AU SEUIL D’UNE FORÊT OBSCURE

Daniel Donelle se rappelait bien Martine-perdue-dans-les-bois, assise sur une borne, à l’entrée du village : elle l’attendait, et il savait bien que c’était lui qu’elle attendait. Lorsqu’il la rencontrait par hasard, et qu’il la voyait prête à défaillir, c’était, semblait-il, simplement d’émotion, comme si, pour elle, il n’y avait ni hasard, ni surprise, comme si chaque instant de sa vie elle l’attendait. Même à Paris, lorsqu’il l’avait rencontrée, sous les arcades, place de la Concorde, à la façon dont elle le regarda sans un bonjour, on aurait pu croire que Daniel était en retard au rendez-vous qu’ils s’étaient donné ici même, et qu’elle boudait à cause de ce retard. Elle répondait à peine, regardait ailleurs… Elle l’aurait sûrement suivi dès ce premier soir, seulement lui, l’idée ne lui en était pas venue, comme ça tout de suite. Une jeune fille, si jeune fille, sans coquetterie, et une payse par-dessus le marché. Au village, cette enfant amoureuse qu’il voyait grandir, lui inspirait une sorte de respect pour ce qu’il connaissait de l’imagination diffuse, timide, du brouillard physique dont il venait de sortir lui-même. Honnêtement, il entendait ne pas donner matière aux divagations dont il se savait le centre sans en tirer vanité : ce n’était qu’une fillette. D’autres amours attendaient Daniel au village, il en était fort occupé, et Martine était bien le dernier de ses soucis. Pourtant, une nuit, devant le château embrasé de la petite ville de R…, une silhouette blanche à contre-jour l’avait attiré, c’était du marbre auquel il manquait un piédestal… Il avait reconnu Martine, et elle lui avait paru admirable ! Lorsque d’un seul coup toutes les lumières s’étaient éteintes, la nuit complice l’avait poussé à parler, et, séducteur et troublé, il avait dit à cette femme nocturne : « Martine, je me serais bien perdu dans les bois avec toi… » Heureusement quelqu’un avait appelé : « Martine !.. » et le charme rompu, il avait pris la route… Heureusement, parce qu’en réalité ce n’était que la petite Martine aussitôt oubliée.

Dans cette brasserie, près de la gare Saint-Lazare où ils étaient allés le soir de leur première rencontre sous les arcades, il avait voulu lui parler de cet instant où les lumières s’éteignirent. Curieux, ce n’était pas si simple… Il parla d’abord de la fête, de l’élection de Miss Vacances, et comment Martine l’avait emporté sur toutes les autres candidates… Martine protestait, elle trouvait cette histoire ridicule ! Pourquoi donc, ridicule, ce n’est pas gentil qu’une bonne centaine de garçons, entre autres, vous assimilent au beau temps, à la liberté, au grand air, au ciel ?

— Non, dit Martine, les vacances, c’est les papiers gras.

— Des papiers gras, les vacances ? — Daniel était scandalisé : retenir des vacances les papiers gras ! D’ailleurs nos propres papiers gras sont des souvenirs de bons sandwiches, d’un déjeuner sur l’herbe, de nos plaisirs… de cette façon, les papiers gras des autres se parent du plaisir de ces autres !

Martine l’avait regardé curieusement :

— Vous avez de la chance de sentir ainsi. Moi, je suis née dégoûtée.

Daniel n’avait pas insisté… Il était un peu dégoûté de cette fille.

— Ce soir, dit-il, ce n’étaient pas les vacances des papiers gras… Il y avait eu le château, blanc de lumières, et, soudain, la nuit… J’étais près de vous…

— Je me souviens.

Daniel s’alarma : peut-être ce souvenir était pour elle encore quelque chose de grave ? Mais se trouva aussitôt fat et imbécile, et continua à faire du charme…

Oui, elle l’aurait suivi, dès ce premier soir. Et, lorsque, une nuit, au-dessus de la Seine, dans le noir et le froid, il l’eut embrassée, il se sentit tomber verticalement dans une passion profonde et noire comme la nuit, avec tout ce que ces ténèbres l’empêchaient de voir dans ses profondeurs. À l’entrée de cette nuit, à l’orée d’une sombre forêt, il y avait un appât et un danger mortel : Martine. Daniel Donelle avait le goût du risque et de l’aventure, cette fille l’attirait.

