VII

En sortant du bar, Délai, malgré la pluie, se sentit mieux. Dans la pièce où, avec Scipioni, ils avaient attendu les nouvelles, l’atmosphère était étouffante. Il y faisait une chaleur saharienne et la fumée du tabac piquait les yeux.

Délai avait préféré fiche le camp. Il en avait assez, de ce corps de garde. Du reste, qui aurait-il attendu ? Bob ne reviendrait jamais, Balthazar l’avait liquidé, et Riton, parti en chasse, ne donnerait pas de ses nouvelles avant qu’il ait rejoint le tueur. Ça pouvait être tout de suite comme demain matin, c’est-à-dire presque tout à l’heure. Et il pouvait aussi ne revenir que dans huit jours. C’était un gars qui avait gardé les habitudes contractées pendant la guerre, quand il traquait les agents allemands. Il ne rejoignait sa base que lorsque sa mission était accomplie. Délai, qui l’avait connu à cette époque-là, le savait bien. Ils avaient travaillé ensemble.

Les autres copains du réseau avaient repris leurs activités normales. L’un avait retrouvé sa pharmacie, l’autre sa boutique. Certains étaient revenus à leur bureau et d’autres continuaient, comme avant-guerre, à travailler dans les usines ou sur les chantiers.

Eux, ils n’avaient pas pu s’adapter. Déjà, avant la guerre, ils étaient désaxés. Le chômage leur avait donné de sales habitudes. Malheureusement ces sales habitudes leur avaient rapporté pas mal de pognon. Oui, pas mal. De là à se demander pourquoi ils se seraient esquintés le tempérament à gratter chez Citroën, il n’y avait qu’un pas.

Là-dessus, le pays avait eu des mots avec les Allemands et on les avait poliment priés d’aller faire un tour au casse-pipe. Ils étaient revenus pour plonger dans le marché noir, bien entendu. Comme la police leur cherchait des histoires et que les frizous leur cassaient les pieds, ils s’étaient brusquement senti une âme de patriote et ils avaient commencé à comploter. Ça avait commencé comme un jeu, jusqu’au jour où ils s’étaient aperçus que la Résistance ça laissait aussi de jolis petits bénéfices, lorsqu’on était un peu dégourdi et qu’on savait y faire.

Les mains enfoncées dans les poches, Délai marchait sous la pluie. Il aimait mieux encore ça que de rester à boucaner dans la turne à Scipioni. Il avait mal à la tête, il était fatigué et il n’était pas content du tout. Il ne pouvait pas oublier les deux cent mille francs qu’il venait de laisser sur le tapis vert. C’était idiot de perdre ainsi une galette aussi dangereusement gagnée. Et, de toute manière, Délai n’aimait pas perdre de l’argent, il n’était pas beau joueur.

Oui, cette douche glacée lui ferait du bien, l’air frais laverait ses bronches empoisonnées par la fumée. Déjà il se sentait mieux.

Il habitait dans un petit hôtel de la rue de Douai. C’était à deux pas de la rue Choron où Scipioni avait son bar. De toute façon, ça ne valait pas la peine de prendre un taxi.

À la hauteur de la rue Navarin, il était déjà trempé comme une grenouille, mais il ne s’en souciait pas. Il voyait maintenant tout ce qu’il aurait pu faire avec ces deux cent mille francs. De toute manière, avec quelques autres centaines de sacs qu’il aurait peu à peu réussi à mettre à gauche, ça lui aurait permis d’acheter une guinguette, quelque part sur la Marne, d’ici quelque temps, et de vivre peinard. Il avait deux ou trois copains qui s’étaient déjà retirés de la circulation et qui vivaient, là-bas, respectés de tous, bien à l’abri de la police.

Il était furieux contre lui-même et il se jura de ne plus toucher une carte ou un dé. Sauf pour jouer l’apéro, et encore ! Mais chaque soir, il disait ça et le lendemain, lorsque les copains préparaient la table de poker, il tremblait d’impatience. Chaque fois, il se promettait de jouer très peu, chaque fois, inexorablement, il paumait tout ce qu’il avait sur lui. Ça durait comme ça depuis un mois.

C’est ainsi qu’il avait été obligé, il y avait une quinzaine, d’emprunter cent sacs à Angelo. Il lui avait promis de les lui rendre dans les quarante-huit heures. Et depuis il évitait de rencontrer Angelo. Il n’osait pas lui avouer qu’il était raide. Ce soir, si, au lieu de perdre bêtement ces deux cents billets, il en avait porté la moitié au Corse, ça lui aurait enlevé un gros souci. Et l’autre n’aurait rien dit sur le retard, parce qu’il aurait vu qu’il était régulier. Et c’est précisément ça qui le gênait : il n’avait pas été correct, lui, Délai. C’était la première fois que ça lui arrivait dans sa foutue vie.

Ce soir, le cafard pesait sur ses épaules autant que la pluie, que la nuit et le ciel lourd. Il lui entrait par les yeux, par le nez et par la bouche et l’envahissait lentement. Déjà il en était plein et il irradiait la mélancolie. Il se trimballait dans les rues désertes comme un homme qui vient de perdre à la fois sa femme, son gosse, son boulot et son appartement.

