II

— Ce n’est pas le moment de rester là… ce n’est pas le moment de rester là… ce n’est pas le moment de rester là…, répétait Balthazar.

Il n’avait plus que cette idée en tête, elle lui battait les tempes, l’une après l’autre, comme un grelot. Il ne pouvait plus penser à autre chose.

Il enfila son imperméable, glissa le mauser dans sa poche, se coiffa d’un coup de poing, rafla dans le tiroir le peu d’argent qui lui restait et, lorsqu’il s’aperçut que son verre était vide, il le lança à travers la pièce. Puis il s’élança dans l’escalier.

De l’autre côté de la rue, il y avait un attroupement. Il s’approcha et reconnut le crémier et le boucher, parmi la foule. L’homme à la gabardine était étendu toujours à la même place, à l’endroit où il était tombé. Il était mort, c’était visible. La balle l’avait atteint à la veine jugulaire et avait traversé le cou de part en part, pour aller se ficher dans la porte. Et une balle de mauser, ça fait du dégât, Balthazar en savait quelque chose. Quand il avait descendu Moreno, le pruneau avait complètement défiguré l’Espagnol.

Le sang de l’homme s’était répandu dans le ruisseau. On voyait aussi des traces sur le trottoir.

— Ne touchez à rien ! cria quelqu’un qui avait dû lire trop de romans policiers. Faut attendre la police.

— Et s’il n’est pas mort, demanda placidement le boucher, il faut le laisser crever ?

— Il faut attendre la police, répéta le gars.

— Ah ! ceux-là ! dit une femme, ulcérée, ils ne sont jamais là quand on a besoin d’eux, mais quand il s’agit d’embêter le pauvre monde !..

Balthazar s’approcha du groupe.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda-t-il.

Il ne risquait sans doute rien. Il y avait peu de chances pour qu’un des amis du mort se trouve là. Et d’ailleurs, bizarrement, il se sentait en sécurité dans la rue. Et il éprouvait un besoin morbide, une espèce de jouissance macabre qui le poussait, lui anonyme, à contempler de près sa victime, sans danger.

— C’est un homme qui s’est fait buter, répondit le boucher, toujours aussi placide. On se demande comment ça s’est fait, il n’y avait personne dans la rue. À part qu’ils l’aient flingué de la plate-forme de l’autobus, je ne vois pas très bien comment ils s’y seraient pris.

— Croyez-vous, tout de même, dit le crémier, tout excité… dans le quartier !

— Il faut bien que ça se passe dans un quartier quelconque, répliqua Balthazar. Là ou ailleurs.

— On n’avait jamais vu ça ! proclama le crémier.

— Heureusement ! glapit une femme.

Au bout de la rue, on entendit le pin-pon caractéristique du car de police. La voiture prit le virage et ses phares balayèrent la rue.

Les immeubles voisins se vidaient, malgré le mauvais temps. Les locataires dégringolaient les escaliers et se précipitaient vers ce spectacle gratuit. On entendait pleurer des gosses giflés. La foule grossissait d’instant en instant.

Balthazar ne tenait pas à rester là. Il ne fallait pas tenter le diable.

Il s’éloigna d’un pas tranquille. Il se sentait merveilleusement calme, presque heureux. Malgré tout ce qu’il avait bu dans la journée, l’ivresse ne l’atteignait pas. À peine si sa tête était un peu lourde, mais cela pouvait aussi bien venir de l’abus du tabac et du fait qu’il était resté enfermé toute la journée en proie à des transes nerveuses, auprès desquelles le Purgatoire n’est qu’une plaisanterie.

Il suivit les boulevards extérieurs, gagna la porte de Clignancourt et entra dans un bar. Prétextant la crainte d’un rhume, il commanda un cognac double et alla téléphoner à Gisèle.

Le patron de son hôtel déclara qu’il ne savait pas si elle était déjà rentrée et qu’il allait voir.

— Si elle n’est pas là, je laisse tomber, se promit Balthazar.

Et déjà il échafaudait des projets, décidait qu’il irait à Pigalle et lèverait une fille quelconque pour la nuit. Il avait furieusement besoin d’une présence, ce soir. Il se sentait seul, affreusement seul au milieu d’un monde hostile. Il s’attendrissait sur lui-même, et, lorsqu’il évoquait sa jeunesse perdue, des larmes de pitié montaient à ses yeux.