Martine l’avait suivi dans une chambre d’hôtel dès qu’il le lui avait demandé. Depuis, ils se voyaient souvent, de plus en plus souvent. Il fallait la jeunesse, la robustesse de Daniel pour suffire à ses deux passions : Martine et les études. Car il avait la chance d’être amoureux de la science, et il se reprochait à part lui, comme un sportif avant un match, de gâcher sa forme en faisant l’amour avec folie. Mais il ne pouvait, ni ne voulait dominer aucune de ses deux passions, et vivait comme un possédé.

Une fille qui se donne à vous avec cette simplicité, cette confiance, sans rien demander, ni avant ni après, ni promesses ni mots d’amour… Elle était à lui, et n’en faisait pas mystère. Une fille si jeune, si belle, jamais Daniel n’avait connu une créature aussi parfaite, de la tête aux pieds ! Presque trop parfaite, « cela nuit à ta beauté !.. » lui disait-il parfois, dans l’émerveillement devant Martine tout entière.

Ils n’avaient pas beaucoup le temps de se parler, leurs rendez-vous étaient brefs. Parfois, un dimanche, ils sortaient dans les rues de Paris, marchaient sans but, pressés de rentrer. Ils n’avaient pas toujours où rentrer, l’hôtel était cher, même quand il était médiocre, louche. Daniel avait un copain de la Résistance, un Parisien, étudiant à la Faculté des lettres, en train de passer sa licence et qui habitait chez ses parents, mais une chambre indépendante, à un autre étage. Quand ce copain ne l’occupait pas lui-même, il en donnait la clef à Daniel. Il y avait un lit-divan large et bas, et dans l’absence d’une table de chevet, à côté, sur le carrelage, des paquets de cigarettes vides, des allumettes usées, des livres et des feuilles couverts d’une petite écriture serrée… Des livres, il y en avait un peu partout, saupoudrés de cendres, et aussi des affaires qui traînaient, le pantalon de pyjama en boule, les pantoufles chacune à un bout de la pièce, une cravate fripée sur le dossier de l’unique chaise. Il y faisait froid en hiver, et assis côte à côte, ils attendaient que le petit radiateur parabolique ait un peu dégourdi l’air… Pendant les fêtes de Pâques, ils avaient eu à leur disposition l’appartement de la sœur de Daniel, la fleuriste, partie avec les enfants chez le père Donelle. Ici, il fallait faire prudemment disparaître toute trace de leur passage, Dominique, la sœur, l’aurait peut-être trouvée mauvaise que Daniel amenât « des femmes » chez elle.

Et rien de tout cela n’avait la moindre importance.

Cette fois, ils eurent du temps devant eux, et c’était le printemps. Pour la première fois se réveiller ensemble, pour la première fois voir les gestes de Martine se levant, faisant le café, pour la première fois se coiffer, se laver, s’habiller sans hâte, pour la première fois ne pas s’aimer à la sauvette. Avoir du temps devant soi et le printemps… Toute la journée à traîner ensemble, la Seine, les boutiques de la rue de Rivoli, l’embrasement nocturne comme là-bas, multiplié par Paris, par ses pierres, par l’amour, là, à toucher… Un autre jour, c’était la campagne, les arbres du parc à L’Hay-les-Roses, et ce qu’on voyait des roses par-dessus l’enclos. Ils parlaient, peut-être un peu chacun pour soi, il y aurait eu trop à dire, toute une vie… La cabane de Martine, la prison de Daniel, ce jeune passé très lourd, ils l’évitaient, mais déjà le présent seul… Comment, par exemple, introduire Martine dans la passion que Daniel avait de la génétique ? Les greffes, les hybrides, la fécondation artificielle, la création de roses nouvelles… Daniel cherchait à obtenir par des croisements une rose qui aurait le parfum des roses anciennes, et la forme, le coloris des roses modernes… Martine s’étonnait : il y avait des roses anciennes et modernes ? Jamais elle ne se serait doutée de cela ! Daniel aurait voulu lui montrer tout de suite, les dessins anciens et les catalogues récents de rosiéristes, elle aurait vu que les roses se démodaient comme les robes, exactement ! Tous les ans, au mois de juin, les rosiéristes, comme les couturiers, présentent leur nouvelle collection… Mais la création de roses, nouvelles par la forme, la couleur, les dimensions, la vigueur, la résistance aux maladies, était une affaire scientifique… c’est-à-dire que lui, Daniel, comme en général ceux qui ont fait des études, considérait que l’on peut obtenir des nouveaux hybrides non pas à tâtons, mais scientifiquement, tandis que l’ancienne école laissait la création à l’intuition et à l’expérience du rosiériste. Son père à lui n’avait pas le temps de s’occuper de créations nouvelles, il se contentait de reproduire les créations des autres… C’est une grande famille, les Donelle : il y a Dominique et les petits, elle est veuve depuis trois ans et, sans son mari, les affaires ne marchent pas ; il y a les trois cousins, ceux du village, que Martine connaît, eux aussi travaillent dans les pépinières et il faut assurer leur vie… Daniel devenait distrait, il y avait quelque chose qui n’allait pas ? Oh, non, c’est-à-dire, lui, aurait voulu profiter du fait que son père avait ces grandes plantations de rosiers pour faire des expériences, et si son père faisait des objections c’est que les expériences coûtent cher, mais Daniel en serait venu à bout, s’il n’y avait pas le cousin, tu sais l’aîné, eh bien, lui est contre les expériences, parce que c’est un fieffé réactionnaire… Mais parlons d’autre chose, veux-tu ?

