XIV

À nouveau, Balthazar était seul dans la nuit et la pluie n’avait pas cessé, au contraire. Un cafard nouveau pesait sur lui, avec quelque chose qui ressemblait à du dégoût. Il avait encore sur lui le parfum de cette fille.

Sans doute que ça avait été trop facile. Il l’avait levée dans ce bar et entraînée chez elle. Il s’était dit qu’il avait, là, une chance de passer une nuit tranquille. La poupée habitait une chambre de bonne et personne ne viendrait l’y chercher.

Maintenant il était tout à fait hors la loi. Les flics, sans doute, lui filaient le train, essayaient de deviner où il pouvait se cacher. Sa culpabilité était certainement établie et il lui était impossible de rentrer chez lui ou de prendre une chambre à l’hôtel. Il pourrait aller habiter au diable, aux Lilas, à Saint-Germain, même à Pontoise, le lendemain les poulets viendraient le réveiller. C’était pour ça qu’il avait tenté le coup avec cette souris.

Seulement, il y a des choses auxquelles on ne peut pas échapper. Il avait suivi la fille chez elle, elle s’était déshabillée et elle avait ouvert les bras.

C’est à ce moment-là que ça avait commencé à mal tourner. Devant ces seins plats, ce ventre ridé et ce sexe maigre, il avait tiqué. C’était marrant : habillée, cette fille était ravissante ; nue, elle ressemblait à la Vieille Haulmière, elle avait pris vingt piges en quittant sa gaine. Une ride amère descendait de ses lèvres, ses paupières se plissaient.

Et ça, ce n’était rien. Mais, depuis la porte jusqu’à sa chambre, elle était devenue une étrangère. La rigolade, c’était fini, plus besoin de jouer la comédie. Le client était là, il ne reculerait pas, il n’oserait pas.

— Tu penses à mon petit cadeau ? dit la fille.

Ça acheva de le dégoûter. Il se fouilla, sortit mille balles et les jeta sur le lit, froissés comme du papier hygiénique.

— Tiens, dit-il.

— Tu rigoles ? dit la fille. Mille balles pour un couché, ça ne se serait jamais vu.

— Ça ne sera pas vu non plus, dit Balthazar. Ces mille balles, c’est un cadeau. C’est tout.

— Tu ne crois quand même pas que tu vas me baiser pour ce prix-là ? s’indigna la fille.

— Non. Même pour le double, je ne te baiserais pas. Je me taille, c’est tout.

Du coup, la fille sauta du lit. On pouvait marchander les services qu’elle rendait, mais elle ne permettait pas qu’on insulte la marchandise.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Rien du tout. Je n’ai plus envie de faire l’amour. Je crois que je deviens impuissant, tout à coup.

— Fous le camp ! brailla la poupée. Taille-toi d’ici et tâche de ne plus revenir !

Balthazar reboutonna sa gabardine et assura l’équilibre de son chapeau. Puis il gagna la porte.

C’était vrai. On lui aurait offert, ce soir, la plus belle fille du monde avec des promesses de caresses inédites, il aurait été incapable de devenir amoureux. À plus forte raison lorsqu’il se trouvait devant une poufiasse de cet ordre et qu’en plus, on lui demandait du pognon.

Le pognon, pourtant, il s’en foutait. Mais le simple fait qu’une ruine de cette classe essayait de le prendre pour un micheton, ça le démoralisait. Décidément, il se sentait bien isolé.

Il referma la porte derrière lui et commença à descendre l’escalier sordide. Mais le battant se rouvrit et la fille apparut, toujours à poil.

— Va donc, hé, pédéraste ! maquereau ! regardez-moi ce gigolo à la manque qui vient insulter les femmes jusque chez elles !

Il y eut dans la maison un brouhaha, des protestations. Des portes claquèrent et Balthazar descendit sous une haie de regards furieux. À chaque étage, il y avait des gens en robe de chambre qui ne se gênaient pas pour exprimer leur opinion sur la putain du sixième.

Le jeune homme dégringola les marches à la vitesse d’un champion de course à pied. Ce n’étaient pas seulement les locataires qui l’inquiétaient ; bien qu’on ne sache jamais, avec ces petits-bourgeois. Ils sont trop heureux de sortir de leur vie quotidienne et, à la moindre occasion, sautent sur le téléphone pour appeler les flics.

