Cette fois, Balthazar ne se faisait plus d’illusions. L’homme à la canadienne lui filait le train, ça ne faisait aucun doute. Il était tellement obsédé par ses malheurs et par son inquiétude qu’il voyait des flics partout. Chaque passant qui venait à sa rencontre était pesé, jaugé, étiqueté. Et tous, ils étaient suspects. Il semblait à Balthazar que tous les gens qu’il rencontrait avaient avec lui des points communs, qu’ils piétinaient sa vie, s’y mêlaient d’une manière intime et traversaient lentement sa route, à dessein.
Mais celui-ci, c’était du sérieux. Il n’avait pas quitté Balthazar d’un pas. Il ne fallait pas être grand clerc pour deviner que cet homme le suivait.
Balthazar poussa la porte d’une espèce d’affreux bougnat aux lumières blêmes. Le zinc était étroit ; il y avait des piles de ligots dans le fond de la salle et ça sentait le pipi de chat. Si le gars s’aventurait ici, on rigolerait. Oui, on rigolerait.
La patronne s’approcha. C’était une énorme araignée toute vêtue de noir et crasseuse comme un peigne de cafre. Elle demanda à Balthazar ce qu’il voulait, avec ce regard méfiant qu’ont tous les Auvergnats. Des fois que ça serait un mec qui voudrait leur vendre quelque chose !
Le type à la canadienne était arrêté trois mètres plus loin. Il ne se doutait pas que Balthazar le voyait dans la glace collée au montant de la vitrine. De temps en temps, le bonhomme se retournait vers la porte. Il n’avait tout de même pas eu le culot d’entrer dans le bistrot.
Cette fois, il n’y avait aucun doute, le dernier des provinciaux sortant de son hameau se serait rendu compte qu’il présentait un intérêt au regard de cet individu.
— On va rigoler, répéta Balthazar.
Mais c’était un cliché. Il n’y croyait même pas. Il pensait au contraire que ça n’avait rien de marrant.
Au début, il avait envisagé de passer la soirée là, à déguster des cognacs coup sur coup en laissant l’autre macérer sous la bruine. Rien que de penser à la tête et surtout à l’état du mec au bout d’une ou deux heures, il éprouvait une sorte de gaieté. Une gaieté glacée, sans joie.
Malheureusement Gisèle l’attendait. C’était sa dernière chance. On peut faire n’importe quelle vacherie à une femme : si elle est amoureuse, elle pardonne toujours. Mais Balthazar était coutumier du fait. En outre, il se rendait compte que Gisèle s’éloignait de lui. Elle n’avait plus les mêmes élans, la même tendresse. Elle redevenait peu à peu une étrangère et rien n’est pire que de rencontrer brusquement une inconnue dans la femme qu’on a aimée.
Malheureusement Balthazar ne pouvait rien lui reprocher. Il l’avait laissée poireauter toute la matinée et il ne pouvait même pas lui donner d’explication raisonnable. Elle devait croire qu’il se moquait d’elle. Tout ce qu’il avait trouvé, c’était de lui donner un autre rendez-vous, sans excuse. Et ce rendez-vous c’était en quelque sorte une dernière chance.
Balthazar regarda sa montre. Neuf heures moins le quart. Il serait là. Il ne savait pas encore comment, mais il serait là. Il le fallait. Il but un autre verre et il sentit monter l’ivresse en lui, comme un raz de marée. Cela lui donna un courage nouveau. Tant pis, il allait sortir et, si le type continuait à le suivre, il irait lui demander des comptes.
Au même moment, le type entra et s’approcha du bar.
C’était la première fois que Balthazar le voyait en pleine lumière. Il avait un visage rond, tout couturé de variole, des yeux naïfs, et il posa sur Balthazar un regard furtif.
Cette fois, le jeune homme se sentit envahi par une colère démesurée. Il fit un pas vers le bonhomme et le regarda dans les yeux.
— Qu’est-ce que tu veux, mon pote ? siffla-t-il. C’est moi que tu cherches ?
— Mais monsieur !.. gémit le pauvre mec.
— Ne joue pas les victimes, gronda Balthazar. Je t’avertis que, si tu continues à me suivre, je te… ça te coûtera cher.
Il y eut une sorte d’éclair bizarre dans les yeux du mec. Il se redressa et souffla la fumée par les narines.
