Lorsque Suzy vit la voiture s’arrêter devant la porte du bar, elle courut à l’autre extrémité du comptoir.
— Voilà les poulets, souffla-t-elle.
Elle essaya de gagner la portière derrière laquelle se dissimulait l’escalier qui montait vers le siège social de Scipioni, mais elle n’y parvint pas. Elle écartait à peine le rideau qu’une voix la cloua sur place.
— Où vas-tu si vite, ma jolie ? Reste où tu es.
César était entré le premier, le pardessus ouvert, la main droite dans la poche du veston. Un autre inspecteur le suivait, tout aussi aimable, puis, derrière eux, entrèrent Barral et les deux derniers flics. Un sixième était resté au volant de la voiture.
Suzy obéit. Elle savait qu’elle n’avait pas intérêt à la ramener. Quand on s’engueule avec les flics, c’est rare que ce ne soit pas eux qui aient le bon bout, en fin de compte.
Les clients restaient figés. La plupart étaient des types paisibles, mais il y avait une fille et un homme qui reculèrent instinctivement au fond de la pièce.
— Et alors ? dit la barmaid, en redescendant vers le milieu de la salle, qu’est-ce qui arrive ?
— Il est là, Scipioni ? demanda le commissaire.
La fille hésita. Si elle mentait, ça pourrait peut-être bien lui retomber sur le dos et, de toute manière, les poulets fouilleraient la baraque et découvriraient le patron. Autant valait s’allonger. D’autant plus qu’elle préférait que Scipioni soit là. Lui, c’était un homme, il avait de la défense.
— Oui, chef, dit-elle, étourdiment.
— Appelle-le-moi. Dis-lui qu’un monsieur le demande, pas plus.
Suzy obéit. Un instant après, Scipioni paraissait. Il s’efforçait de sourire, mais ses commissures étaient crispées et il y avait une étrange lueur jaune dans ses yeux, faite de haine et de ruse. À part ça, impassible.
— Salut, monsieur le Commissaire, dit-il ! Qu’est-ce qui me vaut l’honneur ?
Il promena un regard ironique sur l’escorte de Barral.
— Pas grand-chose, répondit l’autre. On a quelques petits trucs à te demander.
— Mes papiers d’identité ? ricana le truand.
— Pas la peine. Il y a longtemps que je les connais.
Par contre ceux des consommateurs étaient épluchés par les inspecteurs.
— Je peux partir ? demanda un client.
— Oui.
L’autre ne se le fit pas dire deux fois et fila vers la sortie.
— Vous prendrez bien un verre ? demanda Scipioni, en passant derrière le zinc. C’est la tournée du patron.
Le commissaire hésita. Il ne fallait quand même pas jouer les brutes.
— Ce que tu voudras.
Scipioni fit un signe et Suzy posa les verres sur le bar.
— Il y a longtemps que tu n’as pas vu tes acolytes ?
— Quels acolytes ?
— Bob, Riton, Délai…
Il faillit ajouter Moreno.
— Ce ne sont pas des acolytes, commissaire. Ce sont des clients.
— Et aussi des copains, non ?
— Si vous voulez. Je suis toujours copain avec les clients, moi, je suis un bon zigue. À condition, bien sûr, qu’ils ne soient pas ivres, qu’ils ne cassent pas le matériel et qu’ils respectent les lois.
— Tu les respectes, toi ?
— Oh, commissaire !
Barral soupira.
— Oui, je sais. Tu es blanc, tu n’es jamais tombé, personne n’a, jusqu’ici, réussi à t’agrafer ?
— Je suis régulier.
— Il y a plus de types qui méritent la taule en balade qu’on ne le croit.
— C’est pour moi que vous dites ça ?
— Non, non, c’est une simple constatation. Et René et Nestor, qu’est-ce qu’ils deviennent ?
— Ils sont là-haut, répondit tranquillement Scipioni, en désignant l’escalier d’un signe de tête. Ils boivent un coup.
— Tu amènes tes clients chez toi, maintenant ?
— C’est défendu ?
— Non, bien sûr, mais…
— Ce sont des amis.
