III

Scipioni poussa un soupir, jeta ses cartes sur la table et se renversa en arrière.

— Full aux femmes, dit-il.

— Saloperie de bon Dieu ! gronda Délai, en gardant son jeu dans sa main, et dire que j’avais le mien servi !

Scipioni attira à lui l’argent que les trois autres avaient posé sur la table et se versa un verre d’alcool.

Un nuage de tabac dessinait au plafond des chimères menaçantes.

Cela faisait plus de trois heures que les quatre hommes avaient entamé cette partie de poker, en attendant que Bob revienne. Peu à peu le plafond des enjeux s’était élevé, jusqu’à atteindre des sommes relativement considérables. Et maintenant Scipioni gagnait près de trois cent mille francs.

— On arrête ? proposa Riton. Moi, j’en ai marre.

Tout le monde, du reste, en avait marre, sauf Délai qui était le gros perdant.

— Vivement que cette andouille de Bob rapplique, grommela Nestor. Je commence à avoir la dent. À savoir que ce serait si long, on serait allés casser la graine. Je me demande d’ailleurs pourquoi on ne l’a pas fait. C’est comme dans les sacrifices antiques ? Faut jeûner ?

— Je voulais savoir où on en était, répliqua Scipioni. Maintenant il ne peut plus tarder. Je comprends que dans la journée ce soit difficile, mais la nuit c’est du nougat.

— Tu ne vois pas qu’il se soit fait emballer ? C’est des choses qui arrivent.

— Lui ? s’exclama Riton. On voit que tu le connais mal. C’est un dur, ce mec, tu peux me faire confiance.

Riton bâilla, écrasa sa cigarette dans le cendrier et se renversa en arrière, lui aussi. C’était un homme d’une quarantaine d’années, aux traits accusés. Il jouissait, dans la bande à Scipioni, d’une réputation de sang-froid qui l’avait tiré de plus d’un pétrin. Ça ne l’avait tout de même pas empêché de tâter de la Centrale, pour une confuse histoire de faux poulets, suivie d’assassinat, à laquelle personne n’avait compris grand-chose. Et cette incompréhension avait sauvé Riton, qui avait joué les victimes d’erreurs judiciaires.

On entendit un pas dans l’escalier.

— Le voilà, dit Scipioni.

Il s’était trompé. Ce n’était pas Bob, mais René. Et il faisait une sale gueule, René.

— Alors ? demanda Délai. Où est Bob ?

René eut un geste de faux, du plat de la main.

— Ratatiné, dit-il simplement.

Les quatre hommes se levèrent d’un bond.

— Quoi ?

— Ratatiné, répéta l’autre. Il s’est fait moucher en pleine rue.

Il y eut un silence abasourdi. En bas, au bar de la grosse Suzy, on entendait rire les clients.

René traversa la pièce, remplit le verre de Nestor et l’avala d’un trait.

— Il est étendu au milieu de la rue Victor-Hugo, à Levallois. Et pas beau à voir, c’est moi qui vous le dis.

Du coup, après cet instant de stupeur, tout le monde se mit à parler en même temps.

— Vos gueules ! brailla Scipioni, en claquant la table. On ne s’entend plus ici.

René posa son verre. Sa main tremblait.

— Je ne sais pas ce qui est arrivé, dit-il. Je suis venu le relever, comme à déjeuner. À l’endroit où il se tenait, il y avait un attroupement. Je me suis approché et je l’ai vu. Le trottoir était plein de sang. Il avait pris une bastos dans la gorge. Un gros morceau.

— C’est Balthazar qui a fait ça ?

— Je ne sais pas. Je n’y comprends rien. Les flics non plus. Je suis un peu allé me frotter aux poulets pour voir de quoi il retournait. Ils sont en plein cirage. Bob a été buté au moment du passage d’un autobus. Ils croient qu’on l’a buté de la plate-forme.

Scipioni hocha la tête.

— C’est du baratin. D’abord, il aurait fallu que Balthazar soit sur la plate-forme. Primo. Secundo, il faut être complètement jobard pour s’imaginer qu’on peut flinguer un type d’un autobus lancé en pleine vitesse. T’as qu’à essayer.

