Gisèle se rendit soudain compte qu’il faisait vraiment froid, ce qui était bon signe. Ça prouvait que l’instinct reprenait le dessus et que tout n’était pas fichu.
De la musique sourdait d’une brasserie. Elle s’arrêta un instant et regarda à travers les glaces embuées. La salle était pleine à craquer. Il y avait des gens qui soupaient et, au fond, sur une scène dérisoire, un type s’efforçait d’égayer la foule. Il y parvenait sans doute fort bien, mais vu de la rue, il ressemblait à un pantin hystérique.
Gisèle poussa la porte. Elle n’était pas riche. Sa vie était une véritable tapisserie d’économies et de petites combines pour joindre les deux bouts. Mais ce soir tant pis, ce n’était pas un soir comme les autres et elle se sentait trop seule.
Et puis il faisait froid et la pluie devenait plus forte. Instinctivement, elle essayait de trouver un peu de chaleur auprès de ces gens que la joie illuminait.
Elle se faufila entre les tables, timidement. Pour trouver une place, ce fut coton. Tout était pris. Mais finalement, elle dénicha une demi-table. C’est-à-dire qu’on lui permit de s’installer dans un coin qu’un couple occupait déjà.
Elle colla son dos contre la moleskine et frissonna. Puis la chaleur l’envahit, tout à coup. De sa place, elle pouvait voir tout le spectacle. Sur la scène, un nouveau chanteur faisait des grâces. C’était un gars que personne ne connaissait, mais qui faisait suivre son nom de la mention « de la Radio ». Ça n’offensait personne, ça lui faisait plaisir et ça intéressait le public qui n’avait pas, ainsi, l’impression d’avoir affaire à une cloche.
Devant Gisèle une chaise restait libre. Le vieux couple, obligeamment, s’était serré pour lui faire un peu de place et là, à côté de ces braves gens, elle se sentait en sécurité.
Un type ruisselant entra, quitta ses gants, regarda autour de lui et s’engagea dans la travée.
Elle le regardait venir. C’était bizarre. Elle avait la conviction que ce type, elle l’avait déjà vu quelque part, mais elle n’arrivait pas à savoir où. Tout ce dont elle se souvenait c’est que la première fois qu’elle l’avait rencontré, il lui avait paru antipathique et maintenant cette impression se solidifiait.
Et pourtant il avait une bonne tête, des traits pas tellement réguliers peut-être, mais il était balancé comme un athlète et il avait une laideur qui plaisait.
Malheureusement, René, le lieutenant de Scipioni, avait gardé de ses multiples séjours dans les maisons de l’administration pénitentiaire des manières cauteleuses, sournoises et le regard mobile de l’homme trop longtemps traqué.
Il parcourut la travée sans la quitter des yeux. Elle n’écoutait même pas le chanteur. Ce mec était salement inquiétant et elle le connaissait, elle était sûre qu’elle le connaissait. Elle comprit soudain qu’elle l’avait rencontré en compagnie de Balthazar, un beau soir. Et maintenant, elle se souvenait de tous les détails de la soirée. Elle se rappelait qu’il avait une voix trop fluide et des mots d’argot qu’elle ne comprenait pas. Il était penché vers Balthazar et il lui racontait des histoires où il était question de gaffes, de prévôts et de bourres. Il disait qu’il avait un condé sur une affaire toute cuite, mais qu’il fallait être plusieurs dans le coup et amener sa seringue.
Elle n’avait rien compris. Pourtant, l’argot, elle en connaissait un bout. Elle était née dans un coin où c’est comme qui dirait la langue diplomatique. Mais lui, Balthazar, il avait tout de suite compris et il avait dit oui.
Le type n’avait pas insisté. Il s’était levé et avait serré la main à tout le monde. Au revoir ! Et bon vent ! Gisèle était sûre que ce garçon était le mauvais génie de Balthazar.
René l’avait tout de suite reconnue.
Il hésita, se demandant s’il allait l’aborder. Cette souris, il l’avait aperçue une seule fois, avec Balthazar, mais quand on a travaillé dans la remonte, on sait reconnaître une fille dix ans après. C’est un métier qui nécessite de la mémoire.
Peut-être, cette fois-là, était-ce accidentel, mais peut-être aussi qu’elle avait rendez-vous avec Balthazar. En tout cas, ça vidait la peine de tenter le paquet, peut-être qu’il arriverait de cette manière à avoir des tuyaux sur ce salopard.
