XX

Lorsque le commissaire Barral revint à son bureau, vers midi, il y avait deux nouveaux dossiers qui l’attendaient, ainsi que le rapport du médecin légiste.

Un des dossiers concernait les assassinats de Gisèle et de son amant, l’autre le massacre du bistrot arabe. Chaque fois, on avait vu disparaître un homme jeune, vêtu d’un imperméable cachou et coiffé d’un chapeau marron.

Ça ne faisait pas de doute, c’était le même gars qui avait opéré de part et d’autre.

— Ben, mon vieux ! fit le commissaire. En voilà un qui a fait un rude boulot, cette nuit. Je me demande pourquoi. Scipioni a beau raconter des salades, il en sait plus long qu’il ne veut l’avouer. Et j’ai la conviction qu’il connaît le nom du type et même son adresse.

— Il y a des trucs marrants, patron, dit l’inspecteur, vous ne trouvez pas ? Ça commence par un règlement de comptes et ça finit par un crime passionnel. C’est à croire que tous les malheurs ont dégringolé en même temps sur la tête du type. Battu et cocu, tous les avantages.

Le commissaire bondit.

— Cocu ! dit-il. Mais alors on doit avoir le nom du type ? Téléphonez immédiatement au commissariat qui s’est occupé de l’affaire. Ils doivent maintenant avoir trouvé le nom du bonhomme.

Il alluma une pipe et glissa derrière son bureau. Il se laissa tomber dans son fauteuil et prit le rapport du laboratoire de police.

— La peau ! grogna-t-il. On est marron. Tous les types ont été descendus par un quarante-cinq, mais ce n’est pas le même pétard qui a tiré les balles.

L’inspecteur sursauta et reposa l’appareil sur son socle.

— Pardon ?

— Bob, les crouïas et la nommée Gisèle, ainsi que son amant, ont été démolis par le même pétard. Le pétard qui a descendu Moreno. Mais Délai et Riton ont été abattus par un autre type.

— À part que notre homme se balade avec deux soufflants.

— Ce sont des choses qui peuvent arriver, admit le commissaire. On va bien voir, en tout cas, à quoi ressemble l’amant de cœur de cette Gisèle. Mais vous téléphonerez tout à l’heure. Il faut d’abord que je passe un coup de fil à ma femme.

Le temps n’avait pas changé, il était toujours aussi gris et la Seine traînait des écharpes de brume. Les quais sentaient l’hiver et la neige.

Toute la matinée, le commissaire avait été obsédé par une seule pensée. Il se demandait comment allait sa fillette, il cherchait l’espoir aux quatre coins de sa cervelle et de son cœur. Comme à Balthazar il lui semblait impossible qu’il soit devenu un assassin, il lui semblait impossible, à lui, que son enfant meure, comme les enfants des autres. Mais cet optimisme de fortune ne l’empêchait pas d’être terriblement inquiet.

Sur le fleuve gris, une péniche noire glissait silencieusement et, au-delà de la Seine, au-delà des toits de la ville, dans chaque maison, la vie continuait. Il y avait des gens qui avaient peur, d’autres qui pleuraient, d’autres qui faisaient l’amour et d’autres qui venaient au monde. Il y en avait aussi qui agonisaient. Et ce jour-là, la vie n’était pas plus bouleversée que d’habitude. Elle coulait, comme la Seine…

✴ ✴ ✴

Balthazar saisit son feu, rageusement. Mais il pensa tout à coup qu’il avait vidé son chargeur dans le bistrot et que le revolver était vide. Rien à faire, il n’avait pas le temps de le remplacer. Tout ce qu’il pouvait faire était de s’en servir comme d’une matraque ou d’un coup de poing américain.

Encore fallait-il arriver à la portée de l’ombre. Certainement, le type tirerait avant. Maintenant on le connaissait, Balthazar ; on savait de quoi il était capable et, tant flic que truand, on le flinguerait à vue.

Il restait immobile sous la pluie. Sa main se crispait si fort sur la crosse du colt que ses doigts lui faisaient mal.

L’ombre s’avançait lentement, les mains dans les poches. Balthazar pouvait voir qu’elle portait un imperméable clair serré à la taille par une ceinture. Elle s’arrêta sous un réverbère et Balthazar reconnut la fille du bistrot. La pluie mettait devant elle un rideau d’argent lumineux. Elle paraissait irréelle. Elle restait là, sous la lumière glacée, comme un symbole du mystère. Ses mains étaient enfoncées dans ses poches, elle portait sur la nuque un béret noir et une cigarette à ses lèvres.

