I

Balthazar écarta légèrement le rideau de tulle de sa fenêtre. En bas, de l’autre côté de la rue Victor-Hugo, le type faisait toujours les cent pas. Il était grand et maigre, plutôt jeune et parfaitement anonyme. Personne en le croisant, n’aurait prêté attention à cette silhouette neutre. Ce pouvait aussi bien être un amoureux attendant une jeune fille qu’un monsieur qui avait rendez-vous avec un copain pour aller faire la traditionnelle belote.

Il était six heures du soir ; la nuit, maintenant était complètement tombée, et tout cela n’avait rien d’extraordinaire pour le passant.

Pour Balthazar, c’était autre chose. Il savait, lui, que l’homme était là depuis neuf heures du matin au moins. Lorsqu’il avait voulu descendre pour aller rejoindre Gisèle et qu’il avait regardé par la fenêtre, par habitude, comme tous les matins depuis cette sale Histoire, il l’avait aperçu.

Il avait attendu un moment, essayant de se persuader que l’homme était là par hasard, qu’il attendait une fille ou un camarade, ou un autobus. Mais depuis neuf heures du matin il était passé des centaines de filles — ce n’est pas ce qui manque à Levallois —, des centaines de jeunes gens, et presque autant d’autobus. L’homme était toujours là.

Cette fois, Balthazar avait compris que la partie s’engageait. Et malheureusement, elle s’engageait mal. Comment, diable, ces salauds-là avaient-ils réussi à avoir son adresse ? C’est grand, Levallois, et c’est vague, Balthazar. Pour retrouver un type qui s’appelle Balthazar et dont on ne connaît rien, pas même le nom de famille, dans un bled pareil, c’est plutôt coton.

Ce n’était pas un flic. D’abord, les flics, dans ce genre d’affaires, ils sont toujours deux, ils ne s’aventurent pas seuls, c’est trop risqué, et d’ailleurs, c’est interdit. En outre, un flic, il n’aurait pas hésité. Il aurait grimpé l’escalier, frappé à la porte et, une main sur son revolver, il aurait exhibé sa carte. À partir de ce moment-là, tout serait allé à la fois très vite et très lentement et, à cette heure-ci, Balthazar serait au Dépôt, en train de méditer sur les inconvénients que présentent certaines fréquentations.

Lui, de toute manière, il savait ce qui l’attendait. Ça faisait des jours qu’il le savait, et parfois, la nuit, il se réveillait, couvert de sueur, le cœur serré par une frousse affreuse. Le reste du temps, terré dans son lit, il le passait à essayer d’oublier son cauchemar et à calmer ce tremblement qui le secouait de la tête aux pieds. Mais rien à faire ! Il ne pouvait pas ne pas évoquer les pas lourds dans l’escalier, le poing qui heurte la porte et la voix rude qui crie : Police !

Rien à faire. Rien. Cette histoire l’avait marqué comme un fer rouge. Il n’aurait jamais pensé que c’était à la fois si facile et si compliqué de tuer un homme. Si facile parce qu’il suffit d’un rien, d’un tout petit geste sans importance, un doigt qui se crispe sur un petit bout de métal, et ça y est. La mort vole à travers la pièce, avec un sifflement de reptile.

Si compliqué parce que la bagarre commence vraiment une fois que le type est étendu dans son sang, au milieu de la pièce. C’est à ce moment-là qu’interviennent les anges des ténèbres, ceux qui viennent la nuit chuchoter des menaces à votre oreille, ceux qui mettent constamment, devant vos yeux, l’image du mort, ridicule et néfaste, avec ses jambes écartées, ses mains plaquées sur son visage, et ses yeux grands ouverts.

Les premiers temps, lorsque Gisèle venait coucher avec lui, il la trouvait parfois, en se réveillant, penchée sur lui, inquiète.

— Tu es malade, chéri ?

Tu parles ! malade de frousse, oui ! d’une énorme frousse rentrée qu’il ne pouvait confier à personne. Il portait la peur en lui comme d’autres une hérédité alcoolique, elle était toujours présente et, à certains moments, agissante. Elle l’amenait à commettre des actes inexplicables, à laisser échapper des mots qu’il ne reconnaissait pas, comme si quelqu’un d’autre les avait dits à sa place. Il en était arrivé à avoir même peur de Gisèle. Il avait peur surtout de ce qu’il pouvait dire en songe, lorsqu’elle couchait avec lui. Il faut se méfier de son subconscient. C’est un ennemi qu’on porte en soi. Il fait parfois, pour son propre compte, des confidences, laisse échapper certains aveux. Il y a des tas de gars, comme ça, qui en savent quelque chose.