— Entendu. Mais revenons à tes autres copains. Tu en as des nouvelles ?
Il y eut un silence. Scipioni leva son verre et but une gorgée.
— Ne tournons pas autour du pot, commissaire, dit-il.
Sa voix avait changé. Il avait maintenant un ton âpre et plus du tout envie de rigoler.
— J’ai lu le journal ce matin, figurez-vous. Je sais qu’ils ont été descendus cette nuit, l’un après l’autre.
— Qu’est-ce que tu sais de cette histoire ?
— Qu’est-ce que vous voulez que j’en sache ? Je ne suis sorti d’ici qu’à cinq heures du matin et personne ne m’avait donné ces types à garder.
— Et Moreno ?
— Qui ça ?
Il essayait de gagner du temps. Son cerveau tournait à toute allure.
— Ton copain Moreno.
— Il n’a pas eu de veine, lui non plus. À propos, est-ce que ça avance, cette enquête ?
Le commissaire ne répondit pas. D’abord, il n’aimait pas qu’on se permette de lui poser des questions. C’était lui qui les posait jusqu’à nouvel ordre. Et puis ce type sûr de lui commençait à le courir.
— Tu ne trouves pas ça marrant, toi ? dit-il. Depuis trois semaines, il y a eu en tout et pour tout quatre liquidations. Comme par hasard, toutes les victimes sont des copains à toi. Tu es sûr que tu n’es pour rien là-dedans ?
Scipioni haussa les épaules.
— Vous plaisantez, commissaire ? Quel intérêt aurais-je à descendre des amis ? Je vous jure, au contraire, que je ferai tout pour vous aider. C’étaient de bons gars. Si vous pouvez épingler le salopard qui a fait ça, j’en serai le premier satisfait. Je vais plus loin : si jamais ce fumier-là me tombe sous la patte, je vous le dis en toute sincérité, je n’irai pas vous chercher, je me charge de le farcir tellement de plomb qu’il faudra deux hommes pour lui soulever la tête. Je lui mets les tripes à l’air.
Il disait tout ça paisiblement, sans s’exciter, mais on sentait que ce n’était pas du chiqué. Il ferait comme il disait.
— Nous n’en sommes pas encore là, dit Barral. Pour l’instant, ce que je voudrais savoir, c’est ce que fabriquaient exactement mes quatre acrobates.
— Je n’en sais rien, avoua Scipioni, en écartant les bras d’un air d’impuissance. Vous savez, c’étaient des relations de bistrot, ils ne racontaient pas facilement leurs affaires.
— Tu les connais depuis des années et tu ne savais pas de quoi ils vivaient ? À d’autres !
— Je vous jure, commissaire. Je ne leur posais pas de questions. Ici le client est libre, il raconte ce qu’il veut.
— Et leurs souris ? Ils n’avaient pas de pépées, dans le coin ?
— Je les ai toujours vus seuls.
Un silence, à nouveau, pesa. En somme, on sortait du cirage pour y retomber. Barral ne se faisait aucune illusion. Au domicile des victimes, on ne serait pas plus renseigné. On aurait peut-être une chance en faisant donner à fond l’armée des indicateurs, mais c’était bien improbable. Il y avait un tueur, un loup solitaire qui se baladait et ce n’était certainement pas un truand connu. Sinon, les tuyaux seraient déjà arrivés Quai des Orfèvres.
Le commissaire rentra au bureau de mauvaise humeur. Il n’avait rien tiré de Nestor ni de René. L’un vendait des voitures d’occasion et l’autre était, comme par hasard, en congé de maladie.
Sur son bureau, un rapport de l’Institut médico-légal l’attendait. Les quatre hommes avaient été abattus par des balles de même calibre, probablement parties du même revolver.
Barral atteignit un plan de Paris et suivit du doigt l’itinéraire du tueur. Levallois, boulevard Ornano, rue Victor-Massé.
Ce type devait être un fauve furieux, un tueur froid, absolument gonflé, prêt à tirer son calibre n’importe où et n’importe comment. Au point où il en était, il ne se laisserait certainement pas prendre sans combat. Désormais, les nuits devenaient dangereuses.