Balthazar soupira et s’avança vers elle. Il lâcha le revolver.

— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il, brutalement.

Il ne la tutoyait plus. Il n’était plus le même homme que tout à l’heure. Dans le bar, il lui avait semblé être pris dans une ronde à laquelle il n’avait pas voulu participer, pourtant. Il fallait avoir certaines attitudes, employer certains mots et faire certains gestes pour être au diapason.

Ici, au milieu de cette solitude, c’était différent. Ils étaient aussi seuls, l’un et l’autre, que s’ils avaient été perdus dans le désert. Plus besoin de se forcer.

— Je vous ai attendu, dit-elle.

Elle était debout devant lui et le regardait avec confiance.

Il continua à marcher, la dépassa et, tout naturellement, elle le suivit. Ils partirent côte à côte, ils plongeaient dans la nuit, émergeaient dans le rond lumineux des réverbères, puis se retrouvaient dans l’ombre à nouveau. Ils ne se regardaient même pas. Ils marchaient la tête basse.

— Pourquoi ? demanda Balthazar.

— Je ne voulais pas vous abandonner. Tout cela est ma faute. Si je n’avais pas été là, rien ne serait arrivé.

Il haussa les épaules.

— Ce serait arrivé quand même, murmura-t-il. Ces types m’auraient quand même cherché des crosses.

Il était sûr qu’une sorte de fatalité pesait sur lui. Il en arrivait à croire qu’un mauvais ange était entré en lui et le dirigeait.

— Non, répondit-elle. C’est à moi qu’ils en voulaient. Je ne suis pas une enfant, allez, je m’en suis bien rendu compte. Mais pourquoi, mon Dieu, avez-vous tiré ?

— Vous n’avez pas vu l’autre Arbi, avec son couteau ?

— C’était peut-être une simple menace.

— On voit que vous ne connaissez pas ces types-là. Avec eux, il n’y a pas de nuances. C’est à celui qui tirera le premier. Et pas seulement les Arabes. Les autres aussi. J’en sais quelque chose.

Elle ne répondit pas. À peine si on entendait, très loin, le grondement sourd qui montait de la ville. Ici on percevait seulement le chuintement de l’eau qui tombait des gouttières. Au-dessus d’eux, le ciel était rouge, mais, à l’horizon il y avait une sorte de grisaille. Et ils marchaient vers cette aube maussade. Tout à l’heure, un jour nouveau se lèverait.

— Qu’est-ce que vous allez faire, maintenant ?

— Je ne sais pas.

— La police va vous rechercher.

Il ricana, sans répondre.

— Vous étiez connu, dans ce bar ?

— C’était la première fois que j’y mettais les pieds.

— Vous avez peut-être des chances de vous en tirer.

— Aucune chance, répondit-il, immédiatement.

Il ne fallait à aucun prix se laisser prendre par les illusions. Les illusions poussent aux imprudences et amènent des catastrophes. De toute manière, bien sûr, c’était une histoire qui devait finir mal, mais il valait mieux qu’elle se termine le plus tard possible.

— Il ne faut pas désespérer, fit-elle.

Elle avait une petite voix menue qu’il ne reconnut pas et, pour la première fois depuis qu’ils marchaient côte à côte, il la regarda. Des larmes coulaient de ses yeux et une petite moue crispait ses lèvres.

— Pourquoi pleurez-vous ? demanda-t-il.

— Je ne pleure pas.

— Il ne faut pas vous attendrir sur moi, dit Balthazar, la gorge serrée. Je n’en vaux pas la peine. Je n’ai jamais eu de veine, ce serait bien étonnant que ça change maintenant.

— Vous croyez que vous êtes le seul ? répliqua-t-elle, presque aigrement.

— Comment vous appelez-vous ?

— Simone. Et vous ?

— Balthazar.

— C’est joli.

— C’est idiot. Mais qu’est-ce que vous foutez à cette heure-ci, dans les rues, Simone ?

Brusquement, il venait de comprendre à quel point la présence de cette fille était inexplicable, incongrue.

— Je marche, dit-elle, vous le voyez bien. Il y a deux jours que je marche.

— Pourquoi ?

Elle eut un rire amer.

— Parce que je ne sais pas où aller coucher. Mon hôtel m’a chassée en gardant mes affaires, parce que je ne pouvais plus payer. Depuis deux jours, je vis de lait et de café crème.