Et maintenant, bien sûr, ça ne marchait plus du tout avec Gisèle. Elle ne comprenait pas qu’il ne la veuille plus dans son lit et qu’il demeure silencieux et prostré lorsqu’il était avec elle. Ou alors il riait aux éclats et l’entraînait dans des courses extravagantes. Elle en était arrivée tout naturellement à cette conclusion, d’abord qu’il la trompait, ensuite qu’il s’était mis à boire.

Pourtant, jamais il ne l’avait autant aimée. Elle était le seul lien qui lui restât avec ce monde de salopards, elle était le seul être sur l’épaule duquel il puisse appuyer sa tête. À ces moments-là, on aurait dit qu’elle comprenait. Elle passait doucement sa main dans ses cheveux, sans mot dire, comme sa mère le faisait autrefois. Autrefois ! Il y avait combien de siècles ?

Balthazar revint à la fenêtre, écarta à nouveau le rideau. La nuit maintenant était complètement tombée et le type était toujours là. Il y avait passé la journée, ce fumier. À peine si, à midi, un de ses copains l’avait remplacé pour lui permettre d’aller casser la croûte.

Au fond de Levallois, du côté des usines, le ciel était rouge. Une petite pluie obstinée commençait à tomber et les trottoirs luisaient doucement, reflétant les néons multicolores que parfois des silhouettes noires traversaient.

L’homme s’abritait sous une porte cochère, en face. Balthazar pouvait distinguer la tache claire de sa gabardine.

Il n’osait pas allumer la lumière. Il espérait, sans trop y croire, que le gars, supposant l’appartement vide, se débinerait. Mais peut-être attendrait-il que Balthazar rentre ?

Le jeune homme s’approcha de la table et se servit un grand verre de cognac. Il avait entamé la bouteille, le matin, pour se donner du cran. Il l’avait étrennée avec un petit verre, puis les verres avaient grandi et maintenant il ne restait plus au fond de la bouteille que quelques gouttes d’alcool. Il n’avait pas mangé de la journée et Gisèle avait dû l’attendre en vain. Elle était certainement repartie furieuse.

Il avala le verre d’un trait. Une flèche de flamme le traversa et il s’aperçut, seulement à cet instant, que l’air puait le tabac et que tous les cendriers étaient pleins de mégots.

— Bon Dieu ! murmura-t-il. Bon Dieu de bon Dieu !

C’est tout ce qu’il avait trouvé à dire depuis le matin. Il était tellement sûr d’être fichu, qu’il n’avait même pas essayé de mettre au point une combine pour sortir de là. Il jouait perdant, d’avance.

Il alla ouvrir le tiroir de la commode et en sortit le mauser. Il tira le chargeur et l’examina. Il ne manquait qu’une balle, une seule. C’était celle qui lui avait servi à… Depuis, il ne s’en était pas servi, bien sûr. Et même il avait balancé l’automatique dans le tiroir pour ne plus le voir. Pourtant, il l’avait trimballé pendant des mois et, à ce moment-là, il lui était familier comme une pipe ou un mouchoir de poche.

Mais maintenant, de lui aussi il avait peur.

Balthazar remit le chargeur en place, tira la culasse pour faire glisser une balle dans le canon et leva lentement le revolver vers son front. Mais il se secoua. Ah non ! c’était trop bête. Il n’allait pas être cave, tout de même, au point de se tuer ? Alors, parce qu’il avait eu affaire à un salopard et qu’il lui avait réglé son compte, il fallait qu’il meure, lui aussi ? Il fallait qu’il paye les fautes des autres avec son sang et sa vie ? Pas question !

Il eut un rire grinçant, qu’il ne reconnut pas et se versa les dernières gouttes du cognac. Un coup de coude et, bonsoir, la bouteille était liquidée. Il ne lui restait plus aucun réconfort dans cette chambre sinistre, sombre, que les pinceaux des phares des voitures balayaient parfois.

Il revint à la fenêtre et se campa devant ce décor désastreux. Il resta là plusieurs minutes, les jambes écartées, en faisant sauter le mauser dans sa main. Puis il ouvrit doucement la fenêtre, avec mille précautions. Une bouffée d’air glacé entra dans la pièce en même temps que le vrombissement lourd de l’autobus, qui approchait.

La rue, peu à peu, devenait déserte. La pluie avait cessé. L’homme était toujours là, dans l’encoignure de la porte.

Balthazar ouvrit un peu plus la croisée et recula. L’autobus était à deux pas, maintenant. Le jeune homme leva son automatique, visa soigneusement. Au moment où l’autobus passait sous ses fenêtres, il tira.

Il vit l’homme chanceler, porter les mains à sa poitrine, faire deux pas en avant et s’écrouler dans le ruisseau. Le bruit de l’autobus avait couvert la détonation. Seuls quelques passants se retournèrent et deux d’entre eux revinrent sur leurs pas.

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