L’autre, celui qui commençait à pourrir dans le ruisseau tandis que les uniformes sombres tournaient autour de son corps, il n’y pensait même pas. Il l’avait presque oublié.

Mais Gisèle répondit :

— Je t’ai attendu, dit-elle, acerbe. Alors tu te fous carrément de moi ?

— Mais non, mon petit, je te jure.

Elle l’intimidait. Sitôt qu’elle commençait à l’engueuler, il ne savait plus que répondre.

— J’ai eu des embêtements toute la journée. Des gens dont je n’ai pas pu me dépêtrer. Puis je suis allé voir pour cette place, à Bobigny. Ça m’a pris un temps fou.

— Depuis ce matin, tu aurais quand même pu me téléphoner. C’était mon jour de sortie, je n’en ai qu’un par semaine, tu aurais quand même pu me tenir compagnie.

Dieu sait pourtant s’il aurait préféré ça. Mais il ne pouvait tout de même pas expliquer ce qui s’était passé et les femmes — elles sont beaucoup plus matérielles qu’on ne croit — il est difficile de leur raconter des histoires. On a beau être sincère et faire mille serments, elles ne marchent pas. Elles voient la vie beaucoup plus simplement que les hommes.

— Je t’assure que ça m’a été absolument impossible. Veux-tu qu’on se voie ce soir ?

Il y eut un silence. Gisèle se demandait si elle devait accepter, ou si elle devait le punir en refusant. Mais elle pensa sans doute que, dans ce cas, il courrait rejoindre sa rivale imaginaire et qu’il flânerait dans les bars jusqu’à ce qu’il soit ivre. Elle attendit donc une seconde, pour se faire désirer, et ne reconnut pas la voix âpre qui, soudain, rompit le silence.

— Alors ?

— Je viendrai, dit-elle, très vite. Où tu voudras.

Il décida que ce serait à neuf heures au Dupont-Barbès. C’était là qu’ils s’étaient rencontrés et elle y vit une idée sentimentale, alors que Balthazar avait jeté ce nom au hasard, parce que l’endroit lui était familier. Et puis il y avait du bruit, de la musique, de la lumière. Il n’aurait pas pu rester dans un endroit silencieux et feutré. La journée qu’il venait de passer dans sa chambre suffisait.

Il raccrocha et regagna la salle. Pendant son absence, la clientèle s’était renouvelée. C’était samedi, jour de marché et le bistrot était envahi par l’armée des cloches qui vivent, on ne sait comment, du commerce des vieilleries.

Il but d’un trait son cognac double et, tout à coup, s’aperçut qu’il était ivre.

C’est toujours le dernier verre qui fait mal, pensa-t-il. Jamais il ne s’était rendu compte à quel point cette stupidité pouvait avoir de la vraisemblance.

Il sortit et, tout de suite, le froid humide pesa sur ses épaules. Un petit vent aigre venait de la zone, apportait des odeurs de friture et de bière rance. Dans la cour de la caserne de la Coloniale, un clairon jeta un bref appel. Puis le vent emporta les notes cuivrées au-dessus des toits de Paris.

Balthazar noua frileusement son cache-col et descendit lentement le boulevard Ornano. Il ne s’apercevait même pas du crachin qui trempait ses vêtements. Il n’avait plus peur, maintenant. Ici, il y avait trop de lumières et de bruit pour laisser la place à l’angoisse.

Il entra encore dans deux ou trois autres bars, essaya de manger quelque chose dans un immense caravansérail, où le chef travaillait à l’abattage, avala deux filets de harengs et la moitié d’un beefsteack et ressortit.

Il y avait un type en canadienne derrière lui et il sentit ses tripes se nouer. Il s’arrêta devant les photos de film qu’exposait un cinéma. Le type s’arrêta aussi.

Alors la peur revint.

Il continua sa route, résistant à l’envie de se retourner, de regarder le type et fit une nouvelle halte devant la vitrine d’un marchand de chaussures.

Dans la glace, il vit le regard de l’homme peser sur son dos, mais il continua et s’arrêta un peu plus bas, devant un bonnetier.

Balthazar glissa la main dans la poche de son imperméable et, du pouce, fit jouer le cran d’arrêt du mauser.

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