VIII

Forca Madona ! cria Scipioni.

Du coup, il s’assit sur le lit et lut plus attentivement l’article.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda sa maîtresse, qui se faisait appeler Josselyne, mais qui avait un nom beaucoup moins compliqué en réalité.

Elle passa la tête par la porte de la salle de bains, puis apparut entièrement. Elle était nue, mince et longue comme une sirène, avec des cheveux noirs et des yeux d’agate.

— Fous-moi la paix, répondit l’Italien, qui contenait difficilement son émotion.

Il termina l’article et sauta littéralement dans son pantalon. Puis il se précipita vers le cabinet de toilette. Il en chassa Josselyne et commença ses ablutions.

— Téléphone aux copains pendant ce temps, dit Scipioni. Dis-leur que je les attends dans un quart d’heure rue Choron. Qu’ils se démerdent comme ils voudront.

La fille décrocha l’appareil et commença à former des numéros. Elle transmettait le rendez-vous, d’une voix neutre, raccrochait et remettait ça avec un autre client.

— Chez Délai, ça ne répond pas, dit-elle soudain.

— Laisse tomber, conseilla Scipioni, au milieu d’un bruit d’eau.

— Comment ça se fait ? Il n’est pas là ?

— Il est à la Morgue.

La fille frémit.

— Tu veux dire que…

— Oui.

— C’est toi qui…

— Non. Mais je connais l’enfant de salaud qui a fait ce boulot. Faut que je le retrouve.

Il s’habilla rapidement et sortit.

La pluie avait cessé. Un pâle soleil de décembre s’efforçait d’égayer le boulevard de Clichy. Mais, à l’horizon, derrière la Butte, la ciel était de plomb et un vent aigre griffait le visage des passants. Il était onze heures du matin.

Scipioni avala rapidement un café crème dans son bar habituel. Il lui fallait ça avant de commencer sa journée. Après, il pouvait boire n’importe quelle quantité d’alcool sans être incommodé. Et dans le boulot qu’il faisait, il y était pratiquement obligé.

Quand on est patron de bar, surtout de ce genre de bar, il y a toujours des clients ou des copains qui vous invitent et on ne peut pas refuser. Les types se fâcheraient.

Bien sûr, il n’était pas toujours là. La boîte fonctionnait, essentiellement grâce à Suzy, une poupée qu’il avait tirée du turf. C’était marrant, elle était pourtant une fille bien faite et pas bête, sur le trottoir, elle ne faisait presque rien ; lui-même n’avait jamais eu envie de la toucher, elle ne savait pas s’y prendre. Mais comme barmaid, elle était champion. Elle savait pousser le client à la consommation, rien qu’en lui faisant les yeux doux.

Et il y avait aussi Auguste, que son habit noir de maître d’hôtel gênait un peu aux entournures, mais qui savait éjecter un client embarrassant en moins de deux. Le cas échéant, dans les coup durs, il servait de garde du corps à Scipioni.

Rue Choron, c’était l’heure creuse. Le bar avait une clientèle de types qu’on ne voit pas aisément le matin. Il y avait à peine deux ou trois clients inoffensifs et un représentant qui essayait de caser à Auguste un de ces cartons publicitaires couverts d’objets hétéroclites qu’on gagne en perçant un trou dans une sorte de bloc. Moyennant vingt balles, bien entendu.

Scipioni traversa rapidement la salle, comme un directeur de banque qui gagne son bureau. En passant près du zinc, il cligna de l’œil vers Suzy.

— Ils sont là ?

— Il n’y a que Nestor et René, dit-elle. Les autres ne sont pas encore arrivés.

Tu parles ! Les autres étaient en train de sucer les pissenlits par la racine, à l’heure actuelle.

Scipioni se fit servir un pastis et s’accouda un instant au zinc. Ce matin, ça n’allait pas du tout. Il avait le cafard. Il y avait seulement huit jours, il avait une bande extraordinaire, il avait su grouper autour de lui des hommes décidés, prêts à tout pourvu qu’ils ramassent assez d’argent pour bien manger et s’offrir des filles. Certains d’entre eux, même, faisaient des économies, et ce n’étaient pas les moins décidés.

Et maintenant, à nouveau, il se trouvait seul. Tout ce qu’il avait fait depuis deux ans avait été rasé en huit jours, même pas. Il avait eu six hommes sous la main, il lui en restait deux. Les quatre autres avaient été abattus par Balthazar.

Sa main serra son verre tellement fort que ses doigts blanchirent. Encore un petit effort, et le glass éclatait comme un œuf. Quatre bonshommes — et quels hommes ! — descendus par un seul type — et quel type ! — ça, ça dépassait tout. Décidément, lui qui avait généralement du flair, il se demandait ce qui l’avait pris le jour où il avait fait cette affaire avec Balthazar.

