— Et voilà ! éclata Scipioni, lorsque les trois hommes, après le départ des flics, se retrouvèrent dans la chambre du haut. Voilà les salades que cet empaffé nous attire. Vous allez voir qu’on va en baver, désormais. Les poulets vont nous chercher des poux sur la tête à la moindre occasion.
— Faut pas te faire de mouron, dit paisiblement René, en se laissant tomber sur une chaise. Ils ne nous ont pas eus cette fois, hein ? Eh bien, ils ne nous auront jamais.
— Possible, mais les coups qu’on avait préparés sont dans le lac. Ce n’est pas le moment de se trimbaler dans Paris avec une voiture pleine de mitraillettes. Ils vont nous avoir à l’œil.
— Ça, c’est vrai, approuva Nestor, en se servant un verre de cognac. Les coups, il vaut mieux ne pas y penser. Et même, il vaudra mieux se voir moins souvent, ces temps-ci.
— On perd au moins deux millions, estima Scipioni, rageusement.
— Ça vaut mieux que d’aller ramasser dix ans de durs. On a encore assez de galette pour tenir quelques mois, jusqu’à ce qu’ils aient abandonné la course. Peut-être que d’ici là, ils auront sauté Balthazar.
Scipioni bondit.
— Ne parle pas de malheur, porca Madona ! On ne sait jamais ce qui peut arriver. Ce type est un dur, un vrai coriace, ça se voit à la façon dont il joue du calibre. Mais peut-être que devant les flics, il serait très différent. Ça s’est vu. J’ai connu des gars qui jouaient les gros bras dans tout Pigalle et qui, en taule, rampaient devant le gaffe.
— Ça arrive, reconnut René.
— Imagine-toi l’effet que ça ferait si cet abruti se mettait à table complètement, qu’il raconte pourquoi il a descendu Moreno et comment ça se fait qu’il ait aussi liquidé les autres. Nous on y aurait droit aussi. Non, non, je préfère risquer le paquet. Si personne n’ose plus s’en occuper, moi je m’en charge. Il faut descendre ce mec-là avant qu’il ait eu le temps de causer.
Nestor et René hésitèrent.
— Je crois qu’il faut s’y atteler, dit finalement René.
Il glissa la main dans sa poche intérieure, sortit son feu et l’examina, rêveusement.
— Auguste ! appela Scipioni.
Un pas lourd fit craquer les marches de bois et le gorille apparut.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.
— Prépare-toi. On va chercher ce fumier de Balthazar. Tu viens avec moi. Nestor et René partent chacun de leur côté. Toutes les heures, on téléphonera ici. Suzy enregistrera les communications. Comme ça, si l’un d’entre nous met la main sur le zèbre, les autres pourront le rejoindre aussitôt.
On aurait dit un général mettant la dernière main à sa prochaine offensive.
— Et tu crois, demanda Nestor, que si on le met en l’air, les bourres ne vont pas nous sauter sur le paletot ?
— Pas de danger ! ricana l’Italien. Ils ne savent pas que Balthazar a été en rapport avec nous. Du reste, c’est pour nous une question de sécurité. Ce type-là est enragé. Il va nous filer le train et nous avoir l’un après l’autre, si on le laisse faire.
Les quatre hommes s’envoyèrent, cul sec, le coup de l’étrier et sortirent après avoir réglé leurs montres, à cause des coups de téléphone. En outre, ils étaient convenus d’un code. Avec les flics, on ne prenait jamais assez de précautions, le téléphone pouvait fort bien être branché sur une table d’écoute.
Ils se séparèrent sur la place Pigalle. Les boîtes, à cette heure-là, étaient encore fermées et on croisait peu de gens. Il y avait surtout du monde au tabac du coin et des groupes stagnaient même sur le trottoir devant le métro, à cause du PMU.
L’hiver pesait sur les arbres noircis et l’air sentait le givre. Nestor frissonna et releva le col de son lourd pardessus. Il alluma une cigarette blonde et tourna à droite. Puis il prit sur la gauche la rue des Martyrs et monta tout doucement, à petits pas, vers la Butte.
Il n’avait pas envie de chercher Balthazar. Il n’y tenait pas. Ça ne lui disait rien du tout de se trouver brusquement nez à nez avec un colt prêt à cracher. Il se rendait compte que Balthazar ne le ménagerait pas plus qu’il n’avait épargné les autres. Il en avait gros sur la patate et il n’avait pas tort.
Tout ça, c’était la faute à Scipioni. Lui, Nestor, il avait toujours été contre ces procédés. Quand on fait un boulot pareil, il faut être régulier, même avec la dernière des tronches, sinon, fatalement, il vous arrive des avaros.
Ce Balthazar, tout le monde l’avait pris pour un cave parce que, lorsqu’ils l’avaient connu, c’était un paumé. Mais un paumé qui avait de la surface et des relations. Il avait travaillé pendant un an chez un bijoutier, il connaissait la baraque mieux que sa propre carrée et, en plus, il avait le fourgue. Seulement, il n’était pas assez fort, à ce moment-là, pour faire le coup tout seul, surtout qu’il y avait un veilleur de nuit.
C’était Moreno qui avait amené cézigue. Il le connaissait parce qu’ils bouffaient au même restaurant et à la même table, depuis des mois. Ça tombait bien parce que Balthazar était amoureux d’une fille, qu’il avait besoin de la grosse galette et qu’il était mûr pour le grand saut.