Martine retenait tout ce que disait Daniel, elle comprenait tout très bien, même lorsqu’il se lançait dans les histoires compliquées de chromosomes et de gènes… seulement, elle s’ennuyait ! C’était visible. De ce que Daniel lui racontait, l’intéressaient les éléments qui lui permettaient de comprendre les conditions de vie de Daniel, des rapports familiaux, et ceci dans la mesure où son avenir en dépendait. Bernard, pensait Martine, l’aîné des cousins, en voulait à Daniel, parce que les Boches dans lesquels il avait mis sa confiance avaient perdu la guerre, les cochons, et qu’un Daniel, au lieu d’être fusillé, était devenu un héros ! Les chromosomes n’étaient certainement pour rien, pensait encore Martine, dans les difficultés que Daniel pouvait avoir avec lui. Et lorsqu’ils n’étaient pas ensemble, elle s’endormait en pensant à ce Bernard qui voulait empêcher Daniel de découvrir la rose très parfumée et lui bouchait l’avenir. Elle le haïssait.

Elle pénétrait dans le monde de Daniel bien plus facilement que lui dans le sien. Il se perdait dans les noms de ses amies de l’Institut de beauté, confondait Mme Denise et Ginette, bien que Mme Denise, la directrice, fut une femme très distinguée, les cheveux blancs, le visage jeune, toujours impeccable, et Ginette rien qu’une gentille petite manucure comme Martine, c’est elle d’ailleurs qui a appris le métier à Martine à ses débuts à l’Institut, c’est peut-être la meilleure manucure entre toutes et voilà pourquoi Martine la fréquentait, autrement elle n’était pas bien intéressante. Mme Denise, elle, d’une bonne famille, même à particule… n’empêche qu’elle a dû faire le mannequin, revers de fortune… Maintenant, elle a un ami, représentant d’auto, ancien coureur, un type très chic, sûr qu’ils vont se marier.

Daniel s’ennuyait : que Mme Denise se marie ou non, lui était indifférent, il faut dire. Cécile et M’man Donzert réveillaient son attention, parce qu’il les connaissait un peu. Martine partageait la chambre de Cécile… L’appartement avait trois pièces, salle de bains et cuisine, très modernes, du rustique dans la salle à manger… un tapis dans l’escalier, l’ascenseur… impeccable ! Mais maintenant on construisait des maisons encore plus modernes, toutes nettes, lisses, avec des couleurs vives à l’intérieur des balcons qui ressemblent à des loges… Cécile ne voulait pas coucher avec Jacques avant le mariage, et ils n’avaient pas d’appartement pour se marier, ni d’argent pour en acheter un, même pas à crédit. M. Georges et M’man Donzert n’avaient pas fini de payer le leur.

Quand il eut entendu ces histoires une fois, deux, etc., elles perdirent de leur intérêt, même tombant des lèvres de Martine. Daniel les arrêtait en l’embrassant. Le monde de Martine était si petit, et elle ne tenait point à l’agrandir. Et, par exemple, elle ne lisait jamais. Daniel avait fini par s’en apercevoir, il voulait savoir pourquoi.