Et d’abord, qu’est-ce que c’était, ce Balthazar ? Un demi-sel, rien d’autre, un petit paumé qui n’essayait même pas de jouer les gros bras. Et il les avait tous mis dans sa poche, cassé la baraque et démoli le gang. Sans parler des embêtements que lui, Scipioni pourrait avoir avec la police, si jamais les poulets s’apercevaient que tous les morts faisaient partie de la même bande.

Et pourtant, il savait juger les hommes, Scipioni. La première qualité du truand, c’est la discrétion, mais la seconde, c’est la psychologie. Et ça, pour la psychologie, il en connaissait un bout. Or, pas d’erreur, ou Balthazar était une sorte d’ange de la destruction, ou alors il avait quelque chose qui ne tournait pas rond et dont les causes échappaient à Scipioni. Il ne pouvait pas croire que Balthazar, à lui tout seul, soit parti en guerre contre un gang aussi redoutable que le sien, qui faisait régner la terreur dans le Milieu, depuis Saint-Georges jusqu’à la Chapelle.

Malheureusement, les preuves étaient là. Seul Balthazar avait pu faire cet extraordinaire boulot. Il était maintenant leur pire ennemi et, d’ailleurs, les rapports de police concordaient, sur les trois règlements de comptes de la nuit précédente. C’était écrit dans le journal, noir sur blanc, et ça ne pouvait pas être une blague. Ni les flics ni les journalistes n’avaient pu inventer le signalement de Balthazar.

Scipioni liquida son verre avec un soupir et grimpa les quelques marches qui menaient au premier étage, dans la pièce où il avait l’habitude de réunir ses hommes.

Nestor et René étaient assis derrière la table, silencieux. Ils fumaient sans mot dire et, dans leur verre, rutilait le cognac que, la veille, ils n’avaient pas terminé.

— Salut, dit Scipioni, en touchant le bord de son chapeau.

— Salut, répondirent les autres, d’une voix morne, sans bouger de leur chaise.

— Vous avez lu les journaux, ce matin ?

— Et comment !

Scipioni reprit son canard et relut l’article. Les trois faits-divers étaient groupés sous un même titre. Bob avait été tué, on ne savait encore comment. Riton avait à son tour été descendu, en pleine rue, par un inconnu qui avait pris la fuite. Délai avait également été abattu en pleine rue par un inconnu qui avait pris la fuite. Le calibre employé correspondait et, dans les deux derniers cas, on avait vu fuir un individu vêtu d’un imperméable cachou et coiffé d’un chapeau marron. C’était donc le même bonhomme qui, apparemment, avait commis tous les meurtres. Mais pourquoi ? C’était la question que se posaient la presse et la police, et on essayait de trouver un lien entre les trois victimes.

— Il est tout trouvé, le lien, hein ? ricana Nestor, lorsque Scipioni baissa son journal.

— J’en ai peur, dit l’Italien, en se laissant tomber sur une chaise et en attaquant le cognac.

Le décor était le même que la veille. Les cartes abandonnées jonchaient encore la table et il restait dans l’air des relents de tabac. Seulement ils n’étaient plus que trois, aujourd’hui. Et, au-dehors, dans les rues et dans les bars les flics fouinaient, avec leur nez pointu et leurs yeux mobiles. Peut-être étaient-ils déjà en route pour le bar.

— Si nous nous tenons les coudes, dit René, comme s’il avait deviné la question que se posaient les autres, ils ne peuvent pas nous avoir. Personne ne connaît l’existence de notre affaire, personne n’en a parlé et ceux qui ont morflé ne peuvent rien dire de l’organisation du gang. Si on la boucle, les poulets seront marrons.

— En tout cas, dit René, nous sommes dans une mauvaise passe. Et ça démolit complètement nos projets. Il va falloir nous tenir peinards pendant quelque temps.

Personne ne parlait des camarades qui s’étaient fait démolir. Ce n’était pas de l’égoïsme. En réalité, aucun d’entre eux n’osait aborder ce sujet. Il lui semblait que des ombres tournaient autour de lui, se penchaient sur son verre, essayait de trouver un sourire d’amitié sur son visage crispé.

Ils tentaient d’imaginer le sang sur les visages, les flics autour du macchabée et les infirmiers chargeant le cadavre sur une civière, sous la couverture bise de l’Administration.

— On ne peut pas rester comme ça, dit Scipioni, en se levant.

Les mains aux poches, la cigarette aux lèvres, il fit le tour de la pièce. Il fumait nerveusement et ses mains tremblaient.

— Faut en finir avec ce type. Je ne l’aurais jamais cru capable de ça, ma parole. C’est un tueur, ce mec-là !

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda René.

— Il faut trouver une combine, prendre les grands moyens, sans quoi on va tous y passer, c’est moi qui vous le dis.

Il se penchait déjà sur la table.

— Mon-si-eur Sci-pio-ni ! cria Suzy, dans l’escalier. Il y a un monsieur qui vous demande.

Le Rital se redressa, glacé. Vivement, il sortit son revolver de sa poche et le jeta dans le tiroir du buffet.

— Merde ! dit-il. Ça doit déjà être les poulets.

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