s’y habituer, revenaient, en riant, de leur travail.
Le commissaire Barral raccrocha le téléphone et retourna à son bureau. Il se laissa lourdement tomber sur son fauteuil et bourra une pipe. Puis il referma le dossier ouvert devant lui.
« Affaire classée, écrivit-il en travers de la première page. L’action de la justice est éteinte par la mort de l’accusé. »
Il était midi. Il passa son manteau et descendit boire un verre au Soleil Levant. Il était rassuré. Tout à l’heure, sa femme lui avait passé un coup de fil. La gosse allait mieux, elle était sauvée. Mais le médecin conseillait du repos. Mardi, ils iraient passer la journée chez le beau-frère, à Persan-Beaumont.
Et Barral se demandait ce qu’il conviendrait d’apporter, en temps que pinard ou casse-croûte.