Évidemment, la poule pouvait être au courant et se tenir peinarde, mais ça l’aurait étonné, lui, René. Il connaissait bien Balthazar. Il avait travaillé avec lui et il savait que ce n’était pas un gars à faire des confidences aux femmes. Il se méfiait trop. Donc, si la pépée n’était pas affranchie du coup, avec un peu de baratin, elle arriverait à lâcher le morceau sans même s’en rendre compte.
René s’approcha de la table, saisit le dossier de la chaise, à tout hasard et s’inclina.
— Bonsoir, fit-il, avec un sourire trop doré. Vous ne me reconnaissez pas ?
— Je ne vous ai jamais vu, mentit Gisèle.
Elle était venue là pour être seule et tranquille, elle ne tenait pas à ce que ce peau-rouge vienne lui gâter sa soirée ou lui faire du rentre-dedans.
— Vous m’avez oublié, ce n’est pas gentil, répondit René.
Peu à peu, hypocritement, il tirait la chaise vers lui, prêt à poser ses fesses dessus au moindre signe de faiblesse de Gisèle.
— Je suis un ami de Balthazar.
— Et moi de Charlemagne. Laissez-moi tranquille.
— Vous permettez, monsieur ? fit une voix.
Gisèle leva les yeux. Un grand gaillard d’environ trente-cinq ans se tenait debout à côté de René. Lui aussi avait posé sa main sur le dossier de la chaise.
Le truand se retourna et regarda le nouveau venu avec étonnement.
— Qu’est-ce que vous voulez, vous ?
— Ma chaise, répondit l’autre. C’est défendu ?
— Non. Vous êtes avec madame ?
— Non. Mais cette place m’est réservée.
— Ah oui ? ricana René, en écrasant sa cigarette. Il sentait la colère monter en lui et se demandait si ça n’allait pas se terminer par une terrible peignée. La tête du nouvel arrivant ne lui plaisait pas du tout.
— Eh bien, moi, je suis avec madame, fit-il. Foutez-moi la paix. Décanillez.
— Je crois que j’ai mal compris, fit le gars, en affermissant son poing sur le dossier de la chaise. Mais ce que je sais c’est qu’aucun de nous n’a intérêt à provoquer des salades. Vous pigez ?
René se contint. Le type avait raison. Il y avait pas mal d’eau dans le gaz, ces temps-ci. Ce n’était pas le moment de compliquer les choses en provoquant une bagarre dans un endroit paisible. Les flics fouilleraient le passé, et le présent de chacun des combattants, et il se trouverait bien quelqu’un pour transformer l’avenir en un certain nombre de mois de taule. En mettant, bien sûr, les choses au mieux.
Mais si jamais, par hasard, ils mettaient le nez dans l’affaire Scipioni, ça sentirait le brûlé pour de bon. Association de malfaiteurs, agressions à main armée, la nuit, sur des établissements publics et, pour couronner, tentatives d’assassinats. Un vrai cas d’assises. Sans parler, naturellement des complications que l’exécution de Bob allait entraîner.
— J’étais là le premier, insista-t-il.
— J’ai retenu cette place par téléphone.
— Où qu’il est, alors, le maître d’hôtel ? Et vous louez des places qui tournent le dos à la scène ?
— Si ça m’amuse !
— Ça va, mon petit gars, admit René, vaincu. Mais on se retrouvera, fais-moi confiance. On aura mieux l’occasion de causer tous les deux, alors.
— Quand tu voudras, sourit le nouveau venu. Ça sera l’occasion d’une belle rigolade. Au revoir.
René partit en grommelant et l’autre s’assit, la gueule enfarinée.
— Vous vous croyez peut-être malin, n’est-ce pas ? gronda Gisèle. Mais vous êtes aussi bête que lui.
— C’est possible, répondit le jeune homme, flegmatique. Mais moi, je suis là, et lui, dans le décor. C’est un de vos amis ?
— Non. C’était un casse-pied comme vous, pas plus. Je suis venue ici pour être tranquille, fichez-moi la paix.
— On va d’abord boire un verre tous les deux et ensuite je vous raconterai quelque chose.
— Gardez votre pognon pour votre femme et vos enfants. Vous ne m’intéressez pas du tout.
