LE CRI DU COQ

Daniel roulait vers la maison de Martine et pensait à elle… Y a-t-il des passions anachroniques ?… Lorsque jadis, Daniel avait amené Martine pour la première fois dans une chambre d’hôtel, il avait senti s’ouvrir devant lui l’abîme d’une passion profonde comme une forêt la nuit. Martine se tenait à l’orée de cette sombre forêt, y attirant le voyageur. Daniel l’y avait suivie : c’était un homme. Au XXe siècle, on ne croit pas aux fantômes, Daniel était un scientifique, mais un scientifique romanesque. Avec Martine il croyait s’aventurer dans un pays mystérieux, habité d’êtres fantastiques. Ce n’était pas là une passion préfabriquée, en matière plastique, elle avait quelque chose d’éternel, d’imputrescible, d’unique. Daniel n’était pas un homme moyen, c’était un paysan et un chevalier, il aimait le durable et l’héroïque. Il se maria avec Martine. Et aussitôt ce fut comme le cri du coq à l’aube, comme un signe de croix devant des diableries : tout se dissipa et prit des formes connues et quotidiennes. Martine, sa femme, n’était qu’une affreuse petite bourgeoise, sèche, égoïste. Avec des désirs en matière plastique et des rêves en nylon. Il retrouva Martine-perdue-dans-les-bois dans le confort moderne, avec un bon petit emploi, de bonnes grosses dettes, des soucis idiots et un horizon si limité que c’était à se demander comment elle pouvait exister sans se cogner à tout bout de champ aux murs de son univers étonnamment restreint. Elle, dont Daniel avait admiré l’intelligence, les facultés d’orientation parmi les activités humaines… aussi bien le commerce que l’art, puisqu’en peu de temps elle avait acquis un goût passe-partout, et son langage avait pris de la correction… Il voyait maintenant que ce n’étaient là que les résultats d’une mémoire exceptionnelle, comme celle qui, chez un cheval par exemple, remplace l’intelligence, mais chez un être humain. Que Martine eût été capable d’apprendre par cœur le petit et même le gros Larousse ne prouvait rien. Au bout du compte, ce n’était qu’une maniaque, et Daniel faisait partie de ses manies, comme l’ordre, la propreté ou le bridge. Ah ! ce qu’on peut se raconter d’histoires quand on est très jeune et qu’on désire une très belle fille. Ginette avait raison, Martine était sèche comme un coup de trique et n’avait de passion que pour son propre confort. Ginette disait encore que si Martine perdait sa beauté, c’était que son manque de cœur commençait à percer… sûr qu’elle n’avait pas de cœur, autrement elle aurait senti que Daniel la trompait. Ginette était une petite poule comme il y en a treize à la douzaine, pas désagréable, douce, moelleuse, et elle devait avoir du cœur, parce qu’elle, elle sentait fort bien que Daniel la trompait. Elle était jalouse et lui faisait des scènes. Que s’imaginait-elle, qu’il allait lui être fidèle ? Il avait été assez longtemps fidèle à Martine, d’abord parce qu’il l’aimait, ensuite parce qu’il avait du respect pour l’amour qu’elle avait pour lui… Mais Ginette n’était ni la première, ni la seule femme avec laquelle il couchait depuis que Martine n’était plus celle que Daniel avait cru perdue dans les bois, et qu’il retrouvait dans un cosy-corner. Les femmes, en dehors de Martine, l’unique, n’étaient pas un problème pour Daniel, il était comme un bon chasseur qui trouve toujours du gibier au bout de son fusil.

