— J’allais partir, dit Gisèle, pincée. J’étais bien décidée à ne pas poireauter comme ce matin. J’ai autre chose à faire.
— Mais je ne suis pas en retard ! protesta Balthazar.
— Regarde l’horloge.
Il était neuf heures dix. Cette histoire avait duré plus de temps que Balthazar ne l’avait cru.
— J’ai horreur d’attendre seule dans un café, continua la fille, tous les hommes me regardent.
Comme si ça pouvait avoir une importance ! Après tout, il ne l’avait pas prise pucelle, et quand il l’avait rencontrée, précisément dans ce café, elle n’était pas seule, peut-être ? Et les hommes ne la regardaient pas ? Elle s’était bien laissé aborder par Balthazar et elle avait tout de suite souri.
Ce sont des choses qu’on oublie très vite, lorsqu’on fréquente une fille depuis un certain temps. Mais si on va au fond des choses, on se rend compte qu’après tout, c’est parce que ce soir-là on a eu la veine d’être là qu’elle est maintenant dans vos bras. Sinon ce serait un autre qui la posséderait.
Cette aigreur irrita Balthazar. Alors tout le monde se liguait contre lui, décidément ? Ils étaient tous convenus de le mettre au rencart, de le tenir en une sorte de quarantaine.
Il avait tout le monde contre lui, désormais : la bande à Scipioni, les flics, la rue. Si sa propre maîtresse s’en mêlait, à présent, c’était la fin de tout.
— Et après ? fit-il. Ça prouve que tu es belle.
— J’ai l’air d’un turf. Ici, c’en est plein. Qu’est-ce que tu as sur le front ?
Il sursauta.
— Qu’est-ce que j’ai ?
— Tu es trempé.
— Parbleu, ricana-t-il, il flotte. Tu ne t’en étais pas aperçue ?
Il passa sur son front une main tremblante. Il la retira mouillée, mais ce n’était pas tout à fait de la bruine. Il s’y mêlait une sueur grasse, acide.
— Tu as l’air fatigué, dit Gisèle.
— Je le suis. Ce que j’ai pu cavaler, aujourd’hui, c’est rien de le dire.
Elle le regarda avec sollicitude. Sa colère était passée. Elle sentait de nouveau toute sa tendresse monter vers son cœur.
— Pauvre chou ! Ça ne fait rien, va, on s’arrangera.
Elle savait qu’il était sans boulot et qu’il n’arrivait pas à en trouver. Dans le bâtiment, ça ne marchait pas fort et les places de dessinateur industriel ne courent pas les rues.
Il y avait longtemps qu’elle rêvait de se mettre avec lui. Après tout, ils étaient majeurs et vaccinés, tous les deux, ils n’avaient de comptes à rendre à personne. Au début, ce serait dur ; ce n’était pas avec son salaire de secrétaire qu’ils pourraient casser les glaces, mais ils vivoteraient jusqu’à ce que Balthazar ait trouvé du boulot.
Or — elle n’en savait rien — le boulot, il n’en avait jamais cherché. Il avait toujours préféré courir les nuits de Pigalle avec un portefeuille plus ou moins garni d’argent plus ou moins honnête. Plutôt moins que plus. C’est comme ça qu’il avait fini par tomber sur la bande à Scipioni.
Il commanda un cognac et s’assit à côté de Gisèle. Le mauser pesait dans la poche de son imperméable et il n’osait pas quitter ce vêtement parce qu’il craignait qu’en le pliant l’automatique ne tombe de la poche et ne dégringole au milieu du café. Ce serait gentil tout plein, tiens, un truc pareil ! Une bonne rigolade pour les poulets du quartier.
La jeune femme prit sa main et la serra. Elle était toute tendre, à présent ? Elle le regardait avec des yeux de biche et ne savait que faire pour lui faire plaisir.
Elle avait appuyé sa tête sur son épaule et lui murmurait des mots doux. Puis, timidement, elle posa ses lèvres sur la joue mal rasée de l’homme.
Au-dehors, maintenant, la pluie dégringolait avec une sorte de rage mauvaise. Des gens entraient, s’ébrouaient et demandaient des alcools, ou du café, quelque chose au moins qui les réchauffe.
Balthazar, à travers les glaces moites, regardait la rue. Il suivait des yeux chaque ombre, essayait instinctivement de la définir. Était-ce un homme, une femme ? Chaque silhouette glissait silencieusement, dans le vacarme ambiant, comme un elfe. Le néon de la rue l’auréolait, lui donnait une forme prismatique.
La rue ! la rue de tous les jours et de toutes les nuits… Pleine de flics, de filles et de truands. Au milieu de cette tourbe, d’autres hommes rôdaient, le calibre en batterie, à sa recherche.