Ils avaient partagé les responsabilités. Balthazar et Scipioni organisaient le coup. Balthazar levait la came. Et tout le monde, naturellement, mettait la main à la pâte. Les parts étaient réparties de la manière suivante : on divisait la galette en neuf parts égales, bien qu’ils ne soient que sept. Mais Balthazar et Scipioni prenaient chacun deux parts, Scipioni comme chef, Balthazar comme indicateur.
L’affaire avait si bien marché qu’on n’avait même pas eu besoin d’estourbir le veilleur. Il s’était laissé ligoter comme un enfant. Trop bien marché, même, parce que les autres avaient réfléchi que neuf parts ça faisait beaucoup. Ce qui les faisait tiquer, comme par hasard, c’était précisément les parts de Balthazar. Ils avaient chacun raclé trois cent mille francs et le chef et Balthazar six cent mille balles. C’est-à-dire — quand on pense que les fourgues achètent toujours au tiers de la valeur, en mettant les choses au mieux —, le paquet de came qu’ils avaient levé, sans douleur ! La police en était encore malade.
Jusqu’à présent, Balthazar, en effet, bien qu’il se soit conduit comme un homme au moment de l’affaire, était peut-être un paumé. Mais cette galette, soudain, ça l’avait gonflé, ça lui avait rendu confiance en lui-même et il avait été un autre homme, d’une heure à l’autre.
C’était Moreno qui, dans la traction, l’avait conduit chez le fourgue, à Saint-Ouen. Une petite baraque minable, au bord de la zone, mais plus bourrée de bon pognon qu’un hôtel particulier de l’avenue du Bois.
Et c’est là que ça avait commencé à mal tourner. Entre-temps, les autres andouilles s’étaient dit que ça faisait beaucoup de galette à lâcher à un seul type, et quel type ! un demi-sel, un mal foutu. S’il ne voyait pas son oseille, ça ferait toujours cent sacs de mieux pour les autres. Et ce n’est pas lui qui irait se plaindre aux flics ; mouillé comme il l’était dans cette affaire. Ce n’est pas lui, non plus, qui ferait du bouzin avec des hommes comme la bande à Scipioni. Il laisserait tomber et irait se cacher.
Alors, au retour, après le partage, on avait laissé Balthazar seul avec Moreno. Scipioni n’avait pas voulu que ça se passe chez lui à cause des éclaboussures. Moreno avait amené le cave dans un coin tranquille et lui avait posément expliqué qu’il valait mieux qu’il lui refile son propre osier, et qu’on n’en parlerait plus.
Balthazar avait été d’abord soufflé. Il croyait jusqu’à présent que ces types étaient corrects, mais il s’apercevait que Moreno n’était pas seul. Il avait toute la bande derrière lui.
— C’est meilleur pour ta santé, avait dit l’Espagnol. Nous, on te fichera la paix et, s’il y a un pépin, parole d’homme, on ne parlera jamais de toi aux poulets.
— Et si je ne marche pas ?
Moreno avait souri et glissé la main vers sa poche. Le coin était désert et plutôt impressionnant.
Mais Balthazar avait déjà son feu au poing et il avait tiré. Trois fois de suite. Après ça, encore sous le coup de la surexcitation, il avait téléphoné à Scipioni.
L’Italien avait essayé d’arrondir les angles. Il s’était rendu compte qu’il avait été trop loin, mais il espérait rattraper l’affaire. L’essentiel, c’était de donner confiance à Balthazar.
Mais l’autre n’avait pas marché et l’avait envoyé sur les roses en lui conseillant de ne pas essayer de le rencontrer. Scipioni s’était mis en colère et avait lancé Bob sur la piste. C’est alors que ça avait commencé à charbonner ferme.
Et qu’est-ce qu’il faisait, maintenant, lui, Nestor, dans cette galère ? Avec Scipioni, il n’y avait rien à gagner, maintenant ; plus rien. Les bourres avaient levé le lièvre et ils étaient certainement tous surveillés. Pendant des mois, ils ne pourraient rien faire.
En admettant, bien sûr, que tout finisse par se tasser. Mais les flics, cette fois, en avaient par-dessus la tête, de la bande à Scipioni. Ils devaient être accrochés à la piste comme des tiques aux oreilles d’un chien. Ils ne lâcheraient pas. Et quand ils emballeraient le paquet, il serait, lui, à la place d’honneur, tout Nestor qu’il soit.
Il poussa la porte d’un bar et demanda un pastis. Cette histoire l’écœurait. Il aurait donné des mois de sa vie pour être loin de Paris, dans un coin tranquille, sans souci des poulets.
Un type qu’il connaissait vaguement, un petit barbeau au rabais, vint lui serrer la main. Il essaya d’entamer la conversation, mais devant les monosyllabes que Nestor lui répondait, il n’insista pas et alla entamer un quatre-cent-vingt-et-un avec un autre paumé, à l’autre bout du zinc.
Nestor but un autre verre et sortit.
Il redescendit la rue des Martyrs, suivit le boulevard de Clichy jusqu’à Barbès et redescendit vers la Seine en passant par le faubourg Saint-Denis.
Il ne cherchait pas Balthazar, il ne prenait même pas la peine de regarder dans les bars ni de dévisager les passants. Et, tout à coup, il hâta le pas. Sa décision était prise.