Il se sentit envahi d’une immense pitié, comme si, pour sa part, il n’avait pas son compte.

— Vous voyez que ce n’est pas toujours marrant. Si je m’obstine à vivre, c’est à cause de l’espoir, cet espoir dont on ne peut pas se débarrasser. Bien sûr, j’aurais pu trouver une chambre et même des beefsteacks pommes frites, depuis le temps. Seulement, il aurait fallu que je partage cette chambre avec quelqu’un. Il y a toujours des hommes qui sont prêts à vous rendre service, de cette façon-là. Mais moi, ça ne me dit rien. Pourtant, je me rends compte que si je ne veux pas crever, il faudra que j’y passe un jour ou l’autre. Mais le plus tard sera le mieux. Si je n’y arrive pas, ce sera la Seine.

— Ne dites pas d’âneries, répondit Balthazar. Tout finit par s’arranger.

— Bien sûr, dit-elle, seulement des fois ça s’arrange mal.

— Qu’est-ce que vous foutez dans la vie ?

— Je ne suis pas une fille d’officier supérieur, ni de médecin, ni de notaire, ricana-t-elle. Et je ne suis pas non plus la pauvre petite étudiante tombée dans la débine. Mes parents étaient ouvriers et je suis modiste. Mes parents sont morts, je suis seule au monde et je n’ai plus de travail. C’est tout ce qu’il y a de plus simple, comme vous le voyez. Et vous ?

— Moi…

Il n’avait pas envie de raconter sa vie, elle n’était pas belle à voir et il n’avait pas non plus envie d’avouer à cette gosse qu’il était un voyou, rien qu’un voyou. Autrefois, peut-être, avait-il eu une activité avouable. Mais, lorsqu’il pensait à cette période, il estimait qu’il avait été un cave. Aujourd’hui, il avait changé d’avis. Il regrettait de ne pouvoir dire à cette fille ce qu’il était en réalité. Bien sûr, il pouvait imaginer et lancer au hasard n’importe quel métier, mais la franchise de Simone le désarmait.

— Oui, répéta-t-elle, âprement, qu’est-ce que vous faites dans la vie, à part tirer des coups de revolver sur les gens ?

— Je suis un voleur, dit-il, rageusement.

Après tout, tant pis pour elle, elle l’avait voulu. On n’a pas idée de torturer les gens de cette manière, de leur jeter son honnêteté à la tête, comme si ce n’était pas aussi accidentel que la filouterie. Après tout, n’envisageait-elle pas, elle aussi, de se faire baiser pour de la galette ?

Elle ne répondit pas et baissa la tête. Mais elle ne hâta pas le pas. C’était curieux, elle n’avait pas peur, au contraire. Elle savait maintenant que Balthazar n’était pas un assassin improvisé. C’était un tueur, elle s’en rendait bien compte. Mais elle n’était pas effrayée.

— Et vous ? demanda-t-elle, vous ne rentrez pas ?

— Non, dit-il. Moi non plus, je ne peux plus rentrer. Je ne peux plus rentrer nulle part. Seulement ce n’est pas mon taulier qui m’a viré. Ce sont les flics qui me cherchent.

— Vous croyez qu’ils savent déjà… ?

— Et comment ! ricana-t-il.

Il ne tenait pas à lui raconter ce qui s’était passé depuis la veille, sur le coup de six heures du soir. Ça, c’était à lui, rien qu’à lui. C’était la tranche la plus intime de sa vie.

— Et alors, fit-elle, comment allez-vous faire ?

Il s’arrêta et ils furent face à face. Elle le regardait d’un air interrogateur.

— On va aller aux Halles, répondit-il, et se taper un beef maison. Après ça, on ira réveiller votre taulier, on lui banquera le pognon que vous lui devez, plus une semaine d’avance. Ça m’étonnerait qu’il me force à remplir une fiche. Et d’ailleurs, à cette heure-ci, ce serait bien le diable si les flics venaient les chercher. Je repartirai à l’aube.

Il y eut un silence. Elle ne bougeait pas, la tête basse.

— Si vous voulez, murmura-t-elle enfin, vaincue.

Balthazar se considérait comme un salaud. Ça ne l’empêcha pas, une fois dans le lit, de la coller contre lui et de relever sa chemise. Simone, avec terreur, sentait grandir le désir de l’homme, mais elle éprouvait un trouble étrange, qui la paralysait. Tout à coup, elle jeta les bras autour du cou de Balthazar et cria, juste au moment où il la pénétrait. Car elle était vierge.

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