C’était cela ou à peu près ce que se disait Daniel dans sa voiture… Dans huit jours, il s’embarquait pour New York, et il comptait rester aux Etats-Unis un an ou plus, pour confronter leurs méthodes de culture et de commercialisation des rosiers avec celles de la France. M. Donelle père se faisait vieux, il fallait que Daniel se dépêchât de faire ce voyage, indispensable à son sens, tant qu’il pouvait encore s’absenter. Un Donelle des Etablissements Donelle ne pouvait qu’être bien reçu par les rosiéristes du monde entier, mais Daniel Donelle, petit-fils du grand Daniel Donelle, s’était déjà fait lui-même connaître par des travaux remarquables dans le domaine de la génétique, et c’était une des plus grandes firmes productrices de rosiers en Californie qui lui avait proposé d’entrer chez elle comme chargé de recherches et hybrideur. Cette firme produisait à elle seule dix-sept millions de rosiers par an, quand la production de tous les rosiéristes français, ensemble, s’élève à quinze millions ! Là-bas, les expériences et recherches se faisaient sur la plus grande échelle possible, et on disposait de moyens illimités. Ensuite, au retour, Daniel prendrait les choses en main aux Établissements horticoles Donelle ; c’était ainsi que son père lui-même voyait les choses.

Daniel imaginait mal comment Martine allait prendre la nouvelle de son départ. Il ne lui annoncerait qu’un court voyage, qu’un aller et retour, c’était plus prudent… Il aurait pu partir sans prendre congé d’elle, mais cela ne ressemblerait-il pas à une fuite ? Avec Martine, on ne pouvait jamais savoir… Elle pouvait aussi bien simplement dire : « Tiens, tu pars… » et passer à autre chose ; comme elle était capable de déclarer : « Je ne te laisserai pas partir… » ou « Je partirai avec toi… » Cette dernière variante n’était pas à craindre, Martine n’avait ni passeport, ni visa… Mais Daniel ne tenait pas à une conversation de ce genre. Il l’avait déjà eue avec Ginette.

Il arrêta la voiture devant la maison de Martine. Après la séance avec Ginette, il était si fatigué qu’il se résigna, cette fois-ci, à prendre l’ascenseur-coffre qui lui faisait toujours peur. Il pouvait être onze heures du soir, Martine n’était probablement pas encore rentrée de son bridge quotidien… À moins qu’il ne trouvât une foule de bridgeurs chez elle ! S’il n’y avait personne, il attendrait… Il resterait coucher et s’il avait la chance de s’endormir avant le retour de Martine, il pourrait remettre l’annonce de son départ au lendemain matin. Deux séances coup sur coup, c’était beaucoup, et de jour il y avait plus de chances que cela se passât bien. Martine, toujours exacte, serait pressée d’aller à son travail.

Daniel ouvrit avec sa clé. Il y avait de la lumière sous la porte de la chambre, à droite : à gauche, la porte de la cuisine, éclairée, était ouverte. Daniel appela : « Martine ! » et entra dans la chambre. Il y régnait un étrange désordre, des vêtements épars sur le tapis, les couvertures défaites… Martine sortait de la salle de bains, en chemise de nuit, décoiffée, hagarde…

— Qu’est-ce qui se passe ? — Daniel étonné regardait cette Martine inhabituelle.

— Je suis malade. — Martine s’affala sur le lit.

— Qu’est-ce que tu as ? Où as-tu mal ?

— Le foie, je crois…

— Mais couche-toi comme il faut, sous les couvertures 1… Tu veux quelque chose ? Une bouillotte ?

Martine voulait n’importe quoi, pourvu que Daniel s’occupât d’elle. Cette bouillotte qu’il lui apporta était du baume sur ses plaies, cette façon qu’il avait d’arranger les couvertures défaites, de ramasser les vêtements, de mettre côte à côte ses chaussures, il en avait trouvé une sous une chaise, l’autre près de la porte… « Fallait-il que tu aies mal, disait-il, tu as pris ta température ? Tu ne veux vraiment pas de médecin ? » Peut-être l’aimait-il encore ? Peut-être ne la trompait-il pas, ni avec Ginette, ni avec d’autres ? Une inflexion de voix est une preuve bien mince, pas quelque chose que l’on puisse invoquer dans un acte d’accusation. Le rire de Daniel déborderait, il la traiterait de folle. La chaleur de la bouillotte remplissait le corps de Martine d’un bien-être qui lui remontait au cœur. Daniel s’émut lorsqu’il vit les larmes couler sur les joues de Martine :

— Tu as toujours mal, petite perdue ?

— Non, c’est parce que j’ai moins mal…

Daniel, compréhensif, hocha la tête :

— Une saleté, ces crises hépatiques… Je vais te faire une tisane.