— Alors ?

— Alors, je ne sais pas. C’est peut-être un autre mec qui a rectifié Bob. Il n’avait pas que des copains.

Le silence, à nouveau pesa.

Scipioni se leva et alla écraser sa cigarette sur le marbre de la cheminée. Sur le tableau, une lithographie naïve représentait une Vierge et l’Enfant. C’était la dernière image que regardaient les gars lorsqu’ils partaient d’ici pour un coup dur. Chez les truands, il y a toujours un fond de sentimentalité ou de superstition.

— C’est quand même marrant ! éclata soudain Scipioni. Moreno a été buté par cette salope. On a mis un mal de chien à le retrouver. Et quand on l’a bien en main, alors qu’il ne se doute même pas de ce qui l’attend, vous n’êtes pas foutus de le mettre en l’air.

Vous êtes des caves, pas autre chose. J’ai affaire à une bande de caves, voilà la vérité.

— Mais Bob…

— Bob était aussi paumé que vous, tas d’abrutis ! J’en ai déjà entendu de raides, mais celle-là, elle dépasse tout.

Peu à peu la colère l’envahissait. Il trouvait cette histoire inadmissible. Il avait été élevé dans la plus noire misère, Scipioni. À dix-huit ans, il courait nu-pieds dans les chemins caillouteux de Sicile. Peu à peu, il s’était élevé et, maintenant, il ne portait plus que des complets trop bien taillés et des cravates chères, peut-être un peu trop voyantes, mais chères. Et il avait pris l’habitude d’être obéi.

— Tu perds ton temps, ricana Riton. Il faudrait d’abord savoir ce qui s’est passé exactement. Il faudrait être sûr que c’est Balthazar qui a liquidé Bob.

— En tout cas, le Balthazar, il est toujours vivant, lui. Et vous êtes là comme des moules qui se préparent à un enterrement. Il doit bien rigoler, ce salaud.

— Possible, admit Riton. Possible qu’il rigole. Mais ça, c’est du provisoire. Et d’abord, où était-il, Balthazar, à ce moment-là ?

— Nulle part, dit René.

— Comment, nulle part ? Il s’est évaporé ?

— Je n’en sais rien. En tout cas, il n’était pas chez lui. Tu penses qu’après un coup pareil, j’ai foncé en face. Si je l’avais rencontré, je le ratatinais. Mais j’ai vu la concierge. Elle ne l’a même pas aperçu de la journée. J’ai fait remarquer qu’il était peut-être malade. Heureusement, la vioque s’en foutait. Elle a haussé les épaules. Apparemment qu’il n’est pas là-bas en odeur de sainteté. Je suis monté. La porte était fermée. J’ai regardé à travers le trou de la serrure. La clef n’y était pas et je pouvais voir la pièce. Elle était vide et le lit défait. Il y avait une bouteille sur la table et la fenêtre ouverte.

Scipioni alluma une nouvelle cigarette et fit appel à la bouteille.

— À ton avis ?

— À mon avis, il n’est pas rentré du tout. Il a dû deviner qu’on lui filait le train. Nous avons perdu notre journée à l’attendre.

Scipioni se gratta la tête.

— Ça peut arriver, soupira-t-il enfin. Mais hier, pourtant, il est rentré chez lui.

— Il a dû ressortir aussi sec, sans qu’on s’en aperçoive. S’il nous a sentis derrière lui, tu penses qu’il n’a pas attendu pour faire la malle.

— Vous me faites tous rigoler, ricana Riton. Et Bob, alors, il est mort de la typhoïde ?

— On ne sait pas qui l’a buté. Ce n’est pas possible que ce soit Balthazar. D’abord, tu le connais, Balthazar. C’est un branque.

Riton haussa les épaules et rafla le pognon qui l’attendait, sur la table. Puis il tira son revolver et l’examina.

— Où vas-tu ? demanda Scipioni, en voyant que l’autre décrochait son pardessus.

— Je vais retrouver Balthazar et lui régler son compte, dit Riton. Bob était un copain. Continuez à faire des mots croisés.

Et il partit en claquant la porte.

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