XXII

— Comment dis-tu ? fit le commissaire, le crayon levé.

— Balthazar, répondit l’inspecteur, sans quitter le téléphone. Balthazar Bornillot.

— Où perche-t-il ?

— Rue Victor-Hugo, à Levallois.

— Parfait.

— Merci, commissaire, dit l’inspecteur, et il raccrocha.

Le commissaire Barral acheva de prendre ses notes, soupira et bourra sa pipe.

— Demandez-moi un mandat d’arrêt, soupira-t-il. Vous avez le signalement du gars ?

L’inspecteur l’avait pris en sténo. Il correspondait exactement à la silhouette que, chaque fois, au moment de chaque meurtre, on avait vu disparaître dans la nuit.

— Cette fois, je crois qu’on le tient et, si on le possède, j’ai l’impression que Scipioni et ses peaux-rouges se retrouveront bientôt tous à la Santé.

— Vous croyez qu’il va parler ?

Barral le regarda avec ironie.

— Vous en connaissez beaucoup qui l’aient bouclée jusqu’au bout ?

On frappa deux coups discrets à la porte et, avant d’attendre la réponse, un inspecteur passa sa tête par l’entrebâillement.

— Patron, dit-il, il y a là un type qui veut vous voir.

— Je n’ai pas le temps, répondit Barral. C’est à quel sujet ?

— La bande à Scipioni.

Le commissaire Barral ouvrit un œil intéressé et reposa sa pipe.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Il n’a pas voulu donner son identité, patron. Il dit que vous le connaissez. Paraît qu’on l’appelle Nestor.

— Bon Dieu ! fit Barral. Faites entrer tout de suite… Il y a longtemps qu’il est là ?

— Il vient d’arriver.

Nestor entra. Il n’était pas fier. Il roulait son chapeau entre ses mains et se tenait debout devant le bureau. Chaque fois que Barral lui parlait, il s’inclinait légèrement, avec déférence.

— Content de te voir, Nestor. La Tour Pointue ne t’impressionne plus ?

L’autre grimaça un sourire contrit.

— Je voulais vous parler, chef, dit-il.

Il glissa un regard vers l’inspecteur.

— Tu peux y aller, c’est mon secrétaire.

— Je ne voudrais pas qu’on sache que…

— Que tu es venu ici ? Ne t’en fais pas. On est discrets. Assieds-toi.

— Je ne veux pas me faire buter, grogna l’autre. Si jamais les copains savaient que je suis venu vous voir, je ne donnerais pas trois francs cinquante de ma peau.

— Ne t’en fais pas. On n’a pas l’intention de pousser les gens au crime. Qu’est-ce qui t’amène ?

— Voilà, dit Nestor, nettement. Ces combines, j’en ai marre. Je me suis mouillé pas mal dedans, c’est vrai. Je me trimballe avec un flingue, c’est encore vrai, mais je ne m’en suis jamais servi. Fallait que je sois comme les autres, sinon j’aurais été suspect.

— Bien sûr.

Le commissaire regardait le type avec une fausse bienveillance. Cet individu le dégoûtait. Il préférait Scipioni et Balthazar ; oui, il les préférait. Ceux-là, au moins, c’étaient des hommes, ils jouaient le jeu jusqu’au bout. Ils prenaient leurs responsabilités et s’y tenaient, même si ça devait leur attirer les pires avaros. Ils ne pactisaient pas.

Tandis que celui-là… Il avait suffi que ça sente un peu le roussi, pour qu’il s’affole et vienne tout balancer : ses copains, ses amis, ceux qui l’avaient nourri, qui l’avaient soutenu, qui auraient risqué leur peau pour lui et même les filles avec lesquelles il avait couché.

— Maintenant je vous raconte l’histoire, mais c’est donnant donnant. Donnez-moi votre parole que vous arrangerez mes affaires.

— Parole, je me débrouillerai pour que tu t’en tires avec le minimum.

— Qu’est-ce que vous appelez le minimum ?

— Un an, dix-huit mois au plus.

— Ça va, acquiesça Nestor. Mais il ne faut pas non plus que les autres sachent que tout vient de moi.

— Accordé, fit le commissaire.

Ce mec était vraiment absolument infect. Il pensait peut-être que l’estime du commissaire lui était acquise.

— Vas-y, accouche.

— Ben voilà, tout a commencé à cause de Moreno, celui qui s’est fait descendre, il y a huit jours. Faut vous dire que le casse du bijoutier Grünbaum, c’est nous qui l’avons fait. C’est un jeunot, un demi-sel, appelé Balthazar, qui nous l’avait donné.