— Non, viens te coucher…

Daniel, docile, se déshabilla, se coucha, prit Martine dans ses bras. Elle se remit à pleurer, c’étaient de bonnes larmes tièdes comme la bouillotte, un immense bonheur fondait dans son cœur comme du sucre que le sang chaud portait partout dans son corps. On ne tue pas un homme pour une inflexion de voix. Elle allait veiller, surveiller, épier.

Ce soir, Daniel, de crainte que la nouvelle de son départ ne mît en mouvement le foie de Martine, ne lui parla de rien. Mais le matin, elle se leva comme d’habitude à sept heures… Doucement, sans ouvrir les doubles rideaux, pour laisser Daniel dormir encore un moment, pendant qu’elle s’habillerait dans la salle de bains, qu’elle préparerait le petit déjeuner… Daniel ne dormait pas, il se disait que maintenant il lui faudrait parler de son voyage, l’embrasser avant de partir… Pauvre Martinot…

Martine disposait sur la table de la cuisine les tasses du petit déjeuner, la cafetière, le sucrier… un tête-à-tête longuement choisi, en céramique épaisse vert pistache, noir à l’intérieur des tasses, ces tasses qui avaient des anses si courtes que Daniel avait laissé échapper la sienne le jour même où le tête-à-tête avait été acheté, et cette anse de malheur s’était brisée net. Martine souffrait tous les jours de cette mutilation, et Daniel avait beau affirmer qu’il préférait les bols aux tasses, Martine ne pouvait supporter les objets abîmés et rêvait d’un autre tête-à-tête… Elle en avait vu un chez Primavera… Daniel tenait des deux mains sa tasse sans anse. Comme Martine l’aimait ainsi, le matin, dans son pyjama fripé, assis sur une jambe repliée sous lui, soufflant sur son café bouillant, pendant qu’elle lui faisait des tartines…

— Tu vas mieux, ma vieille ?

Elle allait bien, un peu de faiblesse dans les jambes. Les traits tirés, les yeux battus, les paupières foncées et des grands cernes… Autrement, vaillante, comme toujours.

— Tu as des yeux !.. dit Daniel, les deux au beurre noir ! Ta nouvelle coiffure te va bien, ajouta-t-il, admiratif, mais tout te va… Je n’ai pas pensé te dire hier… tu étais si malade… Je pars pour les États-Unis, pour un voyage d’études.

— Pour longtemps ? — Martine posa une tartine dans l’assiette de Daniel.

— Je ne sais pas.

— Tu pars seul ?

— Mais oui… — Daniel était un peu étonné par cette question. — Je ne pars pas avec une délégation, c’est une invitation personnelle qui m’a été faite. Une firme californienne.

Martine n’avait pas pensé à une délégation, mais à Ginette. Clairement, il n’en était rien, Daniel partait seul. Et, pour le moment, le savoir loin de cette fille, était une bonne chose. S’il y avait quelque chose entre eux, cela n’empêchait pas Daniel de poursuivre son chemin comme si de rien n’était…

— Quand pars-tu ? — Martine prenait son café, tranquillement.

— Après-demain… Le train pour Le Havre part assez tôt, j’irai directement à la gare, de la ferme. On s’embrassera aujourd’hui. As-tu ce qu’il faut pour la traite de ta voiture ? Je t’ai amené un peu d’argent…

— Ça me rendra service…

Martine ne lui dit pas qu’elle n’avait le premier sou ni pour la voiture, ni pour le reste. Elle était si profondément endettée qu’elle ne voyait absolument aucune issue, à bout de souffle et de ressources. Le gros morceau était la voiture, et l’argent de Daniel arrivait à point. Il y avait longtemps qu’il n’intervenait plus dans ses achats. C’était un gouffre, ça coûte trop cher, le crédit. Avec le crédit, on croit toujours pouvoir y arriver, on se croit riche. Quand on ne l’est pas.

Daniel partait tranquillisé. Martine l’avait embrassé et lui avait dit :

— Va… Ne m’oublie pas. Si tu m’oubliais, gare à toi ! Et que Dieu te garde…

Un peu solennelle. Cela lui arrivait parfois.

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