Au premier chef, ce geste pouvait passer pour de l’impudence, mais en réalité, il était facile de s’apercevoir que le pauvre diable essayait surtout de se donner de l’assurance.
— Je ne vous ai rien dit ! s’exclama-t-il.
La patronne s’approcha.
— Laissez ce monsieur tranquille, dit-elle avec un accent qui ne laissait aucun doute sur ses origines arvernes. Si vous voulez vous disputer, vous n’avez qu’à le faire dehors.
— Quoi ? cria Balthazar, outré.
Il sentit son visage s’empourprer et il se mit à trembler de rage. Décidément, le monde entier se mettait contre lui.
— Vous, dit-il à la vieille, allez vous le faire mettre, si vous trouvez amateur.
La vioque faillit avaler son dentier.
— Sortez ! cria-t-elle. Allez-vous-en, espèce de voyou !
Mais en même temps, elle tendait la main pour encaisser le prix de la consommation. Son porte-monnaie passait avant sa pudeur.
Balthazar jeta de la monnaie sur le zinc et sortit rapidement. Il venait de se rappeler qu’il avait un intérêt pressant à passer inaperçu. Ce n’était pas le moment de faire du scandale dans un bar et de se faire emballer par les flics. Dans le ruisseau de la rue Victor-Hugo, il y avait un cadavre qui devenait de plus en plus embarrassant.
Il sortit et reçut en plein visage une gifle de vent et de pluie.
Il enfonça rageusement les mains dans ses poches et partit vers Barbès. Il était ulcéré à la pensée de l’affront qu’il venait de subir. Et dire qu’il n’avait rien pu faire ! Autrefois, il aurait tout cassé, dans ce foutu bistrot.
Heureusement qu’il allait retrouver Gisèle. Peut-être lui apporterait-elle cette consolation et surtout cette justification de lui-même que les faibles recherchent auprès des femmes.
Il hâta le pas. Malgré la pluie et ce temps hideux, la foule, peu à peu, se faisait plus dense. C’était samedi et les gens ne voulaient pas louper cette soirée. On entendait grelotter les sonneries des cinémas et des groupes s’aggloméraient devant les portes, commençaient à faire la queue.
Pour traverser la place du Château-Rouge, il dut se retourner pour éviter une auto et il aperçut derrière lui la silhouette de l’homme, qui le suivait toujours.
Il fut pris alors d’une rage frénétique. Ce type collait à lui comme son destin, il intervenait dans sa vie, s’y cramponnait et il n’y avait aucun moyen de le chasser. Jusqu’à quand allait-il le harceler ainsi ?
Balthazar n’essaya même pas de comprendre que le pauvre bougre avait été chassé en même temps que lui par l’infâme bougnate.
Il se retourna carrément et vit l’autre s’arrêter et blêmir.
Il pensa d’abord que c’était sa propre attitude qui le terrifiait. Mais l’homme avait le regard lointain. Il regardait, au-delà de Balthazar, quelque chose qui l’horrifiait, quelque chose d’assez monstrueux pour que sa seule vue l’ait pétrifié.
Balthazar se retourna et frémit, lui aussi. Il reconnut Riton, qui venait à sa rencontre, avec sa démarche chaloupante. Il avait un mauvais sourire sur les lèvres et son regard cruel ne quittait pas Balthazar.
Il fouillait sa poche revolver et en tirait vivement un calibre.
Balthazar avait compris. Il n’aurait pas le temps, lui, de défourailler. La chair crispée, il attendait le coup de fouet brûlant des balles.
Mais Riton n’avait pas levé son feu qu’une détonation claquait, suivie, tout de suite après, de deux autres, puis d’une quatrième, isolée.
Sous le regard étonné de Balthazar, Riton tituba, laissa tomber son arme et, avec une pirouette, glissa sur le trottoir.
Balthazar se retourna. L’homme qui l’avait suivi était planté au milieu du trottoir, hébété, un automatique à la main. C’était lui qui avait tiré.
Brusquement, après une attente qui parut un siècle, il fourra son revolver dans sa poche, tourna les talons et s’en fut en courant.
Une sueur froide envahit Balthazar. Ses jambes étaient molles et tremblantes. Il dut faire un effort énorme pour se mettre en route.
Il traversa le boulevard en courant, au mépris des voitures, et plongea dans la rue Custine.
Riton, étendu sur le trottoir, eut un sursaut et un dernier hoquet. Un flot de sang jaillit de sa bouche.