Le commissaire ne tiqua pas. Ce n’est qu’un instant plus tard qu’il échangea un regard avec l’inspecteur.

— Et alors ?

— Et alors, les autres n’ont pas été d’accord pour donner sa part à Balthazar, ils ont estimé qu’ils pouvaient le doubler sans risques. Moreno s’est chargé de l’opération. Manque de pot, c’est lui qui s’est fait dessouder.

— Continue.

— Scipioni a été furieux. Il a lancé Bob sur la piste de Balthazar. Personne ne s’attendait à ça : Bob s’est retrouvé dans le ruisseau avec une balle dans la peau. Et d’un. Du coup, ça a été la mobilisation générale. Riton est parti furieux, après avoir filé un nouveau chargeur dans sa pétoire. Conclusion, une demi-heure après, Riton était buté boulevard Ornano. Le pire c’est que Délai, qui ne disait rien à personne, s’est fait abattre au coin de la rue Victor-Massé, juste comme il sortait du bistrot. C’est Balthazar qui a fait le coup, je vous le dis.

— Pourquoi me racontes-tu tout cela ?

— Je ne veux pas être mêlé à ces salades.

— Tu n’aurais pas un peu la trouille aussi, des fois ?

Le truand hésita et baissa la tête.

— Oui, murmura-t-il. Ce type est dangereux. C’est un jobard qu’on a lancé dans les rues. Il est prêt à tout et je suis sûr qu’il nous cherche. Il nous descendra tous l’un après l’autre.

— Ça peut arriver, dit le commissaire.

Nestor commença à grelotter. Il venait soudain de se rendre compte que, non seulement il venait de se jeter dans la gueule du loup et qu’il n’était pas sorti de l’auberge, mais encore qu’il aurait désormais tout le monde contre lui, aussi bien son équipe que Balthazar. Il ne pourrait plus faire un pas dans la rue, pousser la porte d’un bar, sans risquer une giclée de bastos.

— Donc, tu penses que c’est Balthazar qui fait tout ce boucan ?

— Ça serait qui d’autre ?

— Je pense que tu as raison. Mais tout ce que tu me dis, je le savais déjà. Ce que tu me donnes ne vaut pas le prix que je le paye.

Nestor sursauta.

Le commissaire s’était renversé dans son fauteuil et fumait paisiblement sa pipe, les yeux mi-clos. À travers le mince rideau de ses cils, il regardait Nestor.

Celui-ci était vert. Sa mâchoire inférieure tremblait et de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front. Il sortit un mouchoir voyant et s’épongea.

Il était foutu, il s’en rendait compte. Tout ce qu’il y a de plus rétamé. Qu’est-ce qui lui avait pris comme idée de venir trouver les flics ? Il fallait qu’il soit devenu dingue ! Il croyait, peut-être, qu’on allait le remercier, le féliciter et même lui donner une prime ? Comme s’il ne savait pas comment les flics étaient fabriqués !

— Vous n’auriez pas de quoi boire ?

— Rien que de la bière.

Nestor fit un geste d’indifférence. L’inspecteur se leva, remplit un verre et le lui tendit. L’autre le prit en tremblant et en versa la moitié sur ses genoux. Il but goulûment.

— Oui, dit le commissaire. Un tel renseignement ne m’intéresse pas, tu comprends ? Ah ! si tu m’apportais un témoignage, ce serait différent.

— Un témoignage ? murmura l’autre, en posant son verre sur le petit bureau.

— Oui. Oh ! pas grand-chose. Leduc va prendre les déclarations que tu viens de me faire et tu les signeras. Ce n’est pas grand-chose.

— Vous trouvez, vous, que ce n’est pas grand-chose ? Mais vous allez me foutre tout le monde sur le dos.

— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Je veux bien être chic avec toi, mais il faut m’aider. Qu’est-ce que tu veux que je lui dise, moi, au juge d’instruction, si tu ne me donnes rien en échange ?

— Ils vont me buter !

Le commissaire haussa les épaules.

— Tu ne risques rien. Tu vas rester au Dépôt, ce soir. Demain, les autres seront au gnouf, tu peux me croire. Je vais les sauter aussi sec.

— Je ne peux pas faire ça !

— Alors, tant pis pour toi. Je suis obligé de te garder et de te laisser choir. Si tu morfles vingt pipes, il ne faudra pas m’en vouloir. Sans compter que ça n’empêchera pas les autres de te faire porter le chapeau.

Nestor hésitait. Il tremblait et il transpirait de plus en plus.

— Ça va, dit-il enfin, d’une voix rauque. Je signerai.

Le commissaire Barral fit un geste. Dans le dos de Nestor, la machine à écrire commença à crépiter.

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