— Les histoires des autres m’embêtent, dit-elle tranquillement, j’ai déjà assez de mal avec la mienne.

Daniel était stupéfait, il ne trouva rien à dire… Martine semblait ne pas savoir ce que c’était que la création, l’art. Curieux, Daniel l’avait emmenée à une exposition dans une galerie de tableaux, une rétrospective d’œuvres classiques, des modernes. Qu’allait-elle aimer là-dedans ?

— Rien, dit Martine, j’aime mieux la toile sans peinture dessus, propre…

Daniel s’en trouva encore stupéfait. Formidable, cette négation de l’art, à l’état pur ! Martine était quelqu’un d’exceptionnel. Et combien étrange cet emportement avec lequel elle disait : « C’est beau ! » devant une devanture où étaient exposés des objets pour orner des intérieurs… Martine aimait ce qui était neuf, poli, verni, net, lisse, satiné, « impeccable » ! Daniel avait découvert cela, et la taquinait… Il lui disait qu’elle était une affreuse, une adorable, une parfaite, une impeccable petite bourgeoise ! Dans ses goûts esthétiques, s’entend… Parce que pour la force des sentiments, la liberté, elle était une femme véritable. Alors son ignorance de l’art, sans précédent il faut dire, et le goût de la camelote en même temps, ne jouaient aucun rôle… Cela n’empêchait pas Martine de très bien s’habiller, par exemple, et avec trois sous. Daniel tombait en extase devant ce que Martine avait pour lui d’inédit, et, par là-même, de mystérieux… Dire que même dans la nature Martine était touchée par l’impeccable ! Par le ciel, le soleil, la lune, les horizons lointains, parce que la distance les rendait sans défauts visibles, appréciables.

— Alors, lui dit Daniel, dans cette chambre zébrée par les persiennes, d’une petite auberge de campagne, si tu n’aimes que les choses impeccables, comment supportes-tu ce durillon que j’ai au pied ?

— Mal…

Avec Martine, si on ne voulait pas s’attirer des réponses désagréables, il ne fallait pas poser de questions dangereuses. Daniel, nu dans les draps rêches de l’auberge, cessa de jouer avec ses pieds sur la fraîcheur des barreaux métalliques du lit, il éclata de rire ! Cette Martine, elle était directe ! Nue, elle aussi, sagement couchée auprès de lui, s’écartant un peu : il faisait si chaud par ce mois de juin torride. Soudain, il cessa de rire :

— Alors, dit-il, si je perdais mes cheveux, ou si je prenais du ventre… ou s’il m’arrivait un accident, ou si, simplement, il y avait la guerre et que je rentre défiguré ?…

— Toi… Martine s’écarta un peu de lui. Toi, tu es le commencement et la fin. Toi, tu pourrais te rouler dans l’ordure… Je te laverais.

Ce fut cette petite conversation qui décida de tout. Daniel était un personnage romanesque, un savant, mais aussi un paysan. Ce n’est pas pour rien qu’il lui venait peu à peu ce regard rêveur et placide, un regard d’une innocence végétale, lointain et attentif, patient et résigné, l’œil du savant au-dessus du microscope, et du paysan sur sa terre… Ce regard exprimait une structure intérieure : comme les paysans, ses aïeux, il construisait sa vie de façon qu’elle tînt, avec des gros murs, du chêne, des poutres énormes… L’amour de Martine était fait d’un matériau impérissable, tel qu’on en concevait jadis.

Y a-t-il donc des passions anachroniques ? Personne n’est allé chercher dans les dossiers de la cour d’assises une réponse à cette question. D’ailleurs, pourquoi chercher la réponse dans les statistiques du crime ?… La passion ne se mesure pas au crime… Pourtant, elle faisait penser au crime, la passion totale de Martine. Pas une passion de série, pas du préfabriqué, de la matière plastique. Et c’est pour cela que des mots se sont mis à parler de la passion profonde et noire comme la nuit, de ce que ces ténèbres empêchent de voir dans ses profondeurs. De Martine, se tenant à l’entrée de la nuit, à l’orée d’une sombre forêt, y attirant le voyageur, l’y entraînant… Daniel la suivait, c’était un homme.

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