Non. Le plus grave, c’était la concierge. Avec ce genre de bonne femme, pour sortir d’une maison, c’était plutôt duraille. Il lui suffisait de garder la porte fermée et de se barricader dans sa loge en attendant que les flics arrivent. Balthazar se ferait faire aux pattes en moins de deux.

Une sueur froide coulait dans son dos. Il tremblait. De toute manière, au point où il en était, si quelqu’un se mettait en travers de sa route, autant valait l’étendre tout de suite. Il ne risquait pas plus.

Il sortit son feu de sous son aisselle, l’arma et le glissa dans la poche de son veston, le doigt sur la détente.

En bas, évidemment, la concierge l’attendait. Elle s’avança à sa rencontre, des bigoudis sur la tête, qui ressemblaient à des escargots, enveloppée dans une robe de chambre qui ressemblait à une couverture de cheval.

— Où allez-vous ? cria-t-elle.

— Je viens de voir une fille, au sixième, dit Balthazar.

Il se rapprocha, le calibre en batterie, prêt à gicler.

— Elle est complètement cinglée, ajouta-t-il.

— C’est bien mon opinion, répondit la femme. Je me demande ce qu’un jeune homme comme vous peut fabriquer avec une poufiasse pareille.

— Je m’en suis rendu compte ! soupira Balthazar.

— C’est une putain.

Il commençait à se rassurer. Quand les gens parlementent, ils sont vaincus d’avance. Ce sont ceux qui agissent tout de suite, sans un mot, qui sont dangereux. En outre, et ça c’était aussi un gros avantage, la souris n’était pas en odeur de sainteté dans la maison, c’était facile à voir. Des trucs comme aujourd’hui, ça devait se produire trop fréquemment.

— Je vais vous donner le cordon, dit la concierge. Et maintenant, jeune homme, je vous parle comme une mère : faites attention à vos fréquentations.

Tu parles ! ses fréquentations ! Elle devait s’imaginer, la bonne femme, qu’il sortait d’un séminaire ou qu’il était puceau. Si elle avait su que ses fréquentations c’était à Pigalle, dans des coins précisément qu’on ne fréquente pas impunément, elle n’aurait peut-être pas été aussi confiante.

Balthazar sortit et sauta dans un taxi qui passait, par miracle.

Il se fit d’abord arrêter chez Graff et prit à peine le temps d’avaler un nouveau cognac. Ça commençait à devenir nécessaire.

Puis il remonta dans la voiture. Il ne savait pas très bien où aller et donna à tout hasard l’adresse d’un bar de Montparnasse. Ça lui ferait gagner du temps.

Où allait-il coucher, nom de Dieu ? Où pourrait-il, ce soir, poser sa tête fatiguée ? Tout cela était idiot. Pourquoi avait-il laissé partir Gisèle ? Il ne pouvait pas l’emmener chez lui, c’est vrai. Mais il pouvait fort bien aller chez elle. Après tout, c’était une planque épatante. Là, personne ne viendrait le chercher. L’hôtelier de la gosse était tout ce qu’il y a de plus discret, il ne faisait jamais d’histoire et ce ne serait pas la première fois qu’il passerait quelques nuits chez Gisèle.

Surtout qu’il se rendait compte, maintenant, qu’il n’y avait rien à faire. Il ne pouvait plus se passer de cette fille, il n’en désirait pas d’autre et, tout à l’heure, lorsqu’il était avec la grognasse dans sa chambre du sixième, il avait eu l’impression de descendre une nouvelle marche, en direction de l’abîme. Tout cela devenait réellement crapuleux.

Il était fatigué. Il avait envie de retrouver un peu de tendresse, de poser sa tête lourde sur une épaule douce et parfumée, de sentir sous ses doigts rouler des seins aimés.

Il abandonna sa voiture au bas de la rue des Martyrs et revint vers Pigalle en réfléchissant. Il hésitait et, tout à coup, il décida de suivre son idée.

Balthazar, une nouvelle fois, allait à la rencontre du Destin, mais maintenant, ce Destin, c’était aussi celui de Gisèle. Le Destin trop beau qui avait suivi la jeune femme sous la pluie.

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