— Peut-être. Mais mon histoire, elle, vous intéressera.
— Ça m’étonnerait.
— Vous le connaissez, le gars que je viens d’éjecter grossièrement ?
— Non.
— Il s’appelle René. C’est un tueur. Comment ça se fait que vous le connaissiez ?
Gisèle se laissa aller en arrière et souffla deux jets de fumée par les narines.
— Et vous, je vous connais ?
— Non.
— Pourtant vous êtes assis à ma table. Et Dieu sait si vous vous êtes donné du mal pour y arriver. Lui, c’est la même chose.
— Bon, bon ! fit le mec. En tout cas, je vous le dis, faites attention à lui. Ce type est dangereux.
Gisèle sentit un frisson descendre de sa nuque à sa croupe. Ainsi, c’était un tueur que fréquentait Balthazar. Et quel genre d’affaire pouvait-il traiter avec un tueur ? Lorsqu’elle lui avait demandé ce que l’homme lui avait proposé, Balthazar avait répondu qu’il s’agissait d’une représentation en montres bon marché et bijoux de pacotilles. Il fallait grimper les étages et aller les proposer dans les appartements et aux concierges. Plus tard, il avait assuré qu’il n’y avait pas la vie à gagner et qu’il avait laissé tomber.
Tout ça paraissait bien extraordinaire à la jeune femme. Un tueur propose rarement des affaires honnêtes à ses amis. Dans toutes ses combines, il y a du sang. Elle avait déjà vu ça au cinéma et c’était comme ça que ça se passait dans tous les romans qu’elle avait lus.
Il ne lui venait même pas à l’idée de mettre en doute la parole de l’inconnu. Il était trop sympathique et trop beau, surtout. Elle ne pouvait faire moins que d’accepter un verre.
C’est comme ça que commencent toutes les aventures. Sur le coup de minuit, le vieux couple qui partageait leur table était parti, les fantaisies, sur la scène, étaient de plus en plus fantaisistes et le champagne était excellent.
Gisèle ne pensait plus à Balthazar. Elle avait chaud et elle était heureuse. Toute cette atmosphère d’inquiétude dans laquelle elle avait vécu ces jours derniers n’existait plus, elle était complètement oubliée.
Le jeune homme était venu s’asseoir à côté d’elle, sur la banquette, il avait passé son bras autour de ses épaules et il la serrait contre lui. Elle ne protestait pas. Il lui semblait qu’une vie nouvelle commençait.
Le gars, paraît-il, s’appelait Paul. C’est à peu près tout ce qu’elle savait de lui et ça lui suffisait. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas été à pareille fête.
Le jeune homme fréta un taxi pour la ramener chez elle. Dans l’ombre vertigineuse qui tournait autour de la voiture, brouillée de néons, de feux rouges et verts et de phares jaunes, elle se blottissait dans les bras de Paul. Il la serrait contre lui, de plus en plus fort. Il avait passé un bras sous son aisselle et pétrissait son sein, tandis que ses lèvres se rapprochaient des siennes.
Gisèle ne protestait pas. Peu à peu elle sentait un plaisir trouble l’engourdir et c’était elle, maintenant, qui respirait trop fort.
Paul changea de place et, cette fois, elle fut tout contre lui. Une main tiède et tremblante se posa sur son genou, remonta le long du bas et s’arrêta sur la chair des cuisses.
Et, tout à coup, cette main s’empara d’elle, la pétrit, la posséda. Elle gémit et lorsque la voiture s’arrêta devant sa porte :
— Je peux venir ? demanda Paul.
— Viens… souffla-t-elle.
Une autre voiture s’était arrêtée au bout de la rue. René descendit, paya le chauffeur et s’approcha directement. Il nota mentalement l’adresse de la fille et repartit à pied, sous la pluie qui tombait toujours. On aurait dit que le vent bousculait la lumière des réverbères.
Il était content de lui. Bien sûr, ça pouvait louper et ce qui venait de se passer ce soir semblait prouver qu’entre Gisèle et Balthazar l’histoire était classée. Mais quelque chose lui disait qu’il fallait revenir là et continuer à suivre la fille.
Après tout, c’était peut-être parce qu’il avait envie de la baiser, lui aussi.
Mais il sortit son calibre et l’examina. Puis il rentra se coucher. Demain serait un autre jour.