La mort était présente. Elle attendait sous le crachin, sur les marches du métro, à la porte du bar. Elle parlait à travers la voix du crieur de journaux, la trompe grave de l’autobus. Elle riait dans le rire des filles et se faisait courtoise lorsque le maître d’hôtel s’inclinait devant un client. Elle était là, omniprésente. Et ses yeux creux, à travers les glaces mouillées de pluie, observaient Balthazar. Elle était patiente. Elle attendait l’heure où ce serait le tour de l’homme d’aller frapper chez saint Pierre.
— Mais qu’est-ce que tu as ? demanda Gisèle. Tu es tout drôle !
Tu parles ! lorsqu’une bande de malfrats vous cherche pour vous buter et que les flics errent à votre recherche, il n’y a pas de quoi chanter une chanson à boire.
— Tu as encore bu ! dit la poupée. Je suis sûre que tu as passé ta journée à te pocharder.
Il avait bu, c’est vrai. Mais il ne se voyait pas soûl. Il pensait qu’il ne serait plus jamais soûl. L’alcool glissait sur lui comme la pluie sur un toit d’ardoises.
— Rentrons, veux-tu ? Ce soir, je veux rester avec toi.
Autrefois, c’était lui qui insistait pour l’entraîner. Maintenant elle avait pris une telle habitude qu’il n’avait même pas besoin de le lui proposer.
Le regard de Balthazar, de nouveau, revint à la glace. De l’autre côté de la rue, une rame de métro, illuminée, plongeait vers le tunnel.
Qu’est-ce qui lui adviendrait dehors, bon Dieu ? Est-ce que ces salauds n’attendaient pas qu’il sorte pour le flinguer ?
Il avait déjà échappé deux fois au coup dur. Jamais deux sans trois, dit le proverbe. Et peut-être que la troisième…
Et brusquement le souvenir du type qui le suivait et qui avait abattu Riton lui revint. Il l’avait oublié, celui-là. Qu’est-ce que c’était que ce phénomène ? Jusqu’au dernier moment, il l’avait pris pour un flic ou, au moins, pour un gars de la bande à Scipioni. Mais un flic n’aurait jamais fait ça et un homme de Scipioni n’aurait pas fusillé un de ses copains.
C’était à n’y rien comprendre. Il devait y avoir un malentendu. Peut-être que ce pauvre diable était traqué, lui aussi. Et, comme Balthazar, il se prenait pour le nombril du monde. Tous les gens, croyait-il, s’occupaient de lui, participaient à sa vie. Lorsqu’il avait vu l’autre sortir son feu, avec son sourire de jean-foutre, il s’était cru visé et il avait tiré le premier.
Balthazar éprouva pour lui une sorte de pitié. Il ne se rendait pas compte que sa situation n’était pas meilleure et qu’il était traqué, lui aussi. Pourquoi diable… bon Dieu… avait-il descendu Moreno ? Jamais, jusqu’à maintenant, il n’avait autant regretté cette affaire. Et pourtant, c’était Moreno ou lui, ce soir-là. Moreno ou lui. Ils étaient tout seuls au milieu du monde et les autres n’existaient pas. Ils s’étaient d’un seul coup libérés des chaînes de la morale et des lois. Il n’y avait plus devant chacun d’eux que le petit trou noir du revolver, implacable. Or, dans ce milieu-là, celui qui a raison, c’est celui qui tire vite, juste — et le premier.
Il avait tiré le premier. Et maintenant Scipioni lui filait le train. Et les flics menaient leur enquête, patients et tenaces comme des fourmis.
— Non, dit-il soudain. Pas chez moi. Chez toi, si tu veux.
Gisèle abandonna sa main et se recula.
— Pourquoi ? fit-elle, brusquement. Ta dulcinée t’attend ?
Balthazar haussa les épaules.
— Qui veux-tu qui m’attende ? Je suis seul. Je n’ai que toi.
— Ne raconte pas d’histoires, répliqua Gisèle. Tu me prends pour une imbécile ? Il y a longtemps que je l’ai compris. Tu as une autre femme. Et tu l’as installée chez toi.
— C’est idiot, fit Balthazar, sans conviction. Complètement idiot.
— Alors, allons chez toi ?
Elle avait retrouvé son air agressif. Elle n’était plus la petite femme attendrie qu’elle était cinq minutes auparavant.
— Non, répondit-il, nettement.
Il ne pouvait tout de même pas lui dire qu’il avait peur de rentrer chez lui, qu’il était en danger et que celui qui taperait à la porte, demain matin, serait, de toute manière, un ennemi.
— Non. Chez toi, si tu veux.
— Zut ! répondit-elle, avec un regard furieux.
Elle se leva, rafla son sac à main sur la table et gagna la porte.
Il l’entrevit, lorsqu’elle eut franchi le seuil. Elle n’était plus qu’une ombre, parmi les autres ombres menaçantes.
Quand elle sortit, on entendit plus nettement le cri rouillé du marchand de marrons.
Il pleuvait toujours.