Il poussa, sans même s’en rendre compte, la porte d’un bar trop chic, aux tabourets trop hauts et aux lumières tellement tamisées qu’on n’aurait pas pu y lire son journal.

Un barman blafard, encore plus cafardeux que Délai, se précipita vers ce client inespéré.

— Un scotch, demanda Délai.

Il se demanda pourquoi il avait commandé un whisky, lui qui ne buvait jamais que du cognac, en matière d’alcool. Sans doute était-ce par ce besoin qu’éprouvent toujours les joueurs, après une partie perdue, de dilapider ce qui leur reste, parce que, n’est-ce pas, au point où on en est !.. Ou alors c’était l’atmosphère trop luxueuse de cette boîte sinistre. Délai ne voulait pas passer pour une cloche.

Il but lentement son scotch, mais sans lâcher son verre, puis il s’aperçut qu’il s’embêtait ferme là-dedans et qu’il ferait mieux de filer.

Il allongea cinq cents francs et sortit sous le regard navré du barman qui, pourtant, n’en avait pas espéré tant.

Dehors, la pluie et le vent, à nouveau se ruèrent sur lui.

— Salut, dit une voix, dans son dos, comme il arrivait au coin de la rue Victor-Massé.

Délai se retourna brusquement. Un homme sortait lentement de l’ombre, le chapeau ruisselant baissé sur les yeux, le col relevé et les mains enfoncées dans les poches de la gabardine.

— Salut, répéta-t-il, en s’arrêtant devant lui, je t’ai vu entrer dans ce bar, mais je n’étais pas sûr que ce soit toi. J’ai préféré t’attendre dehors. Le patron de cette boîte est un indic. Je n’y fous pas les pieds.

Délai blêmit. Il venait de reconnaître Angelo.

— Salut, fit-il, avec un sourire torve. Je ne t’avais pas vu.

L’autre ricana.

— Il y a d’ailleurs longtemps qu’on ne s’était pas vus, pas vrai ? Une bonne quinzaine. Exactement depuis le jour où tu m’as emprunté ces cent sacs, que tu devais me rendre quarante-huit heures après.

— J’ai pas pu, Angelo, bredouilla Délai. Je te jure que j’ai pas pu. Je comptais sur une affaire qui ne s’est pas faite.

— Ah oui ! fit Angelo, paisiblement. C’est pour ça que tu as oublié le chemin du bistrot, sans doute ? Ça a dû te faire un tel choc, ce coup loupé, que ça t’a collé de l’amnésie.

Dans la poche droite, la main d’Angelo faisait une bosse étrange. Une goutte d’eau pendait au bord de son chapeau. La lumière du réverbère, qui l’éclairait par-derrière, en faisait tour à tour une émeraude et un rubis. Délai ne pouvait s’empêcher de la regarder, comme si elle devait lui porter chance.

— Ça m’embêtait de pas pouvoir te banquer comme convenu, expliqua Délai, qui tremblait.

Peu à peu, sa main descendait vers la poche de son veston, à travers la doublure de son imperméable. Son feu était garé là. S’il parvenait à l’atteindre, il se sentirait tout de suite beaucoup mieux.

Et tout à coup ses doigts frôlèrent la tiédeur familière de l’arme. Son pouce fit sauter le cran d’arrêt.

Ce fut comme s’il buvait de l’alcool, une flamme le traversa.

— Ça ne fait rien, ça ne fait rien, dit Angelo, bonhomme. Du moment que maintenant tu le peux, ça n’a pas d’importance. Je te reprochais seulement de ne pas être venu m’expliquer.

La gorge de Délai se noua et ses doigts se crispèrent sur l’automatique.

— Je ne le peux pas, Angelo, fit-il, d’une voix rauque. Je ne le peux pas encore. J’ai paumé tout ce que j’ai voulu, ce soir, chez Scipioni. Demain, je me débrouillerai.

— Tu ne peux pas, hein ? siffla le Corse. Tant pis pour toi.

Son bras eut une détente brusque. En même temps, Délai appuya sur la gâchette, une fois, deux fois.

Angelo grimaça et tira à son tour. Une balle l’avait atteint au bras gauche, mais ce n’était rien, l’autre était allée se perdre le diable sait où.

Délai ouvrit la bouche et toussa. Un peu de fumée sortait de sa poche trouée, là où il avait tiré, mais ce n’était pas ça qui comptait, c’étaient les deux trous que les balles d’Angelo avaient faits dans sa poitrine et par lesquels l’air entrait en sifflant. Et plus Délai respirait, moins il parvenait à rattraper son souffle.

Il tituba et s’appuya au mur. Il se sentait vide, terriblement vide. Quelque chose fuyait de lui, comme une source.

À travers un voile rose, il vit Angelo qui s’éloignait en courant, passait sous un réverbère et disparaissait dans la nuit.

Il roula à terre et perdit connaissance.

✴ ✴ ✴

— Encore un ! s’exclama l’agent cycliste qui le ramassa. C’est le troisième cette nuit.

— Il est mort ? demanda son compagnon.

— Tout ce qu’il y a de plus ratatiné.

Les flics n’ont jamais été des as, en fait d’oraisons funèbres.

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