XXIII

À onze heures, Scipioni commença à en avoir plein le dos de se trimballer sous ce ciel terne. L’éclairage était si mauvais que, déjà, certains restaurants du faubourg Montmartre avaient allumé leurs néons. Le brouillard avait imprégné le pardessus du Rital et il lui semblait qu’il portait une chape de plomb. Le poids du luger qu’il gardait dans la poche, prêt à tirer, achevait de compliquer les choses.

Il y avait au moins une heure qu’il n’avait pas échangé une phrase avec Auguste. C’était un gars avec lequel il était difficile de discuter. Sa conversation se bornait à des commentaires sur les fesses des femmes qu’on croisait ou à des considérations générales sur les derniers événements sportifs. Le reste, il s’en foutait. Peut-être qu’il ne s’en rendait même pas compte. Pourtant, ils étaient en chasse et, cette fois, ce n’était pas du chiqué.

Scipioni, en quelque sorte, il jetait son bonnet par-dessus les moulins. Il prenait l’affaire en mains. Comme il l’avait démontré à ses copains, si Balthazar s’allongeait, eux, ils payeraient peut-être plus cher que lui, en définitive. Il fallait que tout le monde plonge dans la baille. Il aurait rencontré Balthazar maintenant, au milieu de la foule, il le flinguait aussi sec. Il se serait débrouillé ensuite pour se carapater. C’était facile, dans cette tourbe pleine de courants contraires. C’était une chance à risquer.

Seulement, voilà, il ne pouvait pas jointer le jeune homme. Ils avaient fait tous les bistrots que fréquentait le type. Rien du tout. Personne ne l’avait vu.

Un moment auparavant, il avait téléphoné à Suzy, comme convenu. René avait laissé un message. Il était à Levallois. Il s’était débrouillé pour entrer dans le logement de Balthazar. Il était vide et en désordre. Sur le tapis, il avait trouvé une douille de quarante-cinq. Et, comme par hasard, c’était juste en face de la fenêtre qu’on avait retrouvé Bob, le nez dans le ruisseau et le raisiné en débandade.

Il était redescendu et avait expliqué à la concierge que son copain n’était pas là et qu’il reviendrait. Y avait-il une commission ? Non, pas de commission. Il repasserait un autre jour.

Scipioni n’avait pas besoin de cette preuve supplémentaire, mais il fut content que René mette la main à la pâte avec autant de culot. Suzy avait demandé où il se trouvait et René lui avait répondu qu’il téléphonait du tabac du coin. Il retéléphonerait plus tard pour les ordres. Lui continuait son enquête.

— Allons boire un verre, dit Scipioni. J’en ai plein le dos de cette ruine. Ça me fout le cafard.

Effectivement, ce n’était pas beau à voir. La rue étroite était bourrée de gens qui trottaient dans tous les sens, empiétaient sur la chaussée et pataugeaient dans la boue que toutes les semelles qui étaient passées là depuis le matin avaient déposée. Les filles s’abritaient sous des parapluies multicolores et les hommes essayaient de se frayer le plus rapidement possible une route au milieu de cette marée. Ils avaient relevé le col de leur imperméable et enfonçaient la tête dans leurs épaules.

Scipioni poussa la porte d’un bar et entra, suivi d’Auguste. Il salua d’un clin d’œil quelques truands qu’il connaissait et alla s’accouder au zinc. Un barman accourut.

— Qu’est-ce que ça sera, monsieur Scipioni ?

— Deux scotches, répondit le Rital, sans demander son avis à Auguste.

Le barman s’éloigna et revint avec une bouteille de whisky et deux verres. Il les avait à peine posés sur la table que Scipioni sentit dans son dos une sorte de frôlement, puis, aussitôt, quelque chose de dur et de pointu se posa sur ses reins.

— Police, dit un type, à voix basse. Si tu bronches, je te lessive.

Scipioni frémit et essaya de se retourner.

— Bronche pas, je t’ai dit, murmura la voix.

L’Italien s’aperçut qu’un inconnu se tenait également serré contre Auguste et que celui-ci tremblait.

Une main le fouilla rapidement et lui enleva son feu.

— Tu peux te tourner maintenant. Mais pas de pétard, hein ? Sans quoi…

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Je te donnerai la copie de ton mandat d’arrêt tout à l’heure.

Scipioni se retourna lentement. Il se tenait à carreau. Il se rendait compte que l’autre le descendrait immédiatement s’il essayait de jouer au petit soldat.

Il y eut un déclic et ses poignets furent pris dans des menottes. Et des menottes à coulisse, s’il vous plaît, c’est-à-dire diablement serrées.

— Passe. On s’en va.

L’opération avait beau être discrète, ça n’avait pas empêché les clients de s’apercevoir qu’il se passait là quelque chose d’anormal.

— Et les consommations ?

— T’en fais pas pour les consommations. On s’en charge… s’pas, Fredy ?

Le barman fit un léger signe d’acquiescement.

Scipioni passa le premier, suivi d’Auguste. Une grosse limousine noire de la police les attendait devant la porte.

— Monte, dit l’inspecteur. Le patron veut faire ta connaissance. Il veut te raconter Alice au pays des merveilles. Tu verras, c’est passionnant.

✴ ✴ ✴

L’inspecteur Noue était assis devant un verre de calva que lui avait offert la concierge. Son collègue, lui, était debout devant la cheminée et se rôtissait les fesses, le verre à la main. Il couvait la grippe et n’arrivait pas à se réchauffer. De la manière dont il était installé, on ne pouvait pas le voir de la cour.

— Vous ne l’avez pas vu depuis hier soir, dites-vous ?

— Non, monsieur, dit la pipelette. À mon avis, il a dû filer ce matin de bonne heure.

Les deux hommes échangèrent un regard. Évidemment, la vieille était de bonne foi. Balthazar avait dû se carapater en souplesse, sitôt son coup fait. Et maintenant, pour le récupérer, ça allait être plutôt compliqué. Sûrement qu’il n’allait pas trimballer son blaze dans tous les hôtels de Paris, borgnes ou pas. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était se planquer chez un copain.

Or, à part la bande à Scipioni, — et ce n’était sûrement pas là qu’il irait se planquer — on ne lui en connaissait aucun. C’était un mec qui était blanc, et on ne savait rien de ses autres relations. La police, jusqu’à présent, n’avait pas eu l’occasion de le surveiller.

Tout à l’heure, les poulets étaient montés jusque chez lui. Ils avaient trouvé une bouteille sur la table, un verre cassé et, à côté de la fenêtre ouverte, la douille d’une balle de mauser quarante-cinq. Tout ça justifiait parfaitement les déclarations de Nestor.

À ce moment-là, quelqu’un frappa à la porte et entra. C’était un grand type basané, vêtu d’un pardessus jaune, avec des godasses somptueuses et un chapeau marron. Une trop grosse bague brillait à son annulaire.

Noue se crispa, mais ne broncha pas. Ce gnard-là, il le connaissait. Il n’aurait pas pu mettre de nom sur ce visage rude, aux traits marqués, mais il l’avait déjà rencontré, ça ne faisait pas l’ombre d’un doute. Il était bougrement physionomiste, c’était son métier.

— S’cusez-moi, dit le gars, en touchant le bord de son chapeau. Vous n’avez pas vu mon copain Balthazar ?

Au fond de la pièce, l’inspecteur Renaud sursauta. Noue lui cligna discrètement de l’œil, pour qu’il la boucle.

— Non, répondit la concierge.

Et elle lui répéta ce qu’elle savait, qui n’était pas grand-chose, et qu’elle avait déjà raconté aux poulets.

— Merci, dit le gnard… Et vous ne savez pas quand il rentrera ?

— J’en sais rien.

— Alors, je repasserai. Merci.

Le mec, à nouveau, toucha le bord de son chapeau, referma la porte et disparut.

— Qu’est-ce que tu dis de ça ? demanda Noue à son collègue.

L’autre haussa les épaules et ne répondit pas, mais ses yeux brillaient.

René traversa la rue en courant, à cause de l’averse qui, maintenant, tombait drue. Il se jeta dans le tabac en face et commanda un pastis. Puis il partit au téléphone.

Il n’avait pas plutôt disparu que les deux poulets entraient à leur tour et demandaient des demis.

— Il s’est taillé, je te dis, dit Renaud.

— Ça m’épaterait, répondit l’autre. On est sortis derrière lui et la rue était vide. Il ne s’est pas envolé, non ? Je te dis qu’il est ici. Avec toute la flotte qui dégringole, il n’a pas dû aller bien loin.

Malgré l’heure, la salle était vide. Il n’y avait, au fond, bien serré sur la moleskine, qu’un couple d’amoureux. Le garçon arriva avec un verre, le posa sur le zinc, revint avec une bouteille de pastis et une carafe d’eau, comme s’il servait un fantôme.

Noue cligna de l’œil et désigna le verre à Renaud.

— Vise un peu, dit-il. Ce verre-là, je te parie ce que tu veux que c’est pour lui. Il est soit aux lavabos, soit au téléphone. Moi, je penche pour le téléphone.

— Où vas-tu ? demanda Renaud, comme son copain s’éloignait.

— Je vais me rencarder.

Noue poussa la porte des waters. Ils étaient séparés du téléphone par une mince cloison. On entendait très bien tout ce que l’autre racontait. Malheureusement, le flic arrivait à la fin de la conversation. Le gars, apparemment, parlait à une femme, puisqu’il l’appelait chérie. Ça devait être la serveuse du bar à Scipioni, ou une autre frangine qui était mouillée dans le coup sans que la police le sache. En tout cas, ce qui était net, c’est qu’il lui passait la consigne en ce qui concernait Balthazar.

Et tout à coup, la mémoire revint à Noue. Ce type-là était René, un des lieutenants de Scipioni. Il s’en souvenait maintenant. Il avait déjà eu affaire à lui, mais le mec avait réussi à s’en tirer.

C’était le moment ou jamais de l’avoir.

Noue resta dans les lavabos. Il attendit que l’autre ait raccroché. Juste comme René sortait de la cabine, il se trouva nez à nez avec, lui, revolver au poing.

— Salut, René, dit doucement Noue avec un sourire. Lève un peu les mains, s’il te plaît. Tu seras gentil tout plein.

René grogna quelque chose, fit un pas en arrière et son pied atteignit le flic juste dans le bas-ventre. L’inspecteur hurla, laissa tomber son feu et se plia en deux. Il eut quand même la force d’atteindre son sifflet et se mit à appeler.

René sauta par-dessus le poulet et fonça en courant à travers la salle vide.

Les amoureux, terrifiés, se blottirent plus fort l’un contre l’autre.

Renaud bondit à l’entrée de la salle et défourailla. René venait vers lui à toute vapeur, comme une locomotive.

— Halte ! cria Renaud.

Pour toute réponse, l’autre tira. La balle passa à deux doigts de la tête du flic et alla se piquer dans la boiserie. Renaud riposta.

Le truand s’arrêta pile, lâcha sa pétoire, et se mit à tousser. Enervé, le flic remit la gomme. René sursauta, ouvrit des yeux ronds et plongea en avant. Quand le poulet arriva sur lui, il était déjà mort.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? hurla le patron, qui avait quand même eu le culot de contourner son zinc.

Renaud sortit sa carte, barrée de tricolore, et la lui mit sous le nez.

— Police, dit-il. Téléphonez au